Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
vive les sociétés modernes - abécédaire
6 janvier 2014

V comme Violence éducative ordinaire

On bat les enfants depuis 5000 ans, c'est-à-dire au moins depuis l'invention de l'écriture. Les multiples proverbes que celle-ci nous permet de connaître témoignent que partout dans le monde il était vivemenrecommandé aux parents de battre leur progéniture. Cette méthode d'éducation s'est maintenue inchangée pendant des millénaires dans la plupart des pays du monde. Dans les pays où aucune évolution ne s'est produite, des enquêtes réalisées à la fin du XXe siècle ont montré que cette méthode était appliquée, sous la forme de coups de bâton, de fouet, de ceinture ou d'autres instruments par 80 à 90% des parents (i). Autrement dit, pendant 5000 ans au moins, la quasi-totalité de l'humanité a subi ce que nous considérons aujourd'hui comme une forme violente de maltraitance.

Aujourd'hui, en France, au terme d'une lente évolution entamée au XVIe siècle on considère comme des formes de maltraitance les coups de bâton ou de ceinture (ce qui ne signifie pas, loin de là, que l'usage de ces punitions ait entièrement cessé). Mais la majorité de l'opinion publique continue à trouver tout à fait normal de gifler, fesser et frapper les enfants, à condition que les coups ne laissent pas de traces. Et on considère la question de la fessée comme tout à fait dérisoire et indigne de l'attention que lui accordent le Conseil de l'Europe et toutes les organisations internationales qui veulent abolir cet usage. Mais on ignore en général que les enfants subissent bien d'autres formes de violences selon les coutumes des familles : coups de toutes sortes donnés à main nue ou au moyen d'ustensiles divers, pincements, tirages de cheveux ou d'oreilles, poivre dans les yeux, savon dans la bouche, positions douloureuses dans
lesquelles on maintient les enfants, menaces, insultes, jugements dépréciatifs, etc.

Il est pourtant paradoxal de conserver l'usage de frapper les enfants alors que, depuis le XIXe siècle et au cours du XXe, on a successivement interdit de frapper les prisonniers, les domestiques, les hommes d'équipage et, plus récemment, les femmes, même si cette dernière interdiction est loin d'être respectée. D'autant plus que de nombreuses études récentes ont montré que la violence, même de faible intensité, infligée aux enfants a des conséquences nocives sur leur santé physique et mentale, notamment par le biais du stress, et sur leurs comportements.

Il serait d'autant plus souhaitable de s'en rendre compte que les recherches sur le développement des enfants effectuées au cours des dernières décennies ont aussi montré qu'ils portent en eux de façon innée de remarquables capacités relationnelles qui peuvent être altérées, voire perverties, par la violence physique, verbale et psychologique, si faible soit-elle. Ces capacités relationnelles sont l'attachement (ii), l'imitation (iii), l'empathie (iv) et l'altruisme. Elles n'ont rien d'étonnant chez l'animal social que nous sommes. Mais, la confrontation entre l'attachement de l'enfant et la violence parentale peut créer dans l'esprit de l'enfant une dangereuse alliance entre amour et violence qui risque de ressurgir plus tard sous la forme de la violence conjugale. Frapper un être qui apprend presque tout par imitation, c'est d'abord, avant de lui apprendre à être sage, lui apprendre à frapper (la découverte récente des neurones-miroirs conforte particulièrement cette hypothèse). Frapper un enfant doté d'empathie, c'est l'obliger à s'endurcir, à se blinder, à se couper de ses propres émotions au risque de ne plus ressentir celles des autres et de devenir capable de leur infliger les pires souffrances sans états d'âme.

