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vive les sociétés modernes - abécédaire
16 janvier 2012

S comme Schizophrénie (blessure des sociétés modernes).


Quand Pierre Gautier m’a proposé de faire un billet sur ce sujet, je me suis avoué que je n’y avais pas du tout pensé. Son argument, le dérangement que cette maladie mentale impose plus que jamais à nos sociétés modernes,  m’a rapidement convaincu de l’intérêt de cette demande.

La schizophrénie, nommée ainsi par le psychiatre suisse Bleuler, qui en a finement observé les mécanismes à la fin du 19 siècle, est une vraie maladie mentale qui accompagne l’humanité depuis ses origines. Ce qui a donné à penser que les sociétés humaines en portaient l’entière responsabilité. La société pouvait rendre fou, c’est bien possible. Dès sa première structuration, la famille, et au delà, à tous les stades de son organisation. La poursuite de la réflexion sur la maladie  a abouti à en imaginer la prévention par l’invention d’une autre société, ou encore, d’affirmer que les schizophrènes constituaient les sujets sains d’une société malade (anti-psychiatrie) !

On admet plus raisonnablement maintenant que la maladie résulte d’une anomalie de fonctionnement du cerveau, par déficit d’un médiateur, la dopamine, qui participe à la transmission des informations d’un neurone à un autre. Ce déficit provoque des retards, des discordances, et partant, des désordres dans le travail d’intégration des informations dans le cerveau. C’est par ce point faible que la pression sociétale atteint le sujet fragile.  Le malade a un vécu de ce désordre, de ce mélange incompréhensible d’informations qui envahissent sa conscience. Le terme de « passoire » s’est imposé à certains observateurs : sujet-passoire, moi-passoire.  Le vécu de la schizophrénie évoque la défaillance des « limites » : extérieur-intérieur, et à « l’intérieur de l’intérieur ». C’est le spaltung, le clivage, de Bleuler. Le malade se sent pénétré, observé, commenté, deviné, influencé ou empoisonné*. Il peut ressentir, aussi, qu’il perd sa substance dans l’espace qui l’environne.

Comme je l’ai dit, cette maladie accompagne l’humanité depuis longtemps, mais dès l’apparition de la maladie, le fou cessait d’être compris et reconnu par la société, et son exclusion, entrainait rapidement la démence, dégradation globale de ses capacités mentales, et une mort rapide. Son incidence est fixe tout au long de l’histoire : 1% de la population. Et depuis qu’on connaît l’existence d’une prédisposition génétique, composite, à la maladie, on peut évaluer la proportion de sujets prédisposés, qui traversent la vie sans tomber malades, mais sans la vivre bien, à 4% de la population.

Le fait nouveau, qui concerne les sociétés modernes, est que la maladie est maintenant soignable**. Des médicaments, « psychotropes », sont capables de restaurer le fonctionnement normal, auto-contrôlé du cerveau, et de rétablir les liens entre le malade et la société. Le délire, qui constitue la tentative du sujet malade de rétablir l’ordre en lui-même, mais qui est à l’origine des passages à l’acte que commande le trouble du raisonnement, est critiqué.  La rémission permet au malade de réintégrer la société, en premier lieu sa famille, parfois, même, sa profession.  Au regard de l’ancien destin de chronicisation et de démence précoce, dans l’enfermement d’un hôpital psychiatrique, le progrès est immense. Mais il est vite apparu que l’arrêt du traitement était suivi d’une rechute et de la réapparition, parfois plus grave, et plus résistante, de tous les éléments de la maladie, de leur projection sur l’entourage, et du risque de passage à l’acte vengeur. Le schizophrène doit donc bénéficier d’un suivi attentif, régulier, veillant à la bonne observance du traitement, et à l’affut de tout symptôme annonciateur d’une rechute.  Le volet « psychothérapique » de ces contacts réguliers est très important, mais il ne peut dispenser du recours aux médicaments spécifiques, très améliorés en efficacité et en tolérance.  L’absence à un rendez-vous devrait déclencher une démarche de reprise du contact et le rappel du risque. C’était la fonction des équipes extrahospitalières des « secteurs », organisation de la psychiatrie publique, ou des psychiatres privés qui prenaient en charge ces patients attachants, et gratifiants.

