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vive les sociétés modernes - abécédaire
23 mars 2012

S comme Sport (omniprésent et méconnu)

  « Le sport je m’en moque, ça ne m’intéresse pas ». La sentence tombe souvent aussi hautaine que dérisoire. Les esprits « supérieurs » pensent naïvement qu’il suffit de prononcer la phrase magique pour échapper au sport. Or, consciemment ou non, il est dans toutes les têtes.  Comme somme de minuscules événements sans grande conséquence sur la collectivité, le sport est omniprésent. Comme institution aux multiples fonctions politiques, économiques, idéologiques, culturelles, mythologiques digne d’un important travail intellectuel, il reste un sujet méconnu voire inconnu. Le sport est à la fois partout dans les esprits et nulle part dans le débat public.

   Personne ne peut le nier : le sport sature notre espace et notre temps. Malgré ses centaines de millions de licenciés sur la planète (15 millions en France), ses milliards de téléspectateurs, son intégration totale à « l'économie-monde », sa puissance idéologique, son pouvoir sur les corps, il reste un sujet tabou. On peut mettre en question la Famille, l'Éducation, la Santé, l’Église, l’Art, la Justice, la Télévision, la Prison mais ce qui apparaît possible dans presque tous les domaines, à savoir le démantèlement du consensus, ne l'est pas en sport.

    Sportifs et non-sportifs, hommes politiques, intellectuels et militants dits progressistes « glissent » sur l'institution soit par amour aveugle, soit par dangereux désintérêt de connaissance, avec souvent la peur de se désolidariser d'activités populaires et festives. Serait-ce donc mépriser le peuple que de tenter de lui faire prendre conscience des enjeux du phénomène sportif ? Que de chercher à désenchanter ce monde en se posant un certain nombre de questions : pourquoi le sport a-t-il pris une place aussi considérable dans la société ? Qu'est-ce qui fait courir les foules derrière des équipes ? Comment expliquer que tant de salariés s'identifient à des champions qui gagnent en un ou deux mois ce qu'eux-mêmes ne gagneront pas durant toute leur vie ? Pourquoi les inégalités colossales, les tricheries et la corruption violemment condamnées ailleurs sont-elles si facilement tolérées dans le sport ? Qu’en est-il de l’idéal sportif quand s’étalent en permanence l’argent fou, les faits de violence, de casse, de dopage, de racisme, de sexisme ? Quelles valeurs véhicule réellement le sport ? Quel sens donné à ces mots extraits de la Charte olympique : « L’Olympisme est une philosophie de la vie » ?

   Le miroir ne se brise pas pour plusieurs raisons. La première est que le sport est présenté comme un jeu neutre, anodin, porteur de mille vertus alors qu’il est un « fait social total » (Marcel Mauss), une « vision du monde », qu’il s’agit de dévoiler. S’interroger sur ce qu’il cache c'est inévitablement semer le trouble.

   La seconde raison est que le sport est le seul champ qui fonctionne à ce point selon une opposition d’extrêmes. D’un côté, les adorateurs qui ne souhaitent pas qu’on décortique leur plaisir, et de l’autre ceux qui n’aiment pas le sport et négligent totalement cet immense domaine de l'activité sociale, soit par mépris pour les choses du corps, soit par refus de penser la société dans la totalité de ses manifestations. La « ghettoïsation » du sport, principalement dans la presse mais aussi dans la plupart des librairies et des bibliothèques, accentue l’aspect négligeable du phénomène.

   La troisième raison tient au fait que toute discussion sur le sport repose sur un malentendu volontairement entretenu. Sport est l’un de ces mots d’usage courant qui rendent la pensée confuse, chacun mettant sous ce terme ce qu’il veut bien entendre, ce qui correspond à son expérience et à ses préjugés. Aller faire une balade au bord de l’eau, taper dans un ballon sur une plage ou skier entre amis, bref marcher, courir, sauter, grimper, exécuter des mouvements dans le milieu naturel, c’est s’adonner à une activité physique de détente ; ce n’est pas faire du sport. Tout sport est une activité physique mais toute activité physique n’est pas du sport. Si le facteur qui fait sa tournée à bicyclette fait du sport au même titre que les coureurs du Tour de France, alors le débat est impossible.

   Seule la définition préalable permet d’échapper à l’arbitraire. Il s’agit donc de savoir d’entrée de jeu quels sont les faits qui méritent d’être appelés « sport » et de ne considérer qu'eux. Le sport est un ensemble de situations motrices, compétitives (c’est-à-dire avec un dispositif désignant vainqueur et vaincu), codifiées (avec des règles) et institutionnalisées (avec ses fédérations, ses clubs).

