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vive les sociétés modernes - abécédaire
19 décembre 2013

V comme Voltaire (et nous)

                                                           

      Musset lui trouvait un « sourire hideux », et Mme de Staël en sortait désespérée. Quant aux curés – bons connaisseurs -, ils ne supportaient pas son « fanatisme » et ses autres vilains vices ! Mais, selon toute apparence et à lire les informations toutes fraîches, notre meilleur anticlérical, car drôle dans ses haines, avait quelques raisons de vouloir écraser l’Infâme toujours renaissant de ses cendres tièdes ou carrément embrasées. Ce combat n’est certes pas le seul qui nous attende, mais qui dira de bonne foi qu’il a disparu de notre univers, sur les ailes du progrès et de la sociabilité moderne ? Écrelinf ! le mot d’ordre abrégé conserve hélas son actualité militante, à condition, comme il l’entendait bien, de ne pas brûler les têtes et les bras des zélés dévots qui nous veulent trop de bien pour nous laisser en paix. Que faire alors des enragés, de tous ceux qui ne supportent pas qu’on ne pense pas comme eux et sollicitent le pouvoir pour anéantir ou museler les dissidents, les hérétiques, les mal-pensants ?

Il proposait l’alliance active des honnêtes gens et le renforcement des autorités civiles autour d’un programme qu’il appelait « philosophique », et nous « républicain ». Il espérait que la coexistence concurrentielle des cultes adoucirait les passions, en faisant apparaître la multiplicité des croyances en un Dieu forcément unique, et même géomètre. Or un bon géomètre se moque de savoir comment les autres mathématiciens mangent, prient et s’habillent. Là où règne la loi des chiffres, principe de la science moderne, on ne connaît point de sectes. Mais n’en faisons pas, en toute maladresse anachronique, un philosophe scientiste ! Il n’attend rien du progrès infini des connaissances, car il croit qu’on en connaît bien assez pour mener des politiques enfin raisonnables.

Elles consistent à cultiver notre jardin. Nul besoin pour cela, d’après lui, que le Prince soit un génie sublime, le plus grand savant, le plus grand philosophe, ou le peuple un peuple supérieurement doué. Nul besoin même de république, régime d’après lui excellent, mais trop bon pour les hommes tels qu’ils sont. Il suffit, pour cultiver le jardin, d’installer la tolérance et de favoriser l’essor de l’agriculture, du commerce, des techniques et des arts. S’agit-il, comme on le dit trop souvent en lisant mal la « Conclusion » de Candide, de fuir la politique ? Nullement. Ce serait confondre avec quelque étourderie la politique politicienne (celle qui étrangle périodiquement certains vizirs et ministres de Constantinople) et l’économie politique, qui fonde le « jardin » sur la coexistence pacifique des croyances et la division du travail : même très défraîchie, voire acariâtre, Cunégonde peut faire une excellente pâtissière, nous le savons de science certaine, et frère Giroflée un efficace jardinier. Faire plus, et parler moins : recette simple, mais ô combien délicate, la démocratie réduite à l’élection télévisée nous l’a appris à nos dépens, avec une belle constance.

Pour savoir si Voltaire a quelque chose à nous dire, il faut d’abord le débarrasser de quelques légendes qui lui collent à la peau comme une lèpre. Non, il n’est pas athée, mais déiste. Non, il n’est ni républicain, ni démocrate, car fermement persuadé que la masse des hommes se doit de rester pauvre, puisqu’attachée au travail manuel, qui n’exige pas d’instruction scolaire soutenue. C’est une nécessité sociale contre laquelle on ne peut rien : il faut rendre philosophique la mince élite riche et instruite, sans s’aventurer bêtement à diffuser les Lumières dans le reste de la population, qui a d’autres chats à fouetter pour survivre. L’industrie moderne et l’armée de masse nationale changeront la donne, il n’était pas obligé de le prévoir. Non, il ne croit pas plus au Progrès que Montesquieu ou Rousseau, car cette conception finalisée de l’Histoire n’est pas la sienne, qui met l’accent sur les circonstances et les grands hommes, plus nombreux que les grands rois. Son déisme n’implique aucune intervention de Dieu dans l’Histoire, nulle finalité transcendante s’activant dans le dos des hommes. On peut agir, partout et toujours, à condition de le vouloir avec énergie et constance. Mais non, il n’est pas pour autant un partisan du « despotisme éclairé », car cette formule brillamment oxymorique fut inventée au XIXe siècle par un historien allemand. Voltaire ne considérait pas Louis XIV, Frédéric II ou Catherine de Russie comme des despotes, mais des rois énergiquement éclairés, ce qui ne veut pas dire parfaits.

Que nous manque-t-il d’abord, par les temps qui courent et les préjugés journalistiques qui galopent ? Un Voltaire, voire deux, capables de pourfendre en riant nos sottises, carences et ignominies. Qu’avons-nous fait pour ne pas le mériter ? Je donne ma langue au chat.

