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vive les sociétés modernes - abécédaire
14 mars 2012

S comme Satisfaction (et croissance)

La croissance ne rend pas heureux, mais la décroissance nous rendrait malheureux

 

« Mieux vaut être riche et en bonne santé... » rappelle l’adage populaire. Et de fait, les deux vont de pair. Depuis le 18è siècle, le progrès technique qui est au coeur de la croissance économique ne cesse de réduire la mortalité infantile et d’allonger l’espérance de vie, notamment l’espérance de vie en bonne santé. D’autres indicateurs fondamentaux de la « qualité de la vie », mesurant le niveau d’éducation et les libertés politiques, suivent fidèlement au cours du temps l’élévation du revenu par tête des pays en croissance. Sans même parler de l’émancipation des femmes permise par le contrôle des naissances.

Pourtant de nombreux « économistes du bonheur » contestent l’idée que la croissance économique puisse élever le bien-être subjectif, celui que déclarent les individus eux-mêmes dans les grandes enquêtes internationales, « sur une échelle de bonheur allant de 0 à 10 ». L’économie du bonheur, cette discipline nouvelle en économie, s’attache à analyser les corrélats et si possible les causes des variations de bien-être déclarés par les individus. L’un des grands paradoxe de ce champ de recherche est dû à l’économiste californien Richard Easterlin : depuis l’après-guerre, malgré l’augmentation spectaculaire du revenu moyen dans les pays développés, on n’observe pas de tendance de long terme à l’augmentation du bien-être subjectif. Pourtant, au sein d’un pays donné, les riches se déclarent toujours plus heureux que les pauvres ; les habitants des pays riches se disent également plus heureux que ceux des pays pauvres. Qui plus est, le bonheur moyen déclaré par les habitants d’un pays suit de près les fluctuations économiques de court terme du pays. Mais sur le long terme, en tendance, le bonheur moyen reste à peu près insensible à la croissance.

On explique généralement cette stabilité du niveau de bien-être déclaré par deux facteurs psychologiques: l’adaptation et les comparaisons à autrui. Au lieu de jouir de son niveau de vie, l’homme s’y habitue, n’en ressent plus la satisfaction, et aspire à mieux. Il se compare également à ses collègues, à ses amis, à ses voisins, et évalue son revenu à l’aune de celui de ses pairs. Finalement, la course au revenu est une illusion car la satisfaction que l’on en retire est relative à une aune qui elle-même se déplace. Le fait est que nous ne réjouissons plus de la disparition des maux qui accablaient nos ancêtres.

Même si cela est vrai, faut-il pour autant en appeler à la décroissance ? Je pense que non, pour deux raisons. D’une part, même si elle est vaine, la course est en soi une source de bonheur. Psychologues, économistes et même neurologues ont mis en évidence le goût des individus pour la progression en tant que telle et surtout l’effet bénéfique d’anticiper une progression, de tendre vers un objectif. La poursuite de la croissance comporte peut-être une part d’illusion, mais elle est constitutive de l’action humaine. D’autre part, le processus d’adaptation milite contre la décroissance qui imposerait aux individus une frustration continue par la baisse de leur niveau de vie relativement à leurs aspirations. En ces temps de crise, on observe effectivement, grâce aux enquêtes disponibles, que le bien-être subjectif est extrêmement cyclique, c’est-à-dire sensible à la récession et au chômage. L’idée de la décroissance est contradictoire avec « l’aversion à la perte » mise en évidence par la psychologie et l’économie comportementale.

Quels sont les arguments en faveur de la décroissance ? On le sait, à côtés des bienfaits qu’elle engendre, la croissance génère aussi de nombreuses « externalités » négatives, pollution et destruction de la nature au premier chef. Cela dit, puisque la croissance moderne repose sur l’innovation technologique, rien n’interdit de penser que les hommes puissent inventer une manière écologique de produire, une croissance verte.

Certes, le respect de l’environnement soulève de sérieux problèmes de coordination au niveau mondial. Le problème écologique ne vient pas de la croissance mais de la difficulté des hommes et des pays à affronter ensemble une situation nouvelle, à s’entendre et à s’organiser pour produire en respectant l’environnement.

Du reste, un projet de décroissance au niveau mondial poserait les mêmes problèmes de coordination, et même peut-être de manière encore plus aigüe… si l’intérêt de la richesse consiste précisément à dépasser les autres.

