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vive les sociétés modernes - abécédaire
16 octobre 2012

T comme (Très brève histoire du) Travail

A l’heure où la « valeur travail » inspire les campagnes présidentielles  contemporaines, où la gauche et la droite s’accordent à promouvoir sa réhabilitation, qu’en est-il du travail et de son sens dans nos sociétés modernes ? Et si le travail avait toujours été synomyme de souffrance ? Et si le salariat n’avait pas vraiment contribué à affranchir l’esclave ?

Regardons le mot « travail ». Il paraît être aux antipodes du bonheur ou de la réalisation de soi. Il vient du bas latin tripalium, machine à trois pieux ou... instrument de torture ! Travailler jusqu’au seizième siècle signifie souffrir. Prémonitoire !

Retour en bref sur six séquences « historiques » et/ou « symboliques ».

1. Dans le récit biblique, Adam et Eve, au jardin d’Eden, n’avaient pas à se préoccuper de leur vie matérielle. Après avoir enfreint la règle fixée par Dieu – l’interdit du fruit de « l’arbre du milieu du jardin », l’arbre dit aussi « du bien et du mal » -  ils sont renvoyés dans la terre  d’où l’homme fut tiré. L’injonction du Ciel à l’homme est alors sans appel : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain ! ».  

Ainsi « ça » démarre mal ! Le travail apparaît déjà, dès l’origine, comme une souffrance obligée, un châtiment. Le travail est « forcé » pour cause de faiblesse et d’infraction à la loi divine, drainant ainsi, pour l’éternité, une culpabilité originelle. Poursuivons.

2. Dans l’Antiquité, le travail était réservé aux esclaves. Non pas parce qu’il était méprisé, mais parce qu’il répondait à une nécessité et que l’asservissement à une nécessité relevait de l’animalité. Les hommes libres (pléonasme) devaient s’en affranchir par l’instauration de l’esclavage.

Le Moyen âge n’est pas en reste. Le serf du Moyen-Âge appartenait en toute propriété à un  seigneur féodal et se distinguait en réalité très peu de l’esclave et, comme lui, il pouvait être aussi affranchi. Les vilains, paysans, dits libres certes, ne jouissaient pas pour autant de meilleures conditions.

3. Du XVe siècle au XVIIIe siècle, le développement de la technique, de la machine à calculer à celle de la vapeur, conforte et valide « l’esprit de raison »  et de  transformation du monde par ce « roseau pensant » qu’est l’homme. Le travail trouve un objet noble : il permet de maîtriser la nature et l’univers, désormais galiléen.

Au siècle des lumières, le travail apparaît comme un « devoir de l’homme social » (Rousseau). Adam Smith, (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776), met en évidence que la richesse d'une nation ne réside pas dans l'or et l'argent mais qu'elle est essentiellement produite par le travail.

4. Les révolutions industrielles du XIXème qui vont suivre vont inventer le droit du travail salarié. Mais Louis Lafargue, gendre de Marx, peste contre cette nouvelle « religion » :  « Et dire que les fils des héros de la Terreur se sont laissé dégrader par la religion du travail au point d’accepter après 1848, comme une conquête révolutionnaire, la loi qui limitait à douze heures le travail dans les fabriques ; ils proclamaient, comme principe révolutionnaire, le droit au travail. Honteau prolétariat français ! Des esclaves seuls eussent été capables d’une telle bassesse... ».

5. Dans les années 1930, en pleine crise économique et avec comme toile de fond l’Organisation Scientifique du Travail et le Fordisme, Charlie Chaplin tourne Les Temps Modernes. Au début du film, un carton annonce la tonalité du film. Il y est ironiquement écrit : « Une histoire des industries, des entreprises individuelles. La croisade de l'humanité à la poursuite du bonheur. » Le film va donc signifier le contraire : il donne bien à voir le malheur au travail  ! Le film met en effet en scène sur un mode burