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vive les sociétés modernes - abécédaire
12 mai 2011

R comme Révolution (idée claire et distincte?)

 

« Question : Même la révolution ? Elle aussi, il faudrait s'en passer ?

Réponse de Michel Foucault : En tout cas, il s'agit de ne pas la tenir pour une évidence et d'interroger cette idée qui nous paraît s'imposer si aisément. Il faut se demander : après tout, la révolution, qu'est-ce que c'est ? Quelle est cette étrange notion pour laquelle on s'est entre-tué depuis des siècles ? Est-ce qu'on veut vraiment la révolution ? » (Entretien inédit de 1976, Le Point) (1)

 

 

« Faire la révolution ». L’expression a deux sens distincts. Elle peut désigner en premier lieu le projet de conquérir le pouvoir politique pour instaurer un nouveau régime par la voie de l’insurrection (insurrection révolutionnaire). Elle peut aussi se rapporter au projet de transformation radicale et immédiate de l’ordre économique et social institué, au projet donc de révolutionner la société (révolution tout court).

 Les deux projets peuvent être liés (mais ce n’est pas nécessaire) comme les deux moments d’une entreprise unique : la conquête insurrectionnelle a souvent (mais pas toujours) pour finalité une action révolutionnaire sur la société elle-même. Il n’en reste pas moins que si l’idée d’insurrection révolutionnaire est claire, celle de révolution est, à l’examen, problématique.

 On peut être opposé à tout projet d’insurrection révolutionnaire, l’idée n’en est pas moins claire dans la mesure où elle renvoie à une entreprise concevable puisque réalisable. Qu’un peuple ou un groupe d’hommes entreprenne de se soulever, de renverser les détenteurs du pouvoir et de prendre leur place, une telle entreprise peut être éventuellement critiquée comme illégitime ou inopportune mais pas comme impossible en soi. L’idée n’en est pas contradictoire et l’histoire nous fournit de nombreux exemples d’insurrections victorieuses (pour le meilleur et pour le pire).

 Il n’en va pas de même avec l’idée de révolution. On peut d’ailleurs s’étonner qu’une idée aussi problématique à la réflexion ait pu passer pendant si longtemps pour claire et distincte.

 Il pourrait être légitime et souhaitable de vouloir transformer radicalement et immédiatement une société, mais est-ce réalisable ? Le doute s’impose : ce n’est pas parce que les sociétés sont des constructions humaines qu’elles peuvent être changées à volonté. Comment pourrait-on faire table rase du passé ? Comment le rapport des forces en place dans une société pourrait-il être renversé brutalement, ce qui est pourtant ce qu’on entend ordinairement par révolution ? Comment les forces économiques et sociales dominées pourraient-elles devenir soudainement dominantes ? N’est-ce pas aussi inconcevable, pour reprendre une image de Simone Weil, qu’une balance dont le plateau le plus lourd se relèverait sous l’action du plus léger ? (2)  Une révolution peut-elle faire autre chose, au mieux, que consacrer ou achever un renversement déjà en grande partie réalisé ?

 Aussi n’est-ce pas un hasard si en fait de révolutions l’histoire nous présente si souvent le spectacle de contradictions dramatiques entre les objectifs poursuivis initialement et les effets produits (les bolchéviks n’avaient sans doute pas pour projet à l’origine de plonger la Russie dans la catastrophe économique et le goulag ; et il n’est pas croyable que les Khmers rouges aient projeté dès le départ d’éliminer physiquement au moins le tiers des Cambodgiens). Ces ruptures de continuité libératrices que sont censées être les révolutions sont inconnues dans l’histoire : au-delà des soubresauts révolutionnaires, apparaissent au mieux de lentes transformations des régimes  et des sociétés. Ces quelques lignes de François Furet ne s’appliquent-elles qu’àla Révolution française ? « C’est assez troublant de voir comment les Français ont cru tout changer alors que d’une certaine façon ils ont tout consolidé. En ce sens la Révolution qui voulait briser en deux l’histoire du monde – c’est la première fois qu’un évènement qualifie ce qui précède d’ « ancien régime » - ne fut peut-être que la continuation d’une histoire ancienne (…) Evidemment cela donne à méditer sur le destin de la – ou des ? – Révolution ».

 

 Des changements partiels et des réformes graduelles peuvent transformer (en profondeur) les sociétés humaines et les faire progresser. Douter de la révolution n’est donc pas pour autant douter de l’action, ni même d’une action capable de transformer les choses radicalement mais progressivement.


