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vive les sociétés modernes - abécédaire
15 janvier 2013

Mill et la méthode de Bentham

 

 

C'est vers l'âge de quinze ans que Mill lut, en français, le Traité de législation de Bentham[1] :

"la lecture de ce livre ouvrit une époque nouvelle dans ma vie et constitua un de ses tournants[2]".

Le principe d'utilité (la doctrine selon laquelle le bonheur de la communauté est le but suprême à viser et le critère ultime en matière de morale et de législation) lui était connu depuis sa plus tendre enfance. Mais c'est en lisant Bentham qu'il saisit l'énorme portée pratique de ce principe, dont il comprit qu'il avait pour vocation non seulement de remplacer les faux critères de moralité et de législation (comme "la loi de nature", "la droite raison", "le sens moral", "la rectitude naturelle") mais encore de servir de boussole pour réformer les lois, les mœurs et les institutions.

La manière dont Bentham passa au crible la législation pénale de son époque, l'impressionna profondément et lui fournit un exemple concret d'application "scientifique" du principe d'utilité, un exemple pouvant être imité dans d'autres domaines :

"Désormais j'avais devant moi une vue générale des réformes qui pouvaient être apportées à la condition humaine à travers l'application de cette doctrine"  (Ibid., p. 68-69)

 

Le mythe du "calcul benthamien"

Un point s'impose ici à propos de "la méthode de Bentham". Très souvent on pense que cette méthode consiste à "calculer les peines et plaisirs" que vont tirer, d'une loi ou d'une décision gouvernementale, chacun des habitants d'un pays (en mesurant la "durée" de leur plaisir, son "intensité", sa "certitude", etc.,) et en faisant ensuite l'addition des plaisirs des différents individus de manière à obtenir un total global. Bien entendu, Bentham n'a jamais soutenu que c'est ainsi qu'on doit procéder en matière de morale et de législation. Et ce n'est pas cela qu'entendent les théoriciens de la législation par "la méthode de Bentham".

Ce "calcul des peines et plaisirs" (que l'on confond avec sa "méthode") se trouve dans un court chapitre de trois pages et demie de An Introduction … où Bentham explique quelle serait la manière de calculer "la valeur d'un lot de plaisirs" (‘a lot’, écrit-t-il en Anglais. Peut être aujourd’hui on dirait ‘a sample’, ou « un échantillon » ou « un prélèvement », si on est médecin?), où on pourrait tout connaître et tout calculer tout en disposant du temps nécessaire pour le faire. Ce n'est évidemment pas ainsi qu'on procède pour choisir entre deux lois ou pour élaborer un code pénal. Bentham le dit explicitement d'ailleurs :

"Il ne faut pas s'attendre à ce que cette procédure soit strictement appliquée avant chaque jugement moral ou avant chaque décision judiciaire ou parlementaire. On peut néanmoins toujours l'avoir à l'esprit[3]".

La "méthode" qui a forcé l'admiration de tellement de théoriciens du droit est tout à fait autre.

Depuis l'Antiquité, il y avait eu des philosophes, comme Bentham, qui ont pensé que la législation pénale devait avoir pour but le bonheur de communauté ; mais, ils s'étaient limités à constater que la législation de telle ville était meilleure que celle de telle autre. Personne ne s'était attaqué aux problèmes que pose l'élaboration d'un code entier en s'appuyant systématiquement sur ce principe. Bentham l'a fait en élaborant les catégories (définitions et buts intermédiaires) indispensables grâce à une "classification scientifique" des actions punissables ainsi que des divers types de punitions.

Le premier problème que rencontre le théoricien de la législation pénale vient du fait que la société tend à considérer comme répréhensible ce qui est nouveau, ce qui est inhabituel ou, simplement, ce qu'elle n'aime pas. C'est ainsi qu'à l'époque de Bentham la loi condamnait sévèrement le blasphème, l'athéisme, la sodomie, etc. Le premier pas, si l'on veut élaborer un code pénal cohérent, consiste donc à définir avec précision ce qu'est une "action nocive" (mischievous act), une action qui mérite d'être réprouvée. Une définition claire et précise, dit Bentham, est un point de départ indispensable. D'après lui, une action est nocive lorsque sa "tendance générale" est de produire plus de douleur et de souffrance à la communauté qu'elle ne produit de plaisir et de joie.

Ceci étant clarifié, il faut ensuite distinguer, parmi les nombreuses actions "nocives", celles qui doivent être punies et celles qui ne doivent pas l'être. Ici encore, les penchants spontanés de la société sont de punir (ou de laisser impuni) en fonction de la force de ses préjugés sans se demander si la criminalisation va aggraver ou améliorer la situation. Il est pourtant clair que certaines activités nocives ne disparaissent pas du seul fait qu'elles sont "criminalisées". Dans certains cas, parmi les plus importants, elles deviennent clandestines, engendrent des organisations criminelles et augmentent la violence, tout en créant des incitations et des revenus permettant de corrompre les fonctionnaires. Le cas d'école, en matière de criminalisation de ce qui ne devrait pas l'être, est l'interdiction de la vente de boissons alcooliques, dans les années 1930, aux Etats-Unis, qui a produit des maux sociaux graves et durables.

