S comme Suicides (au travail)
La question est de savoir si les suicides au travail constituent un phénomène contemporain, un symptôme spécifique des sociétés et des entreprises modernes, et dans ce cas, quelle en est la cause.
Il apparaît en tout cas, pour reprendre l’expression maladroite et malheureuse de l’ex-P-DG de France Télécom (2009) que la pratique soit, depuis quelque temps, « à la mode ». Passons.
On peut imaginer que le suicide pour des raisons professionnelles a toujours existé, et sans doute à travers tous les temps. On sait aussi, selon diverses enquêtes dont celle récente de l’Institut National de Veille Sanitaire (INVS), que le taux de suicide à l’intérieur de corps professionnels identifiés, tels les fonctionnaires de police, les médecins ou les agriculteurs, est depuis longtemps particulièrement élevé, et que les raisons de ces morts volontaires ne sont évidemment pas étrangères aux conditions de travail.
Mais ce qui fait l’inédit du phénomène des suicides au travail au cours de ces trois dernières années, dont le focus se porte essentiellement sur France Télécom et Renault, ces deux fleurons du CAC 40, c’est que le travail est explicitement désigné comme leur cause, et plus précisément encore, le travail exigé par un management accusé de toutes les maltraitances. Il y a eu aussi récemment des suicides successifs – quatre en un mois - à L’O.N.F. (Office National des Forêt), où 3 000 agents forestiers doivent gérer quelque 4,8 millions d'hectares de forêt, travaillant souvent dans des conditions d'isolement importantes, les syndicats y dénonçant en outre un mode de « management agressif ».
Il faut sans doute faire la part des choses.
Tout suicide contient sa part d’énigme. Et ni le seul travail, ni le mode de gouvernance des entreprises, ni le capitalisme inhumain, ne peuvent expliquer à eux tout seuls la décision suicidaire. Mais enfin, il est clair que désigné ainsi, le travail contemporain est violemment – c’est le moins qu’on puisse dire - interrogé et ceux qui l’organisent montrés du doigt. La délinquance managériale est à l’ordre du jour. L’accusation se porte d’ailleurs autant sur les managers que sur le modèle de gestion. Concernant le suicide d’Antonio de B. en 2006, la cour d’appel de Versailles a jugé dernièrement (mai 2011) Renault coupable d’une « faute inexcusable » en accusant les failles de la chaîne de commandement.
Il faut pourtant observer que la plupart des salariés suicidaires ne remettent pas en cause le travail proprement dit – « puissant opérateur de construction et de stabilisation mentale » (Dejours) - mais la pression managériale perçue comme un harcèlement, concernant les objectifs - commerciaux, de rentabilité, de productivité - craignant par là de ne pas réussir à les atteindre. Ils refusent ainsi l’obsédante et exclusive culture de la performance et du résultat, du « surengagement », pour citer encore la Cour d’appel de Versailles. Ils refusent encore une autre forme de maltraitance qui consiste à les isoler ou à leur dénier soudain toute compétence – on leur retire toute responsabilité, voire tout travail, on les « placardise » pour insuffisance de résultats - alors qu’ils sont dans l’entreprise à des postes divers depuis des années, et qu’ils ont souvent eu l’occasion de faire leurs preuves. Certes l’exigence professionnelle comme les postes changent. Le monde économique a profondément évolué (production à flux tendus, concurrence mondiale, émergence des nouvelles technologies de l’information créant des organisations surréactives). Mais alors, au nom du changement, de ces nouvelles donnes, l’équilibre fragilissime respect de l’homme/recherche de résultat peut être rompu et la tragédie survenir.
A défaut d’abattre le capitalisme, qui en a vu d’autres, il serait intéressant du point de vue des conseils et autres responsables du management (dont je suis) de repenser les gouvernances d’entreprise. Et aussi le travail dans le contexte actuel. On dira, sans cynisme, qu’à toute chose, malheur instruit. La voie est sans doute d’associer les salariés au mode de management tant sur le niveau de performance attendu que sur l’organisation du travail, comme sur les modes d’intéressement au résultat. Le chantier est régulièrement entrouvert. Mais on se satisfait de petites mesures issues de négociations sociales bien pensantes. On demeure dans le confort formel de la lutte des classes et des antagonismes basiques sans repenser le travail qui, en attendant, peut se révéler mortifère. Les syndicats, comme les patrons, négocient sans inventer, en reproduisant leur rôle.
Dans les écoles de management, on apprend qu’un des principes fondamentaux de toute stratégie est que celle-ci, pour être efficiente, doit être partagée par le plus grand nombre. Même si certaines entreprises conduites par des leaders audacieux expérimentent ici et là dans ce sens, on en est globalement pourtant encore loin.
Jean-Paul Guedj