    Le sport n’est pas un jeu mais une pratique corporelle de compétition où le corps, scientifiquement préparé, est saisi comme un objet de performance individuelle ou collective, et où l’esprit est totalement et perpétuellement tourné vers des objectifs à atteindre : la victoire, le record. À partir du moment où un individu franchit les portes d’un club, il accepte, à quelque niveau que ce soit, la logique et les normes d’une institution centralisée, hiérarchisée.   

   Hier, on parlait de militarisation pour rendre compte de tous les phénomènes qui s'ajoutent à la fonction de protection de la nation. De la même façon, on peut parler aujourd'hui de sportivisation : le sport ajoute de multiples fonctions à sa fonction traditionnelle de recherche physique de la performance et du résultat.    Le système sportif façonne durablement les corps et les esprits.

   Il faut étudier ce qu’Umberto Eco appelle le sport élevé au cube : la pratique (les compétitions), le voyeurisme (le spectacle) et le bavardage (les discours permanents). Et ne pas se limiter au sport vu par les médias et l’opinion publique où seuls comptent les exploits, les médailles et les émotions sans pensée.

   L’Histoire du sport est celle d'un échafaudage idéologique, qu’on appelle aujourd’hui encore l'idéal olympique ou l'esprit sportif. Il semble urgent de dénoncer l'extraordinaire mystification qui consiste à clamer haut et fort la valeur culturelle et humaniste du sport et de l'olympisme. Le sport dit ce qu’il n’est pas (un univers enchanteur) et ne dit pas ce qu’il est (un outil de domination). Il  prêche des valeurs qu’il ne porte pas (qu’il n’a jamais portées) et porte des valeurs qui ont toujours servi les pouvoirs les plus autoritaires.

   Pourquoi faudrait-il laisser hors de la réflexion politique un domaine entier de la pratique sociale, un champ social majeur, le champ sportif ? L’enjeu n’est pas d’aimer ou de ne pas aimer le sport mais de construire des concepts qui permettent d’en faire une analyse et de se libérer de son emprise. Analyser le sport c'est aussi analyser la société.

 

Michel Caillat

Auteur de « Le Sport », Editions Le Cavalier Bleu , Collection Idées reçues, 2008.

Responsable du Centre d’Analyse critique du Sport (CACS)

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Tout renseignement : Mail : lecacs@live.fr - Blog: http://lecacs.blogspot.com

 

