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vive les sociétés modernes - abécédaire
16 novembre 2006

Eloge des sociétés contemporaines (6): les Trente glorieuses

Objection 3 : " Les Trente glorieuses ".

On entend souvent dire également que l'ère de prospérité des sociétés occidentales correspond aux fameuses " Trente glorieuses " et qu'elle s'est interrompue vers le milieu des années 70.

En supposant que cette objection soit vraie, il n'en resterait pas moins que, pour que cette période prenne fin, il a bien fallu d'abord qu'elle existe ! A la vérité, cette objection serait plus convaincante si elle n'émanait la plupart du temps de ceux qui ont constamment nié la réalité de ces mêmes " Trente glorieuses " au moment où elles se produisaient. Hobsbawm reconnaît qu'on a mis, que lui-même a mis, bien longtemps à admettre la " nature exceptionnelle de cette époque ". En France, Jean Fourastié, à qui l'on doit l'expression (les Anglo-Américains parlent eux d'" Age d'or ") a été longtemps tenu pour un économiste réactionnaire. Pourquoi ceux qui se sont montrés aussi aveugles alors seraient-ils nécessairement plus clairvoyants aujourd'hui, lorsqu'ils déclarent close cette ère de prospérité capitaliste ?

L'autre nom de cette prospérité est l'" Etat providence " et, là encore, on suivrait plus facilement ceux qui dénoncent son démembrement actuel si ce n'étaient généralement les mêmes qui voyaient en lui alors une mystification : il est plaisant d'entendre à la radio un dirigeant de la LCR prendre la défense de l'Etat providence ! Je ne savais pas qu'il avait existé pour cette organisation !

On doit également contester la thèse d'une rupture radicale depuis les années 80 . Comme l’écrit Jean-Paul Fitoussi dans La Démocratie et le Marché  en 2004: " La nostalgie n’est pas un moyen d’analyse. Dans les années cinquante, soixante et soixante-dix, la population du monde était beaucoup plus pauvre qu’aujourd’hui et les conditions de vie, y compris dans les pays développés, beaucoup plus difficiles ". Il y a sans doute eu un infléchissement économique à partir de la fin des années 70, mais il n'a pas empêché nos sociétés de continuer à s'enrichir, et cela au profit de la grande majorité de nos concitoyens (même si c'est dans des proportions différentes sur lesquelles nous reviendrons plus loin). Commençons par la croissance économique, qui a diminué mais qui n'a pas disparu: une croissance de 2% par an du PIB est loin d'être négligeable (même si la signification de cet indice est loin d’être univoque), et " ce qui nous apparaît aujourd'hui comme bien peu a d'abord été considéré (par les économistes du XIXe siècle) comme un rêve fou. " (Daniel Cohen). C'est la croissance économique d'après-guerre qui est exceptionnelle historiquement, et non la croissance actuelle qui serait médiocre ; surtout si on ne perd pas de vue qu'un taux positif, aussi faible soit-il dans l'absolu, ne définit pas simplement une progression économique constante mais accélérée : par exemple un taux de 2% sur 50 ans ne correspondra pas à un doublement mais presque à un triplement du produit initial !

Au-delà des chiffres, cet enrichissement continu a une réalité visible. Un seul exemple : l'amélioration ininterrompue du cadre de vie de la grande majorité des Français au cours des trois dernières décennies. Il s'agit d'abord de l'amélioration de l'habitat, par la généralisation du confort. Mais aussi des changements survenus dans le cadre plus global de " l'habiter ", initiés par l'Etat et les collectivités territoriales en réponse à une demande sociale certaine: nos habitations ont été séparées des zones industrielles et de leurs nuisances ; l'espace public (délaissé par l'histoire depuis la Rome antique) est valorisé dans les villes et dans les villages ; la notion de patrimoine, après les monuments historiques, englobe désormais les paysages (pour des raisons esthétiques) et les espaces naturels (pour des raisons écologiques). Même les zones fortement touchées par l'évolution économique, dans le Nord ou dans l'Est, témoignent d'efforts indéniables et visibles d'amélioration. Tout cela représente un coût énorme et serait impossible à réaliser sans la prospérité de notre société.

Quant à l'Etat providence, l'idée selon laquelle il aurait été démembré ou serait en passe de l'être constitue elle aussi une caricature, du moins pour la France, comme le prouve le fait que les dépenses liées à la protection sociale, malgré un ralentissement des ressources permettant de les financer, n'ont cessé de croître. En dépit des nombreuses catastrophes annoncées, l'Etat providence n'a pas disparu. La preuve sensible en est la demande sociale toujours plus forte à son endroit : l'Etat est désormais sommé de nous protéger de la canicule ou des méfaits du tabac ! A la vérité, l'Etat- providence n'a pas disparu mais changé : on est en train de passer d'un " système passif de garanties à un système actif pour l'emploi " (B.Pallier), dans lequel l'objectif n'est plus la garantie du revenu de remplacement mais le retour à l'emploi. On peut contester cette évolution, mais en aucun cas l'identifier à une destruction de l'Etat social.

Même Hobsbawm, qui fait cesser l'Âge d'or économique de l'après- guerre au milieu des années 70, reconnaît que " l'ensemble des pays industriels du 19e siècle ont conservé collectivement (à la fin du 20° siècle) de beaucoup la plus forte concentration de richesse, de puissance économique, scientifique et technique de la planète, et leurs populations jouissent de loin du plus haut niveau de vie... Dans cette mesure, l'impression d'un vieux monde " eurocentré " ou " occidental " en plein déclin est superficielle " (L'Âge des Extrêmes, 1994).

Par ailleurs, les produits de cette croissance se sont diffusés beaucoup plus largement qu'on a tendance à le penser: ainsi, selon les études de l’INSEE, entre 1985 et 2000 le pouvoir d'achat de l'ensemble des ménages a progressé de 38 %, alors que le sentiment général est plutôt celui d'une dégradation générale des conditions de vie . Le sentiment, pourtant injustifié, d’une dégradation de nos conditions matérielles de vie tient à ce que la hausse du pouvoir d'achat du salaire moyen, tout en restant réelle, n'est plus aussi visible qu'au cours des fameuses " Trente glorieuses ". Il reste que, vaille que vaille, les Français continuent à s'enrichir, et la pauvreté , globalement et moins vite qu’au cours des années précédentes, à reculer.

Le taux de pauvreté est ainsi passé de 1990 à 2004, pour le seuil à 50%, de 6,6% de la population totale, à 6,2% ( alors que parallèlement ce seuil s’élevait en euros constants de 576 à 657 euros mensuels par personne) ; et pour le seuil à 60% ( soit 788 euros en 2004), de 13,8% en 90 à 11,7% en 2004. L’un des problèmes principaux auxquels nous sommes confrontés concerne ces 3,6 millions (seuil à 50%) ou 6,8 millions (seuil à 60% ) de nos concitoyens qui souffrent encore de la pauvreté et parfois de la misère: que faire pour qu'ils puissent à leur tour accéder à une vie vraiment humaine ? Autrement dit, que faire pour que les progrès réalisés tout au long du XXe siècle puissent s'étendre encore et bénéficier à la totalité de la société ? Il n’est pas du tout assuré que cette nouvelle étape dans la lutte contre la pauvreté puisse être franchie aussi facilement que les précédentes. On aura toutefois compris que la révolution ne constitue pas forcément la solution adéquate !

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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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