Eloge des sociétés contemporaines (7): l'ultralibéralisme
Objection 3bis: l'ultralibéralisme.
Reste le spectre de l'ultra-libéralisme, qui doit être aussi examiné. Nos sociétés seraient sous la menace d’un retrait massif de l’Etat hors de la société civile, livrant celle-ci sans défense aux puissances d’argent. La réalité de cette menace est à la vérité tout à fait discutable.
D’abord parce qu'un tel retrait contredirait une tendance lourde de l'histoire de nos sociétés depuis plusieurs siècles au renforcement régulier de la puissance de l'Etat et à l'extension tout aussi régulière de ses compétences. Cette croissance de la puissance de l'Etat se manifeste notamment à travers la normalisation de l'impôt et l'augmentation constante de ses fonctionnaires jusqu'à leur omniprésence. La démocratie n'a rien changé à cette évolution ; elle a au contraire donné un pouvoir supplémentaire à l'Etat en lui conférant la légitimité populaire. " De régime en régime, plus d'impôts, plus de fonctionnaires et plus de lois " (Jouvenel). Le 20E siècle n’a fait que renforcer cette tendance profonde : ainsi le pourcentage des dépenses publiques par rapport au PIB (indice de l’action économique de l’Etat) n’a cessé de croître dans tous les pays développés, passant par exemple de 8 % pour les USA, 13 % pour la GB et 17 % pour la France en 1910 à respectivement 39 %, 41 % et 55 % en 2002 Un retrait massif de l'Etat représenterait une inversion de tendance bien surprenante historiquement.
Un tel retrait serait par ailleurs peu compatible avec l'une des caractéristiques fondamentales des sociétés modernes: leur complexité croissante, qui exige impérativement une organisation elle-même croissante : l'Etat en est le principal maître d'œuvre. Pour ne prendre qu'un seul exemple, il doit toujours plus s'impliquer dans l'organisation de la circulation automobile, à tel point que dans plusieurs pays du monde, dont la France, les véhicules individuels (autrefois extension du domicile) sont passés du domaine privé au domaine public (ceinture de sécurité obligatoire, interdiction de téléphoner etc.), indépendamment des choix politiques des gouvernants. Comme l'écrit Galbraith : " Le moteur de l'évolution historique dans les pays non socialistes évolués, c'est l'organisation... Elle réside avant tout dans le vaste et omniprésent Etat moderne. On trouvera l'Etat un rien trop gros ou un rien trop petit selon qu'on est conservateur ou social démocrate; mais tous les réalistes en tomberont d'accord, l'Etat continuera d'être très gros ".
La mondialisation ou la globalisation n’a pas foncièrement modifié la donne, contrairement à une idée très répandue. Ainsi le pourcentage des dépenses publiques par rapport au PIB a continué à croître depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, et cela dans tous les pays développés. Il existerait même selon Dani Rodrik une corrélation statistique entre l’ouverture d’une économie et la taille de l’Etat, cette ouverture devant être soutenue par l'Etat et suscitant à son tour dans la population un besoin accru de protection étatique. JP Fitoussi souscrit à cette analyse et précise " qu’il existe un cercle vertueux entre ouverture internationale, c’est à dire mondialisation, et sécurité économique : l’ouverture accroît la demande de sécurité et la satisfaction de cette demande constitue une incitation à l’ouverture ". Or cette demande de sécurité ne peut être satisfaite que par l'Etat.
Qu'on s'en désole ou qu'on s'en réjouisse, un désengagement massif de l'Etat ne semble guère à l'ordre du jour.