 

 

Claudia Senik  (Professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris)

 

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Commentaires
Y
L'observation de Hirschman est très intéressante. Je n'avais jamais vu cette question sous cet angle. J'y ajouterai que l'achat d'un bien durable est toujours précédé par la représentation fantasmatique du plaisir attendu. Ce qui explique sa "sortie" ressentie une fois la possession concrétisée. D'autant qu'en la matière, la publicité, l'innovation permanente, les promotions, font habituellement ressortir l'excès de précipitation dans le choix de l'objet.<br /> <br /> La consommation courante est beaucoup plus banale. Ses variations sont rares, les préoccupations d'équilibre nutritionnel, ou de budget n'ont rien d'exaltant. Il n'y a que pour un repas de fête ou une réception qu'une représentation préalable est nécessaire.<br /> <br /> Quant à la métaphore du tunnel, que dire de ceux qui décrochent de leur file pour se placer dans celle qui avance?
P
Sur la question des rapports ente bonheur et biens matériels je signale (une nouvelle fois) les analyses, que je trouve très intéressantes, d’Albert Hirschman dans son livre « Bonheur privé, action publique ». Outre le fameux « effet tunnel »*, il y confronte les capacités respectives des « biens durables » (tels qu’un réfrigérateur ou un système de chaussage central)) et des « biens non durables » (tels que la nourriture) à produire de la satisfaction et soutient l’idée de la supériorité inattendue des seconds sur les premiers. Tandis que les biens périssables seraient source de plaisirs renouvelés, les biens durables ne procureraient de plaisir qu’au moment de leur acquisition et ensuite un sentiment de confort appelé lui-même à diminuer avec l’habitude, voire une déception. Or la société moderne de consommation étant avant tout diffusion massive de biens durables (ou du moins censés l’être), il n’y a peut-être pas lieu de s’étonner qu’elle laisse autant de gens insatisfaits : « le produit de consommation durable moderne, fabriqué en série, bouleverse la manière dont auparavant les consommateurs tiraient du plaisir de leurs acquisitions. En même temps qu’ils rendent des services extraordinairement utiles, ces biens sont susceptibles d’engendrer une importante déception, ressentie de façon plus ou moins vague, surtout lors de leur première diffusion massive dans une société. »<br /> <br /> <br /> <br /> A l'occasion j'aimerais bien savoir ce que pense Claudia Senik de ces analyses.<br /> <br /> <br /> <br /> * Dans un tunnel où deux files de voiture sont coincées sans que l'on puisse connaître la cause de ce bouchon, le fait que l'une des files recommence à avancer est perçu comme une bonne nouvelle par les occupants des voitures toujours prises dans le bouchon: ce qui arrive aux autres anticipe, espèrent-ils, ce qui va leur arriver. Et Hirschman de commenter: "Au lieu de réagir par l'envie quand quelqu'un améliore sa situation économique par rapport à la mienne, je perçois cette situation comme un signal positif qui me fait penser que ma situation pourrait s'améliorer: "Si ça lui est arrivé à lui, ça peut aussi m'arriver à moi".
Y
et d'être plutôt conservatrice, la description d'Aristote est moderne.
P
Au livre 1 de la « Rhétorique » Aristote reprend, en la précisant, son analyse du bonheur (« une réussite obtenue avec le concours de la vertu ») et de ses « parties constitutives » (la noblesse, un grand nombre d'amis, l’amitié des gens honnêtes, la richesse, une descendance prospère, une belle vieillesse ; de plus, les bonnes qualités du corps, telles que la santé, la beauté, la vigueur, la grande taille, la faculté de l’emporter dans les luttes agonistiques ; la renommée, l'honneur, la bonne fortune, la vertu, ou bien encore ses parties, la prudence, le courage, la justice et la tempérance).<br /> <br /> <br /> <br /> Envisageant « chacun de ces biens pour voir en quoi il consiste », voici ce qu’il écrit de la richesse :<br /> <br /> <br /> <br /> « VII. Quant aux parties de la richesse, ce sont les monnaies, l'abondance de la terre (cultivée), la possession de territoires ; puis celle d'objets mobiliers, de troupeaux, d'esclaves remarquables par leur quantité, leur grandeur et leur beauté. Tous ces biens doivent être l'objet d'une possession assurée, d'une jouissance libérale, utile. Sont plus particulièrement utiles ceux qui produisent des fruits, libéraux ceux d'une jouissance directe. J'appelle « biens qui produisent des fruits» ceux dont on tire un revenu ; biens d'une jouissance directe ceux dont il ne résulte rien d'appréciable en outre de l'usage qu'on en fait. La définition de la sûreté, c'est la possession, dans un cas et dans des conditions telles, que l'usage des biens possédés dépende uniquement du possesseur. Celle du bien propre ou non propre, c'est la faculté, pour le possesseur, d'aliéner ce qu'il possède ; or j'entends par aliénation la cession, par don ou par vente. En somme, l'essence de la richesse consiste plutôt dans l'usage que dans la propriété, car l'exercice de la propriété consiste dans l'usage et l'usage même est une richesse. » (« Rhétorique » I, 5)
Y
Je trouve cette pensée d'Aristote d'une extraordinaire modernité. C'est une excellente occasion de la rappeler.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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