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vive les sociétés modernes - abécédaire
30 mars 2009

M comme Mélancolie (et subjectivité moderne)

Depuis la théorie grecque, philosophique et médicale, des « humeurs », reprise et étendue à la Renaissance, – la mélan-cholè était la « bile noire » –, la mélancolie est devenue le nom d’une expérience clef de la psychè occidentale : acedia de saint Thomas, Melencolia de Dürer, poésie mélancolique des ruines chez Diderot, mélancolie romantique de Musset et de Nerval, spleen baudelairien, poèmes « saturniens » de Verlaine, mélancolie et névrose narcissique chez Freud, « nausée » du Roquentin de Sartre (Melancholia était le premier titre du roman)…

                                                         

L’erreur serait cependant de conclure à une éternité de Saturne, l’astre de la  mélancolie. Contrairement à une idée répandue ou reçue (encore accréditée par une récente exposition-spectacle sur ce thème, au Grand-palais), la mélancolie n’est pas un archétype. Au contraire, tout en demeurant un transcendantal, la mélancolie est historicité ; elle est même l’affaire d’un destin historique, celle de la subjectivité moderne, telle qu’elle se construit à partir du XVIe siècle, dans l’horizon du christianisme. Destin historique qui engage un certain rapport au temps et à l’histoire, et même une interprétation du temps.

          Aussi bien, la mélancolie ne caractérise pas seulement une pathologie individuelle, mais bien une culture, où se lient l’individuel et le collectif. Elle est même une « maladie de culture », culture dont elle est la face sombre et dont elle peut révéler la paradoxale « barbarie ».

C’est dans le cadre du christianisme occidental, en effet, que la mélancolie a pu devenir cette melancolia heroïca qu’évoque W. Benjamin dans Le Drame baroque allemand. Elle naît de l’idée de la Chute, de la chute de l’homme dans le temps et dans l’histoire ; elle s’envisage sur le fond d’une catastrophe radicale dont elle est la fascination prophétique. À la Renaissance (1514), s’appuyant sur des théories et des codes antérieurs qu’elle dépasse, la célèbre gravure de Dürer, Melencolia, en ses multiples versions, organise de manière fondatrice et complexe signification de cette mélancolie des Temps modernes.

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La figuration majeure de la mélancolie est celle d’un personnage dont l’avant-bras, appuyé sur le coude, retient la tête penchée sur le côté. Cette figuration emprunte à celle du Christ, qui apparaît déjà ainsi dans des œuvres du XVe siècle – Christ au jardin des Oliviers ou Christ sur la Croix. Dürer élargit ce registre : non seulement sa Melencolia fait apparaître le lien consubstantiel qui unit allégorie et mélancolie, mais elle fait même apparaître que si l’allégorie devient pour l’Occident une forme privilégiée, et notamment en peinture, c’est parce que la mélancolie s’avère être le fond secret de la Représentation. La Melencolia avoisine les Vanités et les Memento Mori. Les signes de la culture et de l’histoire se fragmentent et se dispersent, deviennent des énigmes hermétiques à toute interprétation, la conscience et la connaissance sont envahies par la profusion des ruines et des reliques : aussi bien, le regard du sujet des Temps Modernes devient le regard vide (vanus), qui fixe le point aveugle de toute mémoire, c’est-à-dire la mort, allégoriquement figurée (du XVe siècle jusqu’à Picasso et au-delà) par le crâne des Vanités – devenant l’inquiétante anamorphose qui hante les Ambassadeurs de Holbein (1522).

Au cœur de la mélancolie, il y a donc la question du temps. La mélancolie n’est précisément pas la nostalgie, laquelle n’est, à la lettre, que le désir douloureux du retour et du recommencement : la nostalgie est une expérience authentique du temps – jusque dans l’expérience de « la Vie antérieure » (Baudelaire). La mélancolie, au contraire, est l’impossibilité d’une expérience féconde du temps. Elle est l’épreuve de la disjonction temporelle, de la rupture entre le passé, le présent et l’avenir, comme le montre L. Binswanger dans Mélancolie et Manie. Notons à cet égard la contemporanéité révélatrice de la Melencolia de Dürer (1514) et de l’Utopia de Thomas More (1516) : elles sont, comme en recto et verso, deux irréalités disjonctives dans l’expérience du temps. Dans la mélancolie, le passé passe dans l’avenir, et obture le devenir. L’ouverture du temps est donc impossible, et le présent du monde disparaît dans ce passé. La mélancolie est le refus du « c’est », mais elle est aussi l’impasse du passé, gelé, pétrifié en lui-même[1].

