M comme « Maîtres et possesseurs de la nature »* (Descartes coupable?)
Cette expression de Descartes ferait-elle de lui le penseur qui a ouvert la voie à la conquête dévastatrice de l'homme sur la nature? Replaçons Descartes dans son temps et dans son contexte. Remarquons d'abord que la citation est incomplète: dans la 6e partie du Discours de la Méthode (1637), Descartes écrit que les sciences et les techniques pourraient nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature »**. Pour Descartes, le Maître de la nature reste bien Dieu dont nous tenons les « vérités éternelles » et qui ne cesse de créer le monde où nous vivons. Mais Dieu ne peut prévoir ni orienter la liberté des hommes. C'est pourquoi, étant « comme » maître et possesseur de la nature, l'homme est aussi responsable de ce qu'il lui fait subir. Pour Descartes, la liberté est si grande qu'il n'envisage pas qu'elle puisse être débordée par la science et la technique. Il n'y a pas pour Descartes d' « essence » de la technique parce qu'elle n'est pas autonome à son époque . Celle dont il parle est celle des artisans et des inventeurs, dont il espère une économie d'effort humain et une victoire sur les maladies.
Quelle est donc la grande nouveauté de Descartes? La découverte des possibilités ouvertes par la « méthode », qui consiste à appliquer le raisonnement géométrique à l'ensemble du savoir humain. Il faut un fondement à ce savoir. Pour Descartes, il n'est pas en Dieu, mais dans le sujet qui pense. Ce sujet est rationnel et libre à la fois. Mais sa liberté est plus grande que son savoir. C'est pourquoi il peut en faire un usage dévastateur. Il est maître du monde par sa pensée à condition d'être maître de ses pensées. C'est le sens du Traité des passions. A partir de Descartes il faut que l'homme s' impose des limites à lui-même, car ni la nature qu'il domine d'une manière que Descartes ne pouvait pas imaginer, ni Dieu, qui ne peut intervenir sur la liberté, ne nous poussent à le faire. C'est en ce sens que, dépassant son époque et son contexte, Descartes peut encore nous être une leçon.
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Françoise Valon (philosophe)
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* « Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connoissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » (Discours de la Méthode, 6e partie)
** Si on occulte ce « comme », on fait de Descartes le pionnier de ceux qui, voulant imposer à la nature la domination de la raison conduisent à « l'arraisonnement » technique du monde dont nous constatons aujourd'hui les dégâts. Le « comme » n'introduit pas seulement ici une atténuation, mais marque une comparaison. Il s'agit d'être « comme » maître de la nature, comme on est maître de ses passions, en n'ignorant pas leur force, mais en modifiant leurs effets par un acte de volonté. Pas plus que l'artisan (auquel Descartes se réfère explicitement dans ce passage) ne peut modifier le cours des astres ou la chaleur du feu, nous ne pouvons modifier notre nature, qui consiste à trembler de peur en face du danger. Mais de même que nous pouvons utiliser la chaleur du feu pour forger le fer, nous pouvons empêcher notre cheval de tourner le dos au danger. Pour Descartes, en même temps que la philosophie affronte la souffrance des hommes grâce à la science et la technique , elle affronte les passions grâce à la raison. (On peut mettre en relation ce passage du Discours avec le Traité des passions de l'âme.)