K: Du Kitsch, du Kawaii (notes sur le paradis perdu) 2/3
La magie, le rituel de l'art ne s'en remettra jamais.
Le Kitsch donne plus. Il donne trop. Il pense offrir au monde. Il songe au public, répond à une attente. D'une petite chose, il obtient une grande plus-value sentimentale.
L'artiste est celui qui trouve des solutions. Le Kitsch copie ses solutions, les chromolithographie, préfère. Il voudrait qu'on oublie l'art et qu'on ne pense qu'à lui. La lampe de chevet-Tour de Pise éclaire et en plus rappelle un voyage. Au reste, l'art est trop fort dans sa forme, son propos, son concept, son génie, sa présence ; le Kitsch lui ôte donc tout aura afin que tout le monde en profite sans faire de chi-chi.
Lohengrin, héros bariolé dans sa panoplie de légendes, de contes, de mythologies, d'hagiographies, de Louis II de Bavière.
Le Kitsch n'est pas un art mineur.
Le Kitsch ne critique pas, n'a pas intérêt. Il veut participer.
Le Kitsch n'est pas un manifeste.
Le Kitsch ne comprend pas pourquoi à l'époque de sa reproductibilité technique, l'œuvre d'art doive rester unique et vaille si cher.
Le Kitsch dit c'est beau parce que je le trouve beau. Il a son goût à lui, personnel, intime. Défendable, parce que comme l'avoue Rosanette à Frédéric "ça rappelle des souvenirs", ou comme le hasarde Louise, devant un déversoir à Nogent : « C’est comme le Niagara ! », qu'elle ne connaît pas. Indéfendable, parce que, au même motif, ce sont des sentiments empruntés, des idées reçues.
C'est la musique d'André Rieu, celle de Waldos de los Rios interprétant l'Hymne à la joie avec guitare électrique.
Il y a un Kitsch littéraire, architectural, chorégraphique, pavillonnaire.
Le Kitsch sidère, effare, inquiète, suscite des colloques.
Sérénade (coll. particulière)
Souvenirs de quoi ? D'Andalousie ? D'une nuit ? D'une situation éprouvée ? De Roméo et Juliette ? Plane la réminiscence de l'Annonciation. Leur position respective (lui debout, elle assise, abritée), le potelé diaphane de leur peau, leur regard ailleurs, nulle part, disons, angélique, la fleur de lis-guitare, l'instant, plaident pour l'amour éthéré. Il faudrait faire un sort à la guitare tendue du barde espagnol comme à ce chemin en zigzag ou à cette maison au toit solidement rouge, mais la nuit est trop belle, la taille trop fine et les ombres trop voluptueuses.
Comme dans les chromos publicitaires (Liebig, Au Bon Marché, Nestlé…), les images pieuses ou les photos composées pour calendrier, l'idéal de la situation présentée rejoint la leçon de choses : la vérité excédentaire d'un sujet a été nivelée, gommée pour gagner en vertu pédagogique. Ainsi, cette Sérénade, après la scène du premier regard mais avant l'étape du premier baiser, voici la romance au clair de lune. Le Kitsch est oecuménique.
Le Kitsch fuit le déplaisir qu'il y aurait à constituer une vision du monde satisfaisante pour quelques-uns seulement ; il vise une totalité. Autodidacte, il simplifie, transforme le percept de l'œuvre d'art en sensation prête à l'emploi, devance l'attente du public.
Le Kitsch a compris très tôt, avant même la rupture entre l'Académie et l'Art moderne, qu'il fallait, plus qu'un objet précis, par n'importe quel moyen, sur n'importe quel support, sauver une catégorie qui n'intéressait plus : le Beau, valeur entre les valeurs, et dont il pouvait se prémunir par la suite, vis-à-vis de tous les jugements. Esthétique (c'est moche), économique (oui, mais c'est moins cher qu'un vrai Michel-Ange), théologique (Christ sulpicien plus crédible que le Christ roman ; en tout cas, je me sens mieux avec), technique (c'est du bricolage (oui, mais c'est pas cher)).
Le Kitsch fait feu de tout bois, avale tous les arts, porte secours à tous les objets. C'est un art du plein.
Le Kitsch voudrait qu'on le laisse tranquille. Il a tout, n'a besoin de rien.
Le Kitsch a une stratégie commerciale et sentimentale à courte vue.
Peut-être conviendrait-il de ne considérer les objets kitsch que comme des produits dérivés. À l'instar de la finance, auquel appartient le terme, il permet avant tout une transaction. Quelques pièces pour un rêve.
Le Kitsch dit ne me jugez pas, aimez-moi. C'est difficile.
Le Kitsch est sentimental, toujours sentimental, absolument sentimental. Ce qui touche dans l'objet kitsch est la conscience d'avoir été touché. L'objet kitsch dérive donc surtout d'une volonté de capter vite le désir qui passe.
Le Kitsch voudrait que tout soit comme avant. Un paradis perdu saturé de créatures presque neuves où le désir remplace partout le jugement. Parce que le désir ne ment pas.
Avant quoi ? Toujours avant. Comme avant est le concept d'une époque révolue, indéfinie. Une période où jouets, objets, œuvres, outils, brillent de leur simple présence, sans relations, sans hiérarchies, sans noms, se découvrent au regard dans une égalité idéale et à portée de main : faut-il s'amuser avec, s'en servir, les poser puis les regarder, les toucher, ne pas les toucher ?
Oui, on peut toucher. Cette capacité haptique du Kitsch s'oppose à l'art contemporain. On ne touche pas les œuvres d'art.
Le Kitsch vise l'idyllique, un en deçà de l'humanité sociale sans bien ni mal, sans langage et, partant, sans critique.
Le Kitsch œuvre dans l'éblouissement. Les matériaux employés souvent poreux ou mats nécessitent l'adjonction de vernis pour faire étinceler le merveilleux, obtenir une sacralisation à peu de frais. À défaut, les peintures sont mises sous verre, les objets sous vitrine. Le globe de la boule à neige protège et resplendit. La céramique en petits formats coalise l'idéal de l'objet éclatant que les possibilités de production de masse, dans la seconde moitié du XIXème siècle, répandent à l'envi.
Le Kitsch veut dire ersatz. Il utilise le concret, veut le concret, dans ses représentations, dans sa facture et dans sa présence. Cependant qu'il ne vend que l'absence, le manque. Faux, simulacre, tape-à-l'œil, il a soustrait du haut lieu touristique, de l'événement (le Kitsch aime les jubilés) ou du musée, une sorte de monstre édulcoré, déclinable en série, plus accessible, plus petit et qui prend donc moins la poussière. Par ailleurs, que garder d'une visite, que peut-on emporter d'un lieu ? La carte postale se montre souvent bien insuffisante à commémorer.
Le Kitsch finit par être aimé, au second degré.
(à suivre)
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Alain Sevestre, auteur (notamment de L’Art modeste : notes sur la croûte, éditions Gallimard).
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Ps : pour collaborer à cet abécédaire: pierre.gautier75@wanadoo.fr