P comme Protagoras (ou note historique sur "la compétence des incompétents")
Il peut sembler étrange, dans un abécédaire des sociétés modernes, de consacrer une entrée à Protagoras, philosophe (1) grec du Ve siècle avant J.C. Si j’ai fait ce choix, c’est parce que Protagoras fut l’un des rares philosophes grecs (2) à prendre parti pour le régime démocratique que les Athéniens étaient en train d’inventer et que les sociétés modernes ont adopté en revendiquant hautement un tel héritage.
Ce qui ne fut le cas ni de Platon (428-347), pour qui la démocratie constitue l’une des formes majeures d’injustice politique en plaçant au poste de commandement la partie de la cité (le peuple) dont la vocation n’est pas de commander mais d’obéir .
Ni d’Aristote (384-322), qui voyait la démocratie comme une contrefaçon du gouvernement constitutionnel.
Ni des autres grands sophistes (Thrasimaque, Critias…) qui pour la plupart semblent s’être orientés vers des idées oligarchiques.
L’œuvre philosophique de Protagoras a presque totalement disparu (comme nombre d’autres œuvres littéraires et philosophiques de l’Antiquité). Nous savons toutefois qu’il fut favorable à la démocratie :
- parce qu’il fut l’ami et le conseiller de Périclès;
- parce que c’est à lui que Périclès et le régime démocratique athénien confièrent le soin d’établir la Constitution de la colonie panhellénique de Thourioi;
- parce que Platon lui-même, dans un dialogue qui porte le nom de « Protagoras », lui attribue l’idée suivante et qui forme une partie de ce qu’on appelle le mythe de Prométhée-Epiméthée : Zeus ayant décidé d’apporter aux hommes, de façon à ce qu’ils cessent de s’entretuer, l’art politique, précise à Hermès qu’il ne doit pas répartir cet art comme les autre arts qui sont affaire de spécialistes (par exemple, «un seul homme, expert en l’art médical, suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même »), mais entre tous les hommes : « que tous y aient part, répondit Zeus ». C’est pourquoi, conclut Protagoras, « et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre, se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison, selon moi. Mais quand on délibère sur la politique, où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité » (322b-323a ; traduction Chambry).
Ce faisant, Protagoras prenait radicalement le contrepied de Socrate, qui, dans les dialogues de Platon, ne cesse de s’étonner et de se navrer en constatant que pour toutes les choses un peu importantes, les Athéniens recherchent le spécialiste compétent (médecin, architecte, maître de gymnastique…), alors que pour la chose la plus importante et la plus difficile, la chose politique, ils écoutent le premier venu et s’en remettent à lui.Telle est l’absurdité majeure aux yeux de beaucoup du régime démocratique.
Protagoras eut donc l’audace d’affirmer « la compétence des incompétents » (3). J’ai pensé que cette audace méritait d’être relevée.
Pierre Gautier
(1) je dirais bien "sophiste" puisqu’il se définissait comme tel ; mais le terme a acquis une connotation tellement péjorative (sous l’influence de Platon notamment) qu’il pourrait induire en erreur.
(2) Voire l’un des rares philosophes tout court. Dans son introduction à une récente anthologie de textes philosophiques sur la démocratie, Bruno Bernardi écrit : « Entreprendre de rassembler des textes philosophiques sur la démocratie met en face d’une réalité troublante. Que disent les philosophes de la démocratie ? Qui voudrait répondre à cette question serait bien loin de rassembler les éléments d’un plaidoyer. La chose est criante ; une anthologie de textes philosophiques sur la démocratie est avant tout une anthologie des critiques possibles de la démocratie.»
(3) Selon l’heureuse formule de Jacques Rancière.
.Protagoras