Ensuite,  il faut décider des punitions, de leur intensité et de leur durée. Ici encore, c'est d'après ses préjugés que la société se guide habituellement. Comme le dit sarcastiquement Bentham :

"Si tu trouves répugnant : punis beaucoup. Si c'est légèrement choquant : punis peu. Si tu n'es pas offusqué : ne punis pas. Il ne faut surtout pas que les diktats vulgaires de l'utilité publique l'emportent sur les délicats sentiments de l'âme[4]

Pour décider de cette question, Bentham s'appuie sur une classification des différentes « effets » que produisent les différentes punitions (les amendes, la prison, l’interdiction de séjour, etc.) et des différents "buts" que le législateur doit poursuivre en matière de punition. Parmi les « buts » que la punition doit viser, il en distingue plusieurs:

1)      la dissuasion des criminels potentiels (par la peur qu'inspire la punition) ;

2)      la protection de la société (en mettant à l'écart les personnes dangereuses) ;

3)      la réinsertion du criminel (par la rééducation), etc..

Et parmi les « effets » que produit chaque type de punition, il en énumère plusieurs. A titre d’exemple, voici la septième propriété qu’il faut chercher dans une punition qui serait ‘scientifique’ :

A seventh property, therefore, to be wished for in a mode of punishment, is that of subserviency to reformation, or reforming tendency. Now any punishment is subservient to reformation in proportion to its quantity: since the greater the punishment a man has experienced, the stronger is the tendency it has to create in him an aversion towards the offense which was the cause of it: and that with respect to all offenses alike. But there are certain punishments which, with regard to certain offenses, have a particular tendency to produce that effect by reason of their quality.[5]

 

 

Il examine ensuite les différents types de punition en fonction de leurs répercussions sur chacun de ces buts et cherche les meilleurs compromis en ayant toujours en tête le bonheur de la communauté.

Lorsqu'on connaît ce que Bentham a fait pour la théorie de la législation pénale, l'enthousiasme du jeune Mill devient plus compréhensible. Bentham est à classer, sur cette question, avec des auteurs comme Linné (1707-1778) et Mendeleïev (1834-1907), qui élaborèrent  le système de classification scientifique dont avaient besoin le domaine dont ils s'occupaient (la botanique et la chimie). Plutôt que de parler de "calcul des peines et plaisirs", les juristes parlent de "méthode analytique" et les disciples de Bentham de "méthode du détail". Ainsi, Mill nous dit :

"Quand je vis la classification scientifique appliquée [pour la première fois] au vaste et complexe sujet des actes punissables, le tout sous la direction du principe qui consiste à évaluer en fonction des conséquences - telles que ces conséquences peuvent être retracées (followed out) à travers la méthode du détail que Bentham introduisit dans l'étude de ce sujet -  j'eus l'impression d'avoir été déposé sur une cime du haut de laquelle je pouvais … voir s'étendre dans le futur des percées intellectuelles dépassant tout ce qui est envisageable[6]". 

 

Bentham ou Kant ?  des méthodes opposées

On comprend mieux la spécificité de la méthode de Bentham en la juxtaposant à celle de l'autre grande famille philosophique qui cherchait, elle aussi, un principe directeur pour la législation pénale ; nous parlons de la famille que Mill appelle "métaphysiquedes principes a priori". Cette école, dont Kant est le plus célèbre représentant, refuse que la législation pénale (et plus généralement la justice) soit considérée comme un moyen pour atteindre un but et se propose de déduire les principes de cette législation non de l'expérience de l'humanité en matière pénale mais à partir de "l'idée de justice" telle que nous la fournit la "Raison pure". Voici comment Kant traite la question pénale :

"Mais quel est le mode et quel est le degré du châtiment que la justice publique doit adopter comme principe et mesure ? Il n'en est point d'autre que le principe de l'égalité … si tu le frappes, tu te frappes toi même ; si tu le tues, tu te tues toi même. Seule la loi du talion, mais bien entendu à la barre du tribunal, peut fournir avec précision la qualité et la quantité de la peine[7] "

" La peine juridique … ne peut jamais être considérée simplement comme un moyen de réaliser un autre bien, soit pour le criminel lui même, soit pour la société dans son ensemble, mais doit uniquement lui être infligée, pour la seule raison qu'il a commis un crime  … La loi pénale est un impératif catégorique*, et malheur à celui qui se glisse dans les anneaux serpentins de l'eudémonisme *[8]"

"ainsi le veut la justice comme Idée du pouvoir judiciaire selon des lois universelles fondées a priori[9]"

Pour finir sur cette question, rappelons qu'il y a d'autres analyses de Bentham, ainsi que de James Mill, avec lesquels John Stuart n'était pas d'accord. Par exemple, la méthode dont s'était servi son père (dans son Essay on Government), et qui consiste à "déduire" les meilleures institutions gouvernementales à partir de deux ou trois principes généraux sur la nature humaine (ce que Mill appelle "méthode géométrique"), lui paraissait une manière "non scientifique" d'appliquer le principe d'utilité[10].

 

F.Vergara



[1] Qui allait devenir l'exposé classique de sa pensée An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Clarendon Press, Oxford, 1996.

[2] Autobiography, p. 66

[3] An Introduction …, p. 40.

[4] An Introduction …, op. cit., p. 25.

[5] Bentham, Jeremy, An Introduction, p.180. Emphasis is Bentham’s.

[6] Autobiography, p. 68, nous soulignons.

[7] Métaphysique des mœurs : Doctrine du droit, Librairie Vrin, 1988, p. 214-215

[8] Ibid, p. 214, souligné par Kant.

[9] Ibid, p. 217, souligné par Kant.

[10] Voir John Stuart Mill, "Of the Geometrical, or Abstract, Method",  livre VI, ch. VIII, de A System of Logic.

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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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