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vive les sociétés modernes - abécédaire
6 juin 2015

Z comme Zola (et la question financière)

 

Publié en 1891 et inspiré par des faits réels, le roman L’Argent offre des clés de lecture passionnantes pour comprendre la finance d’aujourd’hui. A travers l’aventure de la Banque Universelle, de sa création jusqu’à son effondrement, en passant par une phase d’hystérie boursière orchestrée par son créateur, Zola dénonce l’impuissance des systèmes de contrôle, la spéculation outrancière et l’absence de morale des financiers.

Cette dernière est particulièrement criante chez Auguste Saccard, le personnage principal, présenté d’emblée comme opportuniste, cupide et dévoré d’ambition – caractéristiques déjà présentes dans La fortune des Rougon et La curée. Mais elle s’applique aussi à l’ensemble du monde boursier, « mécanique géante » mue exclusivement par la recherche du profit. De fait, la bourse propose des gains autrement plus rapides que l'économie réelle, ce qui conduit le fabricant de soie lyonnais Sédille à se désintéresser de son affaire : « A cette fièvre, le pis est qu'on se dégoûte du gain légitime ». L’opposition est clairement marquée entre les industriels, qui construisent, et les boursiers, qui profitent.

Une gouvernance ineffective

Autre trait dénoncé par Zola et toujours d’actualité, la connivence, qui rend toute gouvernance ineffective. C'est grâce à son réseau d'influence, avec ses renvois d'ascenseurs et copinages qu'un Saccard pourtant ruiné constitue en une journée son tour de table initial. Avec la même facilité, il trouve un prête-nom disposé à signer tout ce qu'on lui présentera. Le complice se prête au jeu sans contrepartie financière directe : il tient désormais l'autre à sa merci et le jour viendra forcément où il en tirera bénéfice. Tout cela fait écho avec la situation contemporaine, en particulier avec la tradition française toujours vivace des participations croisées aux conseils d’administration – avec le manque d’indépendance qui en découle.

La complexité des opérations de bourse facilite les magouilles

La complexité technique de l'univers boursier contribue aussi aux pratiques frauduleuses. Le grand public, qui n'y comprend rien, est facile à duper. « Et, de leur prodigalité, de tout cet argent qu’ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dégageait surtout leur dédain immense du public, le mépris de leur intelligence d’hommes d’affaires pour la noire ignorance du troupeau, prêt à croire tous les contes, tellement fermé aux opérations compliquées de la Bourse, que les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions. »

Cette opacité permet également d'échapper aux systèmes de contrôle. Les « commissaires-censeurs », ancêtres de nos commissaires aux comptes, sont dépassés, comme on le voit lors d'une assemblée générale de la banque. « Sans doute, [Lavignière, réélu commissaire-censeur] était de bonne foi, et il devait avoir examiné consciencieusement les pièces soumises à son contrôle ; mais rien n’est plus illusoire, car, pour étudier à fond une comptabilité, il faut en refaire une autre, entièrement. » Pour couronner le tout, les hommes choisis pour cette fonction « délicate autant qu'inutile » ( !) n'ont aucune indépendance. Le premier est inféodé au second, qui ne rêve que d’entrer au conseil d'administration … Joli conflit d'intérêt !

Victime facile du fait de son ignorance et de sa cupidité, l'opinion publique est l'objet d'une manipulation permanente, au cœur de l’éphémère succès de la Banque universelle. Premier volet, la spéculation orchestrée par Saccard, pour faire croire au miracle et lancer le mouvement à la hausse. « Il fallait faire croire toujours à plus de succès, à des guichets monumentaux, des guichets enchantés qui absorbaient des rivières, pour rendre des fleuves, des océans d’or. » En parallèle, le banquier rachète tous les journaux financiers, y compris le plus respectable « qui avait derrière lui une honnêteté impeccable de douze ans ». Dans son cynisme, il n'a jamais douté parvenir à ses fins : « ça menaçait d'être très cher, une probité pareille ». Ayant la main sur toutes ces publications, la Banque Universelle peut faire chanter ses louanges sur tous les tons.

Des règles constamment bafouées

Constitution de la société, conseils d'administration, assemblées générales, augmentations de capital : les multiples événements juridiques qui ponctuent le roman sont autant de mascarades. La réglementation n’est rien d’autre qu’un formalisme bidon. Aussi Saccard s'emporte-t-il contre son amie Mme Caroline qui lit avec attention le Code, comme s'il méritait d'être pris au sérieux ! De même, les instances de  gouvernance de la banque sont une plaisanterie. Les administrateurs ne s’intéressent qu’à leur enrichissement personnel : Saccard n'aura aucun mal à les acheter l'un après l'autre, en leur versant des pots-de-vin ou en étouffant des scandales. Le pire est qu’ils s’en sortiront bien : alors que la faillite de l'Universelle sèmera ruine et désolation chez les petits actionnaires, eux soutireront de l’opération un joli pactole. Saccard ira tout de même en prison… où il rêvera d’échafauder de nouveaux empires.