C’est sur un tel horizon que la Renaissance a pu notamment élire la ville de Rome et de ses ruines comme ce jardin de la mélancolie au miroir duquel lire l’histoire humaine ; et c’est en ce sens aussi qu’elle a contribué à la naissance « folle » de la collection et des musées, qui sont devenus le mode privilégié de la mémoire de l’Occident, et dont l’inflation signe le triomphe visible de la « culture ».

À cette mélancolie radicale puise la mélancolie pathologique de la subjectivité moderne, comprise comme névrose narcissique. Dans Deuil et Mélancolie, Freud fait du deuil le prototype de la mélancolie. Mais celle-ci doit être saisie surtout comme  un simulacre du deuil. La mélancolie prend le masque de l’endeuillement, car le mélancolique n’a pas perdu d’objet. Et alors que le deuil est aux prises avec le réel et sa nécessité (anankè), dans l’épreuve d’un monde devenu un désert, la mélancolie, elle, ignore toute épreuve de réalité. Elle n’est que « psychique » ; dans le sentiment de la perte qui l’afflige, le mélancolique vit l’intensité d’une douleur, à la mesure du sentiment de la catastrophe où le moi lui-même est devenu désert.

Le moi ne sait donc pas ce qu’il a perdu. Mais il s’identifie à l’objet perdu, dont « l’existence se poursuit psychiquement » (Freud). Cet objet perdu, c’est l’objet parental et c’est le passé comme culture : la culture comme Surmoi. Le Moi s’étant narcissiquement identifié à l’objet, le mélancolique veut résumer sous le signe de la catastrophe toute l’histoire de l’humanité, désormais comprise comme espèce, comme détemination pure. L’individu est ainsi soumis au poids de tous les codes, des signes, des gènes… Il ignore tout rapport libre avec le passé dans la possibilité de sa métamorphose. Car le passé mélancolique ne peut pas se modifier, mais veut être ressuscité comme tel (sous le signe du pater du Patrimoine, notre obsession culturelle contemporaine).

L’existence psychique du mélancolique est peuplée de ruines et de cadavres, qui réclament vengeance et châtiment, sous le signe du remords. Mais personne ne peut porter le destin de l’espèce, sinon au prix d’un masochisme moral : la rédemption de l’humanité passe par le sacrifice du Moi à l’Idéal du Moi et par l’exposition de la douleur. Ainsi, dans l’oubli de la nécessité et du rapport au monde, le Moi, exacerbé et coupable, ne peut supporter, narcissiquement, qu’une Idée du réel. L’Idée seule apporte consolation et réponse, livrant le sujet à son exacerbation, à son emphase infinie. La mélancolie est « morale », dans un délire conjugué de petitesse et de grandeur mégalomaniaque [2].

           Tel est le fond mélancolique de la culture occidentale et de son destin, où s’articulent l’individuel et le collectif, jusque dans l’existence et dans la psychè de chacun. C’est là l’un des traits dominants de la « culture » du XXe siècle. La névrose narcissique devient la réponse individuelle à la perspective culturelle du destin de l’« espèce » humaine ; elle est marquée par « le goût du néant » (formule-titre d’un poème de Baudelaire), et même davantage encore par le goût de l’anéantissement. Le rêve de catastrophe se donnant comme salvateur du néant, la mélancolie de culture a partie liée avec les exterminations et les apocalypses : telle est sa possible barbarie.

Au demeurant, c’est bien là ce qui fait la différence entre mélancolie culturelle et mélancolie créatrice. C’est en effet l’une des vocations majeures des artistes et des grandes œuvres que de faire, pour nous, l’épreuve de l’intempérance mélancolique de la culture. Ainsi la Sylvie de Nerval et ses Filles du feu, les Tableaux parisiens de Baudelaire, La Recherche du temps perdu de Proust, l’œuvre de Benjamin, mais aussi et encore Les Bacchantes, la dernière tragédie d’Euripide et du monde grec, laquelle situe la puissance tragique de l’expérience de la mélancolie et de la manie dans l’œuvre d’art. L’œuvre n’est jamais complaisance avec aucun « héroïsme » prétendu de la mélancolie ; elle est au contraire conjuration magique de la répétition, construction épiphanique du lien avec la nécessité, avec le monde et avec l’altérité, donc ouverture de l’avenir.[3] 

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Jean Lauxerois (auteur et traducteur)

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[1] Baudelaire :   « Paris change, mais rien dans ma mélancolie

N’a bougé. Palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. » (Le Cygne)