Il est naturel que des malades chroniques, astreints à la prise quotidienne de médicaments, ou à une injection mensuelle d’un « neuroleptique-retard » éprouvent un sentiment de révolte, ou s’imaginent guéris, et abandonnent le traitement. Or, l’affaiblissement, en marche depuis des années, des effectifs de psychiatres de secteur, et de psychiatres privés, ne leur permet plus, accablés qu’ils sont par la surcharge de travail, de partir à la recherche de leurs patients en rupture de traitement. C’est pourquoi la société d’aujourd’hui est confrontée à la récidive de passages à l’acte de malades en rechute, parfois plus grave que la première atteinte. Le réflexe de rejet du malade criminel, et des médecins qui ont manqué à leur devoir, est la plus spontanée des réactions de l’opinion. La puissance publique, convoquée par l’événement, n’a pas d’autre solution que de renforcer l’enfermement  et de retirer sa confiance dans la psychiatrie. À chaque stade de cette réaction, c’est l’ignorance du profane qui l’emporte.

Ce phénomène d’une dégradation de l’offre de soins psychiatriques, alors que les rechutes augmentent globalement,  est généralisé à l’ensemble des sociétés modernes. De « coqueluches » des années 50 à 80, la psychiatrie, et son accompagnatrice, la psychanalyse,  ont été condamnées pour leur impuissance à long terme (et leur coût grandissant). Pour autant, les pouvoirs publics ne sont pas revenus à l’unique solution de l’asile. Ils reconnaissent la liberté d’évaluation des soignants, et l’amélioration de la qualité de vie des malades. Mais ils ne répondent pas à leur demande de « moyens ». La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût insupportable. De toute façon l’organisation de la pénurie par la réduction de la formation de psychiatres a créé une impossibilité durable de répondre à ces demandes. Le recours au judiciaire et à son équivalent asilaire, la prison, constituent le pis aller qui reste aux sociétés.

Yves Leclercq, Psychiatre, Psychanalyste

*Une représentation visuelle de ces troubles, bien documentée et bien réalisée, est accessible avec le film de Roman Polanski, « Répulsion ».

**À distinguer de « curable »

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Commentaires
Y
Je me réfère à la formulation des années 1970.<br /> <br /> Tout peut se penser et se dire. Que pensez-vous sur la question?
G
l'antipsychiatrie ne peut pas se résumer à l'idée que le schizophrène est un sujet sain dans une société malade. Les courants antipsychiatriques sont divers : pour certains effectivement la folie n'existe pas, pour d'autres la folie existe mais ce n'est pas une maladie mentale et donc ne concerne pas la médecine, pour d'autres enfin la folie est une maladie mentale mais la pratique psychiatrique est répressive ne respectant pas les droits de l'homme etc..<br /> <br /> Ceci dit je pense que le mouvement antipsychiatrique des années 70 a poussé à une évolution positive de la pratique psychiatrique en particulier son fonctionnement institutionnel
Y
Vos précisions me rassurent. Cette réflexion sur la différence des satisfactions apportées par les biens durables et les non durables est effectivement très éloignée de mon sujet. <br /> <br /> Je réfléchissais, cependant, au rapport des malades avec les satisfactions matérielles. Ils en sont, en général, très détachés. Ou ils sont caricaturaux: avarice, goinfrerie, compensant le vécu de perte.
P
Les observations d'Hirschman (qui est économiste et sociologue) vont bien au-delà des "psychothérapeutes auto-proclamés": je rappelle que son analyse porte sur les diverses formes de déception engendrées par les sociétés de consommation; après avoir envisagé les déceptions suscitées par les biens de consommation (et notamment par les plus durables, par exemple le chauffage central), il en vient aux services, secteur particulièrement développé dans les sociétés modernes, et écrit encore:<br /> <br /> <br /> <br /> "Dans le cas des biens de consommation durable, le problème n'était pas celui de leur efficacité, somme toute assez bien assurée, mais celui de procurer autant de "plaisir" que les consommateurs l'espéraient sur la base de leurs expériences antérieures avec des acquisitions non durables*. Dans le cas des services de santé et d'éducation, par contre, l'efficacité est connue pour être irrégulière et imprévisible; c'est une expérience nouvelle et troublante, par rapport à des acquisitions plus traditionnelles, que de constater de telles variations de qualité et de rendement. Et le grand nombre de ceux qui sortent perdants de cette loterie d'un genre particulier tendent à former une masse malheureuse et déçue." ("Bonheur privé, action publique")<br /> <br /> <br /> <br /> *il pense à la nourriture, à la boisson etc. qui à ses yeux, et paradoxalement, sucitent moins de déception que les biens durables.<br /> <br /> <br /> <br /> Il est vrai qu'Hirschman écrivait ces lignes au début des années 80.
Y
Vous me rappelez l'époque de la gloire, heureusement de courte durée, de l'anti-psychiatrie, qui invitait à envier les schizophrènes, à espérer le devenir, ou, pour les femmes, à avoir un enfant atteint. <br /> <br /> Il y a un monde entre le sentiment d'être divisé entre un rôle social à jouer, et son désir intime, et le vécu du psychotique, dont l'angoisse est communicative par son intensité.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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