 

Sophie Chabanel, écrivain et formatrice ( Managers, relisez vos classiques! De Zola à Houellebecq, un autre regard sur l'entreprise, Ed d'Organisation, 2011)

 

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Commentaires
Y
Chaque défaillance d'une banque, ou chaque krach, est suivi d'un certain nombre de sécurités supplémentaires. Car le système financier est indispensable au fonctionnement de l'économie d'une société moderne. Aucun gouvernement raisonnable ne doit rester indifférent à une crise, qui déclenche une méfiance généralisée;<br /> <br /> Pour autant, une banque de dépôt n'est plus obligée de détenir un montant de liquidités égal au total de ses engagements (comptes et crédits), qui, seulement, ne doivent pas dépasser ses fonds propres, formant son capital. Elle cotise à un fond de garantie, capable de se porter au secours d'une banque en difficultés. Dès qu'il s'agit d'un "krach", c'est l'État qui intervient, en garantissant les comptes particuliers à hauteur de 100.000 euros pour chaque compte particulier(le double pour un compte joint ou commun).<br /> <br /> D'autres mesures de sécurité ont été prises à l'échelle de l'Union Européenne, sous l'autorité de la BCE.
P
Je découvre que c'est à la suite du krach en 1882 de l'Union Générale (la Banque Universelle de "L'argent") qu'Henri Germain, fondateur du Crédit Lyonnais, préconisera de séparer les activités bancaires de collecte et de gestion des dépôts des particuliers de celles de financement de l'industrie ("doctrine Germain", qui inspirera le Glass-Steagall Act américain de 1933) :<br /> <br /> <br /> <br /> "Une "leçon capitale." D'après l'historien Jean Bouvier, c'est ce que fut le krach boursier de janvier 1882, qui manqua d'emporter le Crédit lyonnais, pour Henri Germain, fondateur de la banque. A telle enseigne que "ses collaborateurs (...) ont été, à la fin du siècle, élevés et éduqués par lui (Henri Germain) dans la crainte profonde du run", cette panique qui précipite les clients aux guichets des banques pour en retirer leurs avoirs.<br /> <br /> <br /> <br /> Face à l'affolement des déposants lors du krach de 1882, Henri Germain avait en effet redouté que sa banque ne soit pas en mesure de restituer à ses clients leur argent sur le champ, celui-ci étant partiellement immobilisé dans des prêts de long terme à l'économie.<br /> <br /> <br /> <br /> Henri Germain tira de cet événement la leçon suivante : la durée des engagements d'une banque doit correspondre à celle de ses ressources. Autrement dit, une banque qui collecte des dépôts à vue - susceptibles d'être restitués à n'importe quel moment à ses clients - doit se cantonner à des engagements de court terme, inférieurs à un an." (Christine Lejoux)
Y
L'acte d'accusation de l'homme est si long, si chargé, qu'il est difficile de choisir le pire.<br /> <br /> Réussite (de la nature), ou ratage, ses penseurs sont divisés.
F
1. Bravo Sophie Chabanel, auteur de l'article.<br /> <br /> 2. Rien de nouveau sous le soleil? Si!<br /> <br /> La vitesse et l'ampleur des transactions, le découplage encore plus grand entre "économie réelle" et "spéculation", la mondialisation couplée aux nouvelles technologies, des armées de scientifiques (dont de nombreux polytechniciens) concevant et informatisant des modèles mathématico-financiers pour "automatiser" la spéculation à une vitesse inégalable par l'homme (le "trading haute fréquence").<br /> <br /> Pour le reste la même cupidité des gens avides de gains rapides et/ou de sensations fortes.<br /> <br /> 3. Cela étant dit, les mêmes technologies permettent des évolutions financières très intéressantes dont le "crowdfunding", (financement participatif).
Y
Je suis frappé par la division en deux volets contradictoires de cette description de Paul Laffargue.<br /> <br /> Le premier souligne l'aspect négatif d'une spéculation faite pour "produire" de l'argent, dont les spéculateurs jouissent.<br /> <br /> Le second décrit un travail d'information et de mise en confiance des épargnants de condition moyenne, représentant les ruisseaux constituant les grandes rivières, et leur investissement dans les infrastructures propres à une nation moderne. <br /> <br /> Là encore, il me parait difficile d'imaginer que ce sont les mêmes, car ces deux usages de la finance ne s'inspirent du même esprit.<br /> <br /> Aujourd'hui, encore, l'État et les banques prodiguent les mêmes encouragements et mises en confiance, et les spéculateurs sont devenus traders, les uns pour leur compte, d'autres pour les "salles de marché" des banques.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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