Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
vive les sociétés modernes - abécédaire
13 janvier 2011

P comme Protagoras (ou note historique sur "la compétence des incompétents")

Il peut sembler étrange, dans un abécédaire des sociétés modernes, de consacrer une entrée à Protagoras, philosophe (1) grec du Ve siècle avant J.C. Si j’ai fait ce choix, c’est parce que Protagoras fut l’un des rares philosophes grecs (2) à prendre parti pour le régime démocratique que les Athéniens étaient en train d’inventer et que les sociétés modernes ont adopté en revendiquant hautement un tel héritage.

Ce qui ne fut le cas ni de Platon (428-347), pour qui la démocratie constitue l’une des formes majeures d’injustice politique en plaçant au poste de commandement la partie de la cité (le peuple) dont la vocation n’est pas de commander mais d’obéir .

Ni d’Aristote (384-322), qui voyait la démocratie comme une contrefaçon du gouvernement constitutionnel.

Ni des autres grands sophistes (Thrasimaque, Critias…) qui pour la plupart semblent s’être orientés vers des idées oligarchiques.

L’œuvre philosophique de Protagoras a presque totalement disparu (comme nombre d’autres œuvres littéraires et philosophiques de l’Antiquité). Nous savons toutefois qu’il fut favorable à la démocratie :

- parce qu’il fut l’ami et le conseiller de Périclès;

- parce que c’est à lui que Périclès et le régime démocratique athénien confièrent le soin d’établir la Constitution de la colonie panhellénique de Thourioi;

- parce que Platon lui-même, dans un dialogue qui porte le nom de « Protagoras », lui attribue l’idée suivante et qui forme une partie de ce qu’on appelle le mythe de Prométhée-Epiméthée : Zeus ayant décidé d’apporter aux hommes, de façon à ce qu’ils cessent de s’entretuer, l’art politique, précise à Hermès qu’il ne doit pas répartir cet art comme les autre arts qui sont affaire de spécialistes (par exemple, «un seul homme, expert en l’art médical, suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même »), mais entre tous les hommes : « que tous y aient part, répondit Zeus ». C’est pourquoi, conclut Protagoras, « et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre, se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison, selon moi. Mais quand on délibère sur la politique, où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité » (322b-323a ; traduction Chambry).

Ce faisant, Protagoras prenait radicalement le contrepied de Socrate, qui, dans les dialogues de Platon, ne cesse de s’étonner et de se navrer en constatant que pour toutes les choses un peu importantes, les Athéniens recherchent le spécialiste compétent (médecin, architecte, maître de gymnastique…), alors que pour la chose la plus importante et la plus difficile, la chose politique, ils écoutent le premier venu et s’en remettent à lui.Telle est l’absurdité majeure aux yeux de beaucoup du régime démocratique.

Protagoras eut donc l’audace d’affirmer « la compétence des incompétents » (3). J’ai pensé que cette audace méritait d’être relevée.

Pierre Gautier

(1) je dirais bien "sophiste" puisqu’il se définissait comme tel ; mais le terme a acquis une connotation tellement péjorative (sous l’influence de Platon notamment) qu’il pourrait induire en erreur.

(2) Voire l’un des rares philosophes tout court. Dans son introduction à une récente anthologie de textes philosophiques sur la démocratie, Bruno Bernardi écrit : « Entreprendre de rassembler des textes philosophiques sur la démocratie met en face d’une réalité troublante. Que disent les philosophes de la démocratie ? Qui voudrait répondre à cette question serait bien loin de rassembler les éléments d’un plaidoyer. La chose est criante ; une anthologie de textes philosophiques sur la démocratie est avant tout une anthologie des critiques possibles de la démocratie.»

(3) Selon l’heureuse formule de Jacques Rancière.

                                                                

                                                                        

                                         .Protagoras

Publicité
Publicité
Commentaires
Y
Aux débuts d'une révolution, le peuple se découvre le pouvoir de mettre à bas un régime. Mais on ne connait pas d'exemple où il ait pu le conserver. Il s'en fait peu à peu déposséder, soit par les meneurs de la révolte, soit par des hommes providentiels qui reprennent les leviers de commandes, par les armes, habituellement.<br /> Nous avons la chance, dans les vraies démocraties, d'avoir des institutions et des lois, auxquelles sont soumis ceux qui sont portés au pouvoir par la majorité des suffrages. Majorité qu'une périodicité fixée à l'avance vérifie régulièrement.<br /> C'est pourquoi la nouvelle d'une révolte qui met à bas un régime tyrannique est toujours réconfortante, mais suivie d'une angoisse: qu'en adviendra-t-il?<br /> En relisant tout le débat, je remarque que J.F. traduit République par Démocratie. Les mots de sont pas construits avec les mêmes éléments, et Démocratie n'est jamais utilisé comme nom.
J
Je vous signale , à toutes fins utiles, que sous le titre "Le peuple a-t-il perdu le pouvoir?" le numéro 46 (Février 2011) de "Philosophie Magazine", qui vient de sortir, publie un dossier qui s'insère par plusieurs facettes dans les préoccupations exprimées ici.
Y
Non, je prenais en compte la diversité des individus, elle même constituée de "conditions de départ", familiales, sociales, sexuelle, culturelle, au sens large, qui vont façonner l'identité. <br /> L'aboutissement du raisonnement aboutira-t-il à une solution unique, comme celle d'un raisonnement mathématique ou scientifique? Il est évident que ce n'est pas ce qui se passe dans la vie des membres d'une société démocratique, et que "ce qu'on est" va importer plus que "ce qu'on cherche".<br /> Il me semble que je pars d'un niveau plus archaïque que celui que considère Régis Debray.
S
L'hypothèse proposée par Y L "oublie" le fait que chaque être doué de raison ne s'en sert, et ne pense, qu'à partir de ce qu'il est, c'est-à-dire d'une pluralité qui est réelle, irréductible, et, surtout, légitime. En ce sens, on peut se servir de la distinction naguère défendue par Régis Debray, entre l'esprit démocrate, qui inclurait et respecterait la diversité, et l'esprit républicain, qui la refuserait et la combattrait au nom de ce qui est commun à tous.
Y
Il est évident que "la chose du monde la mieux partagée" ne suit pas un chemin unique et n'aboutit pas à la même conclusion. Il est légitime de se demander: "pourquoi"?<br /> Je suis très tenté de dire que le raisonnement obéit aux lois (mathématiques) du chaos, et déterminé par les conditions de départ (les prémices).
vive les sociétés modernes - abécédaire
  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Publicité