Pierre Gautier


  (I)    On peut lire sur internet l’ensemble de l’entretien en tapant : Foucault et la révolution, Le Point

 (2) C'est la raison pour laquelle Simone Weil écrit encore : « le premier devoir que nous impose la période présente est d'avoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le terme de révolution est autre chose qu'un mot, s'il a un contenu précis, s'il n'est pas simplement un des nombreux mensonges qu'a suscités le régime capitaliste dans son essor et que la crise actuelle nous rend le service de dissiper. Cette question semble impie, à cause de tous les êtres nobles et purs qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, à ce mot. Mais seuls des prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur d'une idée à la quantité de sang qu'elle a fait répandre. Qui sait si les révolutionnaires n'ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se battirent dix ans autour de l'ombre d'Hélène ? » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale)

 

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Commentaires
P
Je trouve que, mine de rien, ces lignes de David Hume (18e) sont essentielles: <br /> <br /> "Equilibrer un grand Etat ou une grande société, monarchiques ou républicains, sur des lois générales est une tâche d’une si grande difficulté qu’aucun génie humain, quel que soit son ampleur, n’est capable d’accomplir par la seule force de la raison et de la réflexion. Il faut que les jugements de plusieurs hommes s’unissent pour cet ouvrage. L’expérience doit guider leur travail, le temps doit les amener à la perfection et le fait de ressentir les inconvénients leur permet de corriger les erreurs dans lesquelles ils tombent inévitablement lors de leurs premiers essais et leurs premières expériences." ("Essai sur la naissance et les progrès des sciences et des arts", 1742)
S
la défense des intérêts des employés face à leurs employeurs est inscrite dans la conception libérale d'une société pluraliste où se confrontent des intérêts particuliers divergents. <br /> C'est le mouvement ouvrier qui a obtenu des conquêtes sociales qui ne sont pas socialistes, et les partis qui les ont soutenues ont toujours fini par donner le sentiment de trahir leurs promesses...socialistes.
P
Ce qui fait (encore) à mes yeux la valeur des sociétés modernes, c'est sans doute comme pour Sénik le fait qu'elles soient fondées "sur la liberté individuelle égale pour tous, sur les droits de l’homme et sur l’État de droit", mais pas simplement; c'est aussi que, sous l'influence des idées socialistes, elles ont aussi pour principes l'égalité et la justice sociale. Elles ne sont ni libérales, ni socialistes, mais la résultante, pas forcément prévisible, de plusieurs forces quelquefois contradictoires en apparence : le capitalisme pour les progrès économiques, la démocratie pour la liberté (autonomie et participation), le socialisme pour l'égalité et la justice sociale, sans oublier le développement des sciences et des techniques, la démocratisation de l'école, ces nouvelles Lumières que sont le féminisme et l'antiracisme, etc. Il y a peut-être une grande part de chance dans cette concordance ; après tout, ces forces auraient pu se faire obstacle les unes aux autres.
Y
Cette pensée de Pascal s'applique à la question que doivent se poser les chrétiens, et qui était encore d'une particulière acuité, à cette époque de l'éclosion du jansénisme, le "salut", le mérite du Paradis. <br /> À son époque encore, la pensée révolutionnaire, ne concernant que la vie "terrestre", simple passage, ne pouvait qu'être embryonnaire, et le fait de rivaux du Roi, pas des hommes ordinaires. Elle germera au siècle suivant, avec les Lumières.<br /> Certains événements du XVIIIème siècle, comme la guerre d'indépendance américaine, peuvent-ils être qualifiés de révolutionnaires? Ce n'est pas mon sentiment.
P
Cette pensée de Pascal concernant les chrétiens ne s'applique-t-elle pas aussi aux révolutionnaires ?<br /> <br /> "L'espérance que les chrétiens ont de posséder un bien infini est mêlée de jouissance effective et de crainte; car ce n'est pas comme ceux qui espéraient un royaume, dont ils n'auraient rien, étant sujets; mais ils espèrent la sainteté, l'exemple de la justice, et ils en ont quelque chose." ("Pensées", 540, ed. Brunschvicg)*<br /> <br /> Cela permet peut-être de mieux comprendre la force du désir de révolution.<br /> <br /> *fréquemment citée par Albert Hirschman.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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