S comme Schizophrénie (blessure des sociétés modernes).
Quand Pierre Gautier m’a proposé de faire un billet sur ce sujet, je me suis avoué que je n’y avais pas du tout pensé. Son argument, le dérangement que cette maladie mentale impose plus que jamais à nos sociétés modernes, m’a rapidement convaincu de l’intérêt de cette demande.
La schizophrénie, nommée ainsi par le psychiatre suisse Bleuler, qui en a finement observé les mécanismes à la fin du 19 siècle, est une vraie maladie mentale qui accompagne l’humanité depuis ses origines. Ce qui a donné à penser que les sociétés humaines en portaient l’entière responsabilité. La société pouvait rendre fou, c’est bien possible. Dès sa première structuration, la famille, et au delà, à tous les stades de son organisation. La poursuite de la réflexion sur la maladie a abouti à en imaginer la prévention par l’invention d’une autre société, ou encore, d’affirmer que les schizophrènes constituaient les sujets sains d’une société malade (anti-psychiatrie) !
On admet plus raisonnablement maintenant que la maladie résulte d’une anomalie de fonctionnement du cerveau, par déficit d’un médiateur, la dopamine, qui participe à la transmission des informations d’un neurone à un autre. Ce déficit provoque des retards, des discordances, et partant, des désordres dans le travail d’intégration des informations dans le cerveau. C’est par ce point faible que la pression sociétale atteint le sujet fragile. Le malade a un vécu de ce désordre, de ce mélange incompréhensible d’informations qui envahissent sa conscience. Le terme de « passoire » s’est imposé à certains observateurs : sujet-passoire, moi-passoire. Le vécu de la schizophrénie évoque la défaillance des « limites » : extérieur-intérieur, et à « l’intérieur de l’intérieur ». C’est le spaltung, le clivage, de Bleuler. Le malade se sent pénétré, observé, commenté, deviné, influencé ou empoisonné*. Il peut ressentir, aussi, qu’il perd sa substance dans l’espace qui l’environne.
Comme je l’ai dit, cette maladie accompagne l’humanité depuis longtemps, mais dès l’apparition de la maladie, le fou cessait d’être compris et reconnu par la société, et son exclusion, entrainait rapidement la démence, dégradation globale de ses capacités mentales, et une mort rapide. Son incidence est fixe tout au long de l’histoire : 1% de la population. Et depuis qu’on connaît l’existence d’une prédisposition génétique, composite, à la maladie, on peut évaluer la proportion de sujets prédisposés, qui traversent la vie sans tomber malades, mais sans la vivre bien, à 4% de la population.
Le fait nouveau, qui concerne les sociétés modernes, est que la maladie est maintenant soignable**. Des médicaments, « psychotropes », sont capables de restaurer le fonctionnement normal, auto-contrôlé du cerveau, et de rétablir les liens entre le malade et la société. Le délire, qui constitue la tentative du sujet malade de rétablir l’ordre en lui-même, mais qui est à l’origine des passages à l’acte que commande le trouble du raisonnement, est critiqué. La rémission permet au malade de réintégrer la société, en premier lieu sa famille, parfois, même, sa profession. Au regard de l’ancien destin de chronicisation et de démence précoce, dans l’enfermement d’un hôpital psychiatrique, le progrès est immense. Mais il est vite apparu que l’arrêt du traitement était suivi d’une rechute et de la réapparition, parfois plus grave, et plus résistante, de tous les éléments de la maladie, de leur projection sur l’entourage, et du risque de passage à l’acte vengeur. Le schizophrène doit donc bénéficier d’un suivi attentif, régulier, veillant à la bonne observance du traitement, et à l’affut de tout symptôme annonciateur d’une rechute. Le volet « psychothérapique » de ces contacts réguliers est très important, mais il ne peut dispenser du recours aux médicaments spécifiques, très améliorés en efficacité et en tolérance. L’absence à un rendez-vous devrait déclencher une démarche de reprise du contact et le rappel du risque. C’était la fonction des équipes extrahospitalières des « secteurs », organisation de la psychiatrie publique, ou des psychiatres privés qui prenaient en charge ces patients attachants, et gratifiants.
Il est naturel que des malades chroniques, astreints à la prise quotidienne de médicaments, ou à une injection mensuelle d’un « neuroleptique-retard » éprouvent un sentiment de révolte, ou s’imaginent guéris, et abandonnent le traitement. Or, l’affaiblissement, en marche depuis des années, des effectifs de psychiatres de secteur, et de psychiatres privés, ne leur permet plus, accablés qu’ils sont par la surcharge de travail, de partir à la recherche de leurs patients en rupture de traitement. C’est pourquoi la société d’aujourd’hui est confrontée à la récidive de passages à l’acte de malades en rechute, parfois plus grave que la première atteinte. Le réflexe de rejet du malade criminel, et des médecins qui ont manqué à leur devoir, est la plus spontanée des réactions de l’opinion. La puissance publique, convoquée par l’événement, n’a pas d’autre solution que de renforcer l’enfermement et de retirer sa confiance dans la psychiatrie. À chaque stade de cette réaction, c’est l’ignorance du profane qui l’emporte.
Ce phénomène d’une dégradation de l’offre de soins psychiatriques, alors que les rechutes augmentent globalement, est généralisé à l’ensemble des sociétés modernes. De « coqueluches » des années 50 à 80, la psychiatrie, et son accompagnatrice, la psychanalyse, ont été condamnées pour leur impuissance à long terme (et leur coût grandissant). Pour autant, les pouvoirs publics ne sont pas revenus à l’unique solution de l’asile. Ils reconnaissent la liberté d’évaluation des soignants, et l’amélioration de la qualité de vie des malades. Mais ils ne répondent pas à leur demande de « moyens ». La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût insupportable. De toute façon l’organisation de la pénurie par la réduction de la formation de psychiatres a créé une impossibilité durable de répondre à ces demandes. Le recours au judiciaire et à son équivalent asilaire, la prison, constituent le pis aller qui reste aux sociétés.
Yves Leclercq, Psychiatre, Psychanalyste
*Une représentation visuelle de ces troubles, bien documentée et bien réalisée, est accessible avec le film de Roman Polanski, « Répulsion ».
**À distinguer de « curable »