Quant à l'altruisme dont de récentes recherches en Allemagne (v) ont montré que des bébés de 18 mois sont déjà capables spontanément, une autre étude effectuée en vue d'en dégager les conditions a porté sur les Justes (vi), ces femmes et ces hommes qui, sous l'occupation allemande, ont sauvé, au risque de leur vie, des Juifs menacés de déportation. Or, le couple d'Américains qui a entrepris cette enquête a eu l'idée de demander aux quatre cents Justes qu'ils ont pu retrouver comment ils avaient été élevés. Les quatre réponses qui sont revenues le plus souvent ont été les suivantes :
- ils ont eu des parents affectueux ;
- ils ont eu des parents qui leur ont enseigné l'altruisme ;
- leurs parents leur ont fait confiance ;
- ils ont eu une éducation non autoritaire et non répressive.
Les deux premières conditions sont en général remplies par la plupart des parents. Mais les deux dernières, surtout à la fin du XIXe siècle et au début du XXe où ces Justes ont vécu leur enfance, devaient être bien moins fréquentes et expliquentpeut-être le petit nombre de ces Justes. Cet exemple semble montrer que lorsqu'on permet aux enfants d'épanouir leur personnalité, tout en leur donnant des exemples structurants (ici l'altruisme), et sans intervenir par la violence et l'autoritarisme dans leur développement, on obtient des personnalités exceptionnelles par leur générosité et leur courage, tout simplement sans doute parce que les enfants portent en eux dès leur naissance les bases émotionnelles de l'humanité, au sens le plus fort de ce terme.

 

Olivier Maurel (auteur du livre La violence éducative, un trou noir dans les sciences humaines, éditions l'Instant Présent, 2012, et président fondateur de l'Observatoire de la violence éducative ordinaire (OVEO, www.oveo.org))

 

 i Pour plus de précisions, voir mon livre Oui, la nature humaine est bonne, Comment la violence éducative la pervertit depuis des millénaires (Robert Laffont, 2009), pp. 43 à 45.

ii L'attachement a été étudié en particulier par John Bowlby et Mary Ainsworth au cours des années cinquante du XXe siècle. En France, Nicole et Antoine Guédeney ont consacré plusieurs ouvrages à ce sujet.

iii L'étude de cette capacité des enfants a particulièrement progressé avec la découverte par Giaccomo Rizzolatti des neurones-miroirs en 1996.

iv Elle a été particulièrement étudiée par Jean Decéty. Lire également sur ce sujet Gérard Jorland et Alain Berthoz, L'Empathie, Odile Jacob, 2004.

v Recherches menées par Felix Warneken et Michael Tomasello à l'Institut Max-Planck de Leipzig. On peut voir leurs expériences sur Internet : http://www.youtube.com/watch?v=Z-eU5xZW7cU

vi Samuel P. Oliner, The Altruistic Personality: Rescuers of Jews in Nazi Europe (New York: Free Press 1988, coauthor, Pearl M. Oliner).