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Commentaires
Y
Ce dialogue, imaginaire, est très moderne. Ce type de critique à l'encontre du sport est très répandu. Et comme les grecs antiques, les amateurs de sport d'aujourd'hui sont insensibles aux moqueries de ceux qui...s'en moquent. Le foot-ball a survécu aux propos féroces de Pierre Desproges.<br /> <br /> C'est pourquoi j'y perçois un conflit nature-culture.
P
Moses Finley, dans "Mille ans de jeux olympiques", indique que l'éducation sportive ne faisait pas l'unanimité en Grèce. Il cite entre autres ce dialogue entre Anacharsis ("barbare" éclairé, il représente le "regard du dehors" dans la civilisation hellénique) et Solon (législateur d'Athènes):<br /> <br /> <br /> <br /> "Anacharsis <br /> <br /> 1. Pourquoi, Solon, vos jeunes gens agissent-ils de la sorte ? Les uns, étroitement embrassés, se donnent un croc-en-jambe ; d'autres se serrent avec force et se ploient comme de l'osier ; d'autres enfin se roulent dans la boue et s'y vautrent comme des pourceaux. D'abord, ils ont commencé sous mes yeux à quitter leurs vêtements, à s'oindre d'huile, et à se frotter réciproquement d'un air fort calme ; mais bientôt, pris de je ne sais quelle idée, ils se sont jetés les uns sur les autres, tête baissée et en se frappant le front comme des béliers. Voici que l'un enlève son adversaire par les jambes, le jette à terre, se précipite sur lui, l'empêche de se relever et le pousse dans la boue, lui presse le ventre avec ses jambes, lui applique le coude sur le gosier, et étouffe déjà le malheureux, qui, lui frappant sur l'épaule, le prie avec instance, je crois, de ne pas l'étrangler tout à fait. Comme l'huile dont ils se sont frottés ne les empêche pas de se salir, et qu'ils ont bientôt fait disparaître cette sorte d'enduit pour se couvrir de boue et ruisseler de sueur, ils me font bien rire, quand je les vois glisser des mains comme des anguilles (2,3,4,) <br /> <br /> 5. Je voudrais savoir quel bien résulte de tout cela : il me semble qu'une telle conduite tient un peu de la folie, et l'on me persuadera difficilement que ceux qui agissent ainsi ne sont pas extravagants.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Solon<br /> <br /> 6. Je ne suis pas surpris, Anacharsis, que ce que tu vois faire ici te paraisse bizarre ; c'est pour toi une coutume étrangère et bien éloignée des moeurs de la Scythie. Votre éducation et vos exercices paraîtraient de même fort extraordinaires à nous autres Grecs, si l'un de nous en était témoin, comme tu l'es aujourd'hui des nôtres. Rassure-toi cependant, mon cher ami : ce n'est ni par folie, ni pour se venger d'une injure que nos jeunes gens se frappent, se roulent dans la boue ou s'aspergent de poussière : cet exercice présente une utilité qui n'exclut pas le plaisir, et procure au corps une vigueur singulière. Si tu séjournes quelque temps en Grèce, comme je l'espère, tu ne tarderas pas à être toi-même un de ceux qu'on jette dans la boue ou dans le sable : la chose te semblera tout à la fois agréable et utile..." (on peut lite la suite du dialogue sur internet)<br /> <br /> <br /> <br /> Finley précise que les Grecs restaient totalement insensibles à ces critiques.
P
Vocabulaire belliqueux sans doute mais il ne faut pas confondre guerre jouée et guerre réelle. Bernard Jeu qui pratiqua le tennis de table à un haut niveau (un tournoi porte son nom) et que j'eus quelques temps comme professeur de philosophie à l'Université de Lille définissait ainsi le sport:<br /> <br /> <br /> <br /> " Il est mort jouée et violence rituelle, mort jouée c'est-à-dire symbolique, c'est-à-dire une mort qui n'est pas réellement mort, violence rituelle c'est-à-dire violence codifiée, limitée, c'est-à-dire violence qui n'est pas réellement violence" ("Le sport, la mort, la violence"). C'est notamment vrai de l'athlète vaincu qui après sa défaite peut de nouveau projeter d' affronter son vainqueur.<br /> <br /> <br /> <br /> je trouve que les "théoriciens critiques du sport" ont un peu trop souvent tendance à oublier ces distinctions.
H
Autre détail, mais qui n'en est sans doute pas un, on peut se poser des questions sur le vocabulaire souvent belliqueux que l'on retrouve dans un sport comme le football .Il suffit d'écouter les commentateurs d'un match pour entendre en permanence: "shoot" "tir""coup franc" "camp adverse" "mur" etc.....
J
L'affaire rapportée par Charles, qui la tient du Point, était trop belle pour qu'on ait pu l'ignorer et il faut remercier ce commentateur de nous avoir communiqué cette anecdote qui ouvre des horizons multiples à la réflexion. Pourquoi l'Equipe ne publiait-elle pas les résultats de ce championnat? Le Qatar investira-t-il pour suppléer aux défaillances du Vatican et permettre la survie de cette compétition? Peut-on en savoir plus sur les sanctions prises contre les hooligans du Saint-Père? Des pénitences à l'excommunication, la gamme est étendue... Aurait-on connaissance de transferts entre clubs du genre achat par des Bénédictins d'un défenseur de l'équipe des Jésuites réputé pour sa capacité à tacler ses adversaires? <br /> <br /> Blague à part, je me demande si c'est de sport ou de morale et de foi que ces jeunes gens ont manqué...<br /> <br /> Quant au fair play, le paradoxe est qu'on s'émerveille de ses manifestations, puisqu'il devrait être la règle! <br /> <br /> Et puisqu'on entre dans le détail des pratiques, je m'étonne qu'on puisse (les commentateurs de match) admirer le talent d'un joueur quand il a "réussi à obtenir un penalty" comme si la faute sanctionnée était le résultat d'une habileté tactique de l'un plutôt que la marque d'une erreur ou d'une agression commise par l'autre.<br /> <br /> De même, aucune image de joueur incapable de se retenir de cracher sur la pelouse ne nous est épargnée et le crachat lui-même semble aller de soi: après tout, hein, c'est l'effet de l'effort et de l'essoufflement... Pourtant, curieusement, d'autres activités physiques tout aussi exténuantes ne s'accompagnent pas de ces expctorations répugnantes exhibées, d'ailleurs peu fréquentes, m'a-t-il semblé, dans les compétitions féminines.<br /> <br /> Détails, broutilles, bagatelles... Soit. Mais voilà aussi de quels repères de comportements s'accompagne la diffusion du modèle de comportement "sportif", n'en déplaise à Koztoujour!
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