 

Jean Goldzink (auteur de Voltaire: la légende de Saint Arouet, Gallimard, et de nombreux articles et préfaces sur les penseurs du 18e siècle)

 

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Commentaires
S
On vérifie encore aujourd'hui l'exactitude de cette observation, jusqu'à l'efficacité de la manipulation de ces esprits aliénés par une conviction religieuse ou idéologique. Où se situe l'admirable? Dans le travail de "fanatisation", opéré par les religieux ou par les cadres politiques, ou dans le sacrifice meurtrier du "kamikaze"?<br /> <br /> Je ne vois rien d'admirable dans cette variante de la foi. Elle n'est pas une gloire de l'homme.<br /> <br /> En principe, l'athéisme, mode de pensée autonome, ne devrait pas produire de fanatisme. Les idéologies de remplacement, par contre, le peuvent.
P
Rousseau est nettement moins sévère que Voltaire à l'égard du fanatisme; il lui trouve même certaines vertus:<br /> <br /> <br /> <br /> "Bayle a très bien prouvé que le fanatisme est plus pernicieux que l’athéisme, et cela est incontestable ; mais ce qu’il n’a eu garde de dire, et qui n’est pas moins vrai, c’est que le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus." (Émile, livre 4, note page 632 Pléiade)
Y
Les différences "physiques" entre les hommes et les femmes: masse et force musculaire, agressivité, sont des faits de nature. Le statut des femmes, entérinant ces différences, les considérant comme justes et intouchables, ou, au contraire, les corrigeant, les compensant, considérant leur injustice, en regard du principe d'égalité, est un fait de culture, partout.<br /> <br /> La culture pouvant être désacralisée, évolutive, ou critiquable, il est absurde d'intenter un procès à un homme appartenant à l'histoire d'une culture (la nôtre, en l'occurrence) sous le prétexte qu'il y a deux bons siècles, il ne pensait pas comme maintenant! Ce n'est qu'un jeu narcissique.
P
Dans un article* où il croit judicieux de faire comparaître Voltaire au tribunal de la modernité morale, le philosophe Roger Pol Droit nous invite à ne pas oublier la face obscure de ce penseur des Lumières: racisme, antisémitisme, islamophobie, homophobie, misogynie. Sur ce dernier point RP Droit croit pouvoir prendre Voltaire "en flagrant délit de misogynie pure et dure" à partir des lignes suivantes de l'article "Femme" du "Dictionnaire philosophique": <br /> <br /> <br /> <br /> "En général, elle est bien moins forte que l'homme, moins grande, moins capable de longs travaux ; son sang est aqueux, sa chair moins compacte, ses cheveux plus longs, ses membres plus arrondis, les bras moins musculeux, la bouche plus petite, les fesses plus relevées, les hanches plus écartées, le ventre plus large. Ces caractères distinguent les femmes dans toute la terre, chez toutes les espèces, depuis la Laponie jusqu'à la côte de Guinée, en Amérique comme à la Chine." <br /> <br /> <br /> <br /> ou encore (ce qui devrait nous paraître encore plus surprenant selon Roger Pol Droit): <br /> <br /> <br /> <br /> " ...les femmes étant plus faibles de corps que nous ; ayant plus d’adresse dans leurs doigts, beaucoup plus souples que les nôtres ; ne pouvant guère travailler aux ouvrages pénibles de la maçonnerie, de la charpente, de la métallurgie, de la charrue ; étant nécessairement chargées des petits travaux plus légers de l’intérieur de la maison, et surtout du soin des enfants ; menant une vie plus sédentaire ; elles doivent avoir plus de douceur dans le caractère que la race masculine". <br /> <br /> <br /> <br /> Il me semble qu'en matière de misogynie on peut faire beaucoup mieux.
Y
Ces réserves me rappellent celles qu'avait exprimées, "incidemment", Olivier Besancenot, dans un entretien au "Monde". Il constatait que toutes les révolutions, dont il chérissait le principe, avaient, jusqu'ici, viré à l'oppression sanglante et à la misère du peuple. Il gardait la foi, cependant, croyant peut-être qu'il trouverait, lui, le moyen de parvenir à l'idéal sans oppression ni violence. Mais son refus habituel de participer à un pouvoir réel, "d'aller au charbon", témoigne de son doute...quant à la conduite des indispensables compagnons de route, au moins.<br /> <br /> Il est clair qu'un projet à la fois politique et de transformation radicale de la société, tenue pour responsable de ses imperfections, ne peut s'interdire, par prudence, l'exercice du pouvoir. Les peuples ont un évident besoin d'ordre et de sécurité. Simplement, ils ne demandent pas à être mis en prison préventivement. Leurs manquements à la loi occasionnels leur semblent véniels, ne justifiant pas une rééducation. Les ambitions des révolutions les dépassent. <br /> <br /> Mais ceux qui ont conservé leur liberté de critiquer et de juger les résultats ne sont pas obligés de mettre sous le coude leurs doutes ou leurs conclusions.<br /> <br /> Pour revenir à Voltaire, aurait-il survécu à la Terreur? En existe-t-il des clones au coeur des révolutions d'aujourd'hui?
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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