Publicité
Publicité
Commentaires
S
Je confirme qu'elle ne laisse pas de souvenirs, et qu'elle n'a rien d'une atteinte à l'intégrité physique dommageable pour la vie sexuelle ultérieure. Ni les Juifs circoncis ni leurs partenaires ne s'en plaignent.<br /> <br /> Elle est souvent pratiquée au même âge pour des raisons médicales.sur des enfants non juifs.<br /> <br /> Chez de nombreux Juifs même non croyants la circoncision est pratiquée comme une marque d'appartenance de l'enfant au peuple juif, sans rapport avec son sens originel : ablation = oblation- signe de l'alliance de ce peuple avec Dieu. <br /> <br /> D'autant qu'elle n'est plus une marque spécifiquement juive. La circoncision des Juifs est un marquage symbolique. L'objection de la souffrance est assez aisément réfutable car il est possible de l'éviter. Elle ne fait pas partie intégrante de l'acte. Plusieurs raisons autres que la souffrance poussent certains parents juifs à ne pas la pratiquer. Quand le père n'est pas juif, il ne veut généralement pas que son fils diffère de lui sur le haut lieu de leur virilité. Quand les parents craignent que "ça " recommence. Quand enfin ils s'interdisent de marquer leur enfant comme Juif sans son consentement. <br /> <br /> Cette dernière considération est paradoxalement celle qui apporte la justification des parents qui font circoncire. C'est en effet l'acte initial par lequel ils signifient à l'enfant qu'ils le rattachent symboliquement à leurs ascendants et à leur peuple. Devenu adulte, leur fils circoncis pourra faire ce qu'il veut de son origine juive, sauf la nier. <br /> <br /> Choisir de ne pas circoncire est un acte aussi lourdement symbolique que de faire circoncire. Pour les Juifs qui tiennent à la non disparition de leur peuple, qui s'est maintenu par des actes rituels symboliques, l'interdiction de la circoncision par les Allemands pour des raisons humanitaires serait une plaisanterie de très mauvais goût.
Y
J'ai oublié de développer mon commentaire annoncé par l'astérisque: la circoncision pratiquée par les rabbins sur les nouveaux-nés juifs est très brève, et immédiatement douloureuse. Mais elle ne laisse pas de souvenir. Celle pratiquée sur les garçons musulmans, à l'âge de sept ans, est sûrement plus pénible. En France, elle est généralement pratiquée par des chirurgiens, sous anesthésie générale. Mais les suites durent plusieurs jours.<br /> <br /> Je n'ai pas trouvé la référence du livre que j'ai évoqué.
Y
La critique de la douleur est une conquête culturelle des sociétés modernes, et votre note me rappelle le livre d'un historien des années 1960, "La France des temps barbares", qui évoquait la cruauté banale du moyen-âge. L'anesthésie, l'analgésie, sont des préoccupations, suivies d'effet, du dernier siècle.<br /> <br /> Les "blessures symboliques", comme la circoncision, sont un mystère. Leur motivation ou leur signification semble perdue. Mais quand des magistrats allemands ont logiquement voulu exiger le consentement des intéressés, la communauté juive a protesté vigoureusement, et elle a été entendue*.<br /> <br /> Les rites d'initiation ont un sens plus clair: le destin des garçons étant de devenir des guerriers, les hommes qui prenaient en charge leur éducation à la fin de leur enfance, les "initiaient" à la souffrance, à la fatigue, à la soif et à la faim. Il fallait franchir dignement l'épreuve.<br /> <br /> Il en reste une trace, je pense, dans nos rites de bizutage, qui n'ont pendant longtemps concerné que des jeunes hommes.<br /> <br /> Quant à la souffrance des femmes, elle a tellement frappé nos ancêtres qu'elle est considérée par notre mythe fondateur comme la preuve d'une punition d'un péché originel, suggéré par Ève.<br /> <br /> Encore de nos jours, il n'est pas possible de pratiquer certains gestes médicaux, comme la recherche d'une veine pour placer une perfusion, sans faire souffrir un moment l'enfant qui en a besoin, et qui ne peut pas maitriser une douleur dont il ne comprend pas la nécessité.
O
Oui, et ces formes de violences s'ajoutent à la violence éducative. Je ne puis que recommander à tous la lecture d'Alice Miller.
P
En lisant (avec un intérêt d'autant plus grand que je la découvre) Alice Miller (psychanalyste suisse dont se réclament ceux qui combattent la violence éducative ordinaire), je tombe sur ces lignes:<br /> <br /> <br /> <br /> "Des millions d'enfants juifs ou arabes sont, pour le dogme, soumis <br /> <br /> > à la circoncision, étant enfant ou à un âge avancé. Une telle <br /> <br /> > cruauté n'est possible qu'avec le déni total de la sensibilité de <br /> <br /> > l'enfant. Mais qui peut aujourd'hui sérieusement dire qu'un enfant <br /> <br /> > ne ressent rien ? En Inde, des millions de filles ont été violées en <br /> <br /> > tant que jeunes mariées, et ceci au nom de la doctrine religieuse <br /> <br /> > sanctionnée par le mariage. Un nombre infini de rites d'initiation, <br /> <br /> > pardonnés par la religion, ne sont rien d'autre que de sadiques <br /> <br /> > maltraitances de l'enfant." (Alice Miller)
vive les sociétés modernes - abécédaire
  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Publicité