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vive les sociétés modernes - abécédaire
29 octobre 2006

Eloge des sociétés contemporaines ( 2): genèse.

Genèse de leur réussite: éléments.

D'où provient cette réussite de nos sociétés ? Il me semble qu'elle est la résultante, pas forcément prévisible, de plusieurs forces quelquefois contradictoires en apparence : le capitalisme pour les progrès économiques, la démocratie pour la liberté (autonomie et participation), le socialisme pour l'égalité et la justice sociale, sans oublier le développement des sciences et des techniques, la démocratisation de l'école, ces nouvelles Lumières que sont le féminisme et l'antiracisme, etc. Il y a peut-être une grande part de chance dans cette concordance ; après tout, ces forces auraient pu se faire obstacle les unes aux autres : en ce sens, l'idée d'un miracle (comme on parle du miracle grec) n'est pas nécessairement déplacée, même si elle doit faire bondir les innombrables adversaires de la modernité.

Ainsi, contrairement aux prévisions de Marx, le capitalisme n'a pas entraîné la paupérisation des travailleurs mais leur enrichissement régulier: le salaire des ouvriers a été en fait indexé sur la richesse qu'il permet de produire et non pas sur les moyens nécessaires à la reproduction de leur force de travail (c'est Smith, et non Marx, qui avait raison, quand il écrivait que "le prix élevé du travail doit être regardé non seulement comme preuve de l'opulence de la société mais comme la chose en quoi l'opulence publique consiste effectivement "). De même les luttes sociales, qui auraient pu freiner la croissance économique capitaliste, l'ont au contraire stimulée ; et, de manière encore plus paradoxale, " le résultat le plus durable de la Révolution d'Octobre, dont l'objet était le renversement mondial du capitalisme, fut de sauver son adversaire, dans la guerre comme dans la paix, en l'incitant par peur, après la seconde guerre mondiale, à se réformer " (Hobsbawm). De même encore, le progrès des idées féministes et antiracistes s'est moins réalisé contre le capitalisme, comme on le prétend souvent, qu'à sa faveur : le principe de l'exploitation maximale des ressources humaines a pour conséquence la sélection des ressources humaines les plus rentables, indépendamment de toute autre considération liée au sexe ou à l'identité raciale, contribuant ainsi, involontairement mais de façon décisive, au succès des combats idéologiques visant à faire du sexisme et du racisme des préjugés d'un autre âge.

Au reste, le poids respectif de chacune de ces forces que sont le capitalisme, le socialisme, la démocratie etc. est difficile voire impossible à mesurer, d'autant qu'elles ne sont pas indépendantes les unes des autres. Certaines sont reconnues, d'autres sous-estimées. Par exemple, Karl Popper écrit : " Cette réussite est le fruit de beaucoup de travail, de beaucoup d'efforts, de beaucoup de bonne volonté et avant tout de beaucoup d'idées créatrices dans des domaines variés ". Le rôle de ces " idées créatrices " est trop méconnu, du moins en France, où l'on a tendance à privilégier la contestation ou la revendication comme facteurs de progrès : pensons par exemple au combat écologique qui ne sera sans doute gagné que si, du sein des entreprises industrielles ou des centres de recherche, un certain nombre d'innovations technologiques sont réalisées; le rôle de la contestation et de la revendication étant alors de favoriser la prise de conscience de l'urgence de ces innovations (comme ce fut le cas pour le sida).

De la même manière, si l'apport des classes laborieuses est justement salué, celui des entrepreneurs ou des patrons est systématiquement dénié. A cause du marxisme (et pas nécessairement de Marx, qui a toujours souligné le caractère révolutionnaire de la bourgeoisie : " Elle a été la première à montrer ce que l’activité de l’homme peut réaliser, et a accompli des miracles surpassant de loin les pyramides égyptiennes... ") on tient pour une évidence quasi-scientifique qu'ils forment une classe oisive ou mieux, parasite de la classe ouvrière, seule réellement productrice. Cette affirmation n'a guère de sens historiquement : elle confond l'homme de la rente et l'homme du profit (ce que Marx se gardait de faire : la rente est conservatrice, le profit progressiste, disait-il) ; le premier était un bénéficiaire du travail, le second est un organisateur du travail : " Qui vit de la rente n'a point à se demander comment celui qui la paye en trouve les moyens. C'est tout autre chose de faire des profits : il faut utiliser le travail de façon à ce que tous les frais payés il reste un bénéfice à l'organisateur... La recherche du profit est inévitablement recherche de productivité " (Jouvenel). Les élites des sociétés industrielles sont fondamentalement différentes des élites antérieures : tandis que celles-ci regardent la production comme une fonction indispensable mais basse, à laquelle elles doivent rester étrangères pour être élites, les premières y voient la tâche majeure de la société, à laquelle chacun doit contribuer selon sa capacité, de telle sorte que l'élite n'est élite que par la supériorité de sa contribution à l'objet commun. " Cette façon nouvelle (et inouïe dans l'histoire des civilisations) d'entendre l'élite, écrit encore Jouvenel, m'apparaît comme la raison suffisante du contraste prodigieux offert par les progrès matériels de notre société moderne avec la stagnation ou la médiocrité des progrès des sociétés anciennes et de notre ancienne société ". Dans sa fameuse Parabole, Saint-Simon opposait l'ensemble des Français " les plus essentiellement producteurs " (maîtres de forge, négociants, fabricants de coton... maçons, couteliers, cordonniers...) aux improductifs " propriétaires les plus riches vivant noblement ", et nullement les patrons aux ouvriers, comme nous avons encore trop souvent tendance à le faire.