[2] La mélancolie est bien le destin du sujet moderne. Elle est le moment où l’idéalité narcissique triomphe dans le moi. Le sujet est pris entre le Surmoi et l’Idéal du moi. Entre le Surmoi, instance cruelle de culpabilisation ( « Tu n’y arriveras pas ») et l’Idéal du Moi, instance d’une idéalité (« Sois ainsi »). C’est sous ces deux instances, qui peuvent aussi se superposer jusqu’à se confondre, que la mélancolie s’installe. Cette conjonction peut pousser le narcissisme jusqu’à l’autodestruction. Le moi veut réaliser l’Idée de son moi (idéal narcissique) en l’accomplissant par son suicide. Il veut laisser aux survivants l’idée de son moi (Lorenzaccio)

[3] On peut lire dans cette perspective le poème de Baudelaire, Le Cygne, d’une décisive profondeur sur cette question de la mélancolie moderne : exorcisme du ressentiment lié au passé, épreuve de ce que la culture oublie les vaincus…


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Commentaires
E
- Comme tout le monde, je vis dans cette moderne société avec ses avantages et ses inconvénients.<br /> Je ne suis pas d’une autre époque ; je n’ai pas la mélancolie d’un passé révolu ni celle d’un avenir qui, entre – nous soit dit, ne vient jamais ! Je suis en mon lieu en mon temps et ne suis prisonnier ni de l’un ni de l’autre !! <br /> Et pour ma part, je n'ai pas le sentiment d'être: "un provocateur", en tout cas mon intention n'est pas provocatrice au sens de défier des personnes qui par tempérament de modernité, seraient réfractaires et/ou feraient par principe borné, preuve d'une opposition farouche à toute idée traditionnelle.<br /> Tel Montaigne, je suis prudent : Plus d’un qui s’y est pris à se placer comme provocateur, y a laissé la peau ou presque de méchante façon...<br /> <br /> Frondeur, sans doute ; désirant provoquer intentionnellement une mêlée ?<br /> Non, ami Paul – celui (pas l'autre !!), bien que natif d’une région rugbystique et n’en ayant pas peur, telle n’est pas mon intention.<br /> <br /> - Ce qui me plairait, c’est certain (en ais-je la légitimité que tu m’accordes si j’ai bien saisi ? je ne puis le dire), ce serait que mon propos puisse entraîner la provocation d’une réflexion plus en profondeur que les seules analyses – vagues qui, poussées par le vent de l’histoire fugace, passent à vive allure sur l’océanique temps de paroles données ; analyses qui bien souvent viennent s’échouer dans des chroniques journalistiques peu lues ou échouer dans des bibliothèques, voire qui fuient dans le tonneau des danaïdes de « la toile » inter – nautique, sans nécessairement changer grand-chose à ce qui est décrit ou dénoncé. <br /> <br /> - Il se peut que l'enjeu du conflit pas nouveau qui se perpétue en terre de Canaan soit d'un enjeu plus crucial qu'on ne le pense généralement en pays de modernité ; je ne me prononce pas sur un sujet qui nous entraînerait peut être un peu loin de celui de la Mélancolie d'expression française... encore que, ces foutues banlieues...
P
à l'ami Eric<br /> <br /> Introduire Augustin, Paul (l'autre ...), et la signification cabalistique de l'écriture Hébraïque, en un lieu justement consacré à la louange des sociétés modernes!<br /> C'est un peu provocateur pour les officiants non?<br /> Nous verrons bien si quelque gardien du temple se manifeste en humour ou d'autre manière.<br /> En tout cas, tu as légitimité moderne à exposer toutes ces histoires!<br /> Le conflit du moyen Orient restant d'une actualité de plus en plus oppressante après déjà deux millénaires de productions artistiques et guerrières.
E
Je crains que sur ce sujet, pas mal de mal entendus ne s’amalgament créant les conditions de confusions multiples.<br /> Je constate en tout cas qu’une aventure ne serait-ce qu’intellectuelle, basée sur un « donquichottisme » pour en tirer quelque sagesse ne tente guère !<br /> Il est pourtant possible, à ce que j’en sais, de lire dans le texte fleuve de ces aventures « picaresques » la recherche et les recettes d’une union, d’une mise en complémentation fructifère d’un côté de connaissance (Quichotte) et d’un côté « terre à terre » Sancho Pança, de l’humanité considérée dans son ensemble !! D’un assemblage symbiotique entre « Esprit et Matière » comme le formule l’ami Paul.<br /> <br /> Ceci-écrit, reprenons sur les deux textes précédant : <br /> - La notion de « Péché Originel » se trouve-t-elle réellement dans le texte d'origine (*) ?