Ce n'est là d'ailleurs qu'un aspect d'un événement plus radical, à savoir l'invention, à la fin du XVIIIe siècle, de ce qu'on a pu appeler le " travail pur ", c'est à dire débarrassé de tout ce qui n'était pas indispensable à son efficacité, notamment un certain ton de liberté ; l'organisation du travail, en le séparant progressivement de toutes les autres activités vitales, lui a conféré un sérieux inconnu auparavant. Si les sociétés modernes sont essentiellement des sociétés de travailleurs, ce n'est pas simplement parce que le travail est devenu le fait de tous (Hannah Arendt) ainsi qu'une valeur sociale centrale (Eric Weil) mais aussi en raison de ce qu'on a pu appeler un " puritanisme du travail " qui a sans doute décuplé son efficacité (tout en lui conférant un caractère souvent bien morne). Comme l'explique Jouvenel, ce " puritanisme " ne s'est d'ailleurs pas introduit sans résistance dans nos sociétés, puisqu'il a consisté non seulement, au nom de l'efficacité, à autonomiser le travail, mais aussi à désacraliser les manières de faire traditionnelles, transmises comme des mystères de maître à apprenti; à défaire le lien qui, de tout temps, a uni l'objet fabriqué aux procédés mis en œuvre pour le produire, ce qui conduisait à considérer comme un tricheur celui qui s'acquittait de sa tâche au moindre effort. Tout progrès de la productivité présupposait un changement d'attitude : on ne devait plus regarder négativement un fabricant capable d'offrir un objet analogue à moindre prix parce qu'il avait trouvé d'autres moyens de le réaliser, par exemple un nouveau procédé permettant de recourir à une main d'œuvre non qualifiée. Cette mise en place d'un travail commandé par le seul souci de la productivité n'a pas résulté d'une simple évolution, mais a constitué une véritable révolution culturelle, ébranlant profondément l'ancienne société européenne. Cet ébranlement fut encore plus dramatique là où cette révolution survint comme une contrainte exogène, " apportée par des hommes du dehors ". On peut toutefois penser qu'aucune société traditionnelle (européenne ou non européenne) ne pouvait faire l'économie de cette organisation du travail pour se développer matériellement, quitte à garder la nostalgie de l'époque où le travail s'inscrivait dans la continuité de la vie, où " la vendange était nécessaire à la subsistance mais aussi une fête " (Jouvenel).

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Commentaires
P
Bienvenue,<br /> <br /> Permettez-moi de citer quelques lignes de la conclusion (à venir) de cet essai: "le progrès n'est ni nécessaire ni irréversible, et il n'est donc nullement impossible qu'une récession économique ou qu'une catastrophe écologique nous privent, éventuellement dans de très brefs délais, de notre bien-être. Il n'empêche que celui-ci aura existé", donnant à des millions d'hommes un pouvoir minimum sur leur existence qui avait jusqu'alors été réservé à quelque-uns. J'ose espérer par ailleurs que les efforts qui se déploient pour mettre en place un développement plus durable ne seront pas vains.<br /> Amicalement.
D
Bonjour,<br /> <br /> Je m'étonne que l'on puisse faire l'éloge des sociétés modernes sans parler de l'impact qu'elles entraînent sur l'équilibre des phénomènes naturels.<br /> Je m'inquiète également de l'impact environnemental des sociétés en voies de modernisation.<br /> <br /> J'ai le sentiment que l'Homme vit mieux et plus longtemps, mais l'impression que cela s'effectue au détriment d'autres espèces vivantes.<br /> <br /> Le premier principe de la déclaration de Rio-1992, s'énonce ainsi :<br /> <br /> "Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature."<br /> <br /> L'Homme est donc au centre des préoccupations (moins les autres espèces ?).<br /> Comment trouver cette harmonie si ce n'est par un développement raisonné des sociétés et non pas une course effrénée à la modernisation, de toute façon infinie.<br /> <br /> Une vie saine semble pouvoir se faire en harmonie avec la nature (de nombreuses sociétés 'tribales' nous le montrent encore aujourd'hui; pour combien de temps encore?) - une vie productive nous amène vers le mieux "être", mais je doute que notre planète et ses limites puissent nous le fournir encore pour longtemps.<br /> <br /> Inch'allah ?<br /> <br /> D'Jé
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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