<br /> Je site le professeur d’histoire Georges Minois dans l’introduction de son livre sur "Les origines du mal, une histoire du péché originel" (Fayard,), ouvrage très bien documenté et fort décapant d'idées toutes faites : « C'est saint Paul, et surtout saint Augustin - le premier à employer l'expression -, qui en ont fait le fondement du christianisme, le fait primordial d'où découle le salut. Devenu un dogme à partir d’un décret du concile de Trente, le péché originel a dès lors été présenté comme une tache indélébile, transmise de génération en génération, qui fait de l’homme un être enclin au mal, porteur d’une nature corrompue ou blessée. »<br /> Si l’on veut bien se reporter au texte d’origine recopié fidèlement sur des millénaires (**), il est possible d’y voir la description de l’acquisition pour « le » A Da M (toi, moi, nous), d’une « faculté volitive » (***) qui lui soit propre, de par un Processus d’intellection – j’ai nommé : Y H V H – impossible à intercepter dans une réflexion mentale qui fige la pensée dans des idées temporalisées en linéarité. <br /> <br /> - J’ajoute que quitte à citer une phrase, autant le faire en entier et dans si possible de manière aussi proche que possible du texte primitif.<br /> Une traduction plus près texte évangélique primitif (****), serait à mon humble avis : « Heureux les pauvres en esprit (ou «en l’esprit ») : à eux le Royaume qui s’étend jusqu’aux cieux ! », ce qui m’évoque que l’accession à certaines « hauteurs de pensées » dé contingentées est possible pour ceux qui se sont dé complexifié les neurones et ouvert le cœur.<br /> Et non qu’il faille être simplet pour y accéder.<br /> <br /> - Et enfin je précise qu’il existe deux aspects de la conscience une : Celui de la conscience en tant que telle (elle-même « sujet », si l’on veut ainsi l’exprimer) et celui de la conscience en tant quelle objective.<br /> Celui que notre sombre auteur français qui eut droit à des funérailles nationales, projette sur le mythique Caïn me paraît appartenir au deuxième.<br /> Quand à celle (la conscience) de celui qui occupe actuellement la fonction de Président de la république française dont la devise est « Liberté – Égalité – Fraternité », permettez cher Sceptique que ne me prononce pas publiquement. <br /> <br /> …………………………………………………………………………………………………...<br /> * Celui de la Torah, écrit donc avec des lettres pictogrammes en hébreu ancien.<br /> ** Il s’agit du deuxième jet du récit de Genèse. Je n’en suis en rien un spécialiste, c’est donc, possible pour tout honnête être humain en possession de ses facultés intellectuelles.<br /> *** Voir : La Langue Hébraïque restituée, Fabre d’Olivet : (L’Age d’Homme|Delphica, 1991). Il s’agit d’A Sch aH et non de Ht V Ha dont le vocable prononcé par A D aM pour la désigner après l’expulsion de la gaine (« GYNée ») édénique, n’arrive qu’ensuite. <br /> **** Mathieu 5, 3 (en grec donc, et désigné comme « le Sermon sur la montagne) ; j’ai appris le grec, mais je n’en suis pas non plus un spécialiste.
P
Essai d’un simple d’esprit :<br /> <br /> L’être humain est un lieu de rencontre particulier entre Esprit et Matière. <br /> La particularité de ce lieu est sa capacité d’abstraction ; la Matière « abstrait » l’Esprit, le nomme, l’imagine sous diverses formes.<br /> Les traditions, religions, philosophies, psychanalyses, sont les contes et légendes que cette rencontre génère, les chroniques d’une prise de conscience progressivement formulée.<br /> Au vu du nombre de paroles et d’écrit et dobjets produits dans cette histoire, la rencontre paraît féconde.<br /> Mais comme disait l’autre Paul : <br /> <br /> « Que j’aie l’inspiration, que je sache tous les mystères et toute la connaissance, que j’aie toute l’adhérence, à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. »
Y
Le péché originel, qu'on retrouve dans la plupart des mythes, c'est le vol du secret des dieux, c'est la connaissance. <br /> <br /> les hommes n'ont pas tardé à prendre la mesure du "gross malheur", et se sont inventé un premier coupable de leurs ennuis infinis.<br /> "Heureux les simples d'esprit", se sont-ils dits. Mais n'est pas simple d'esprit qui veut! N'est-ce-pas, Éric?<br /> Je mettrais même dans le panier de la conscience, l'oeil qui poursuit Caïn jusque dans sa tombe. <br /> La mort nous en délivre, mais elle échoit aux survivants.<br /> "Le Président a-t-il sa connaissance?""Non, elle est partie..."<br /> Puisqu'il est vain d'en pleurer, qu'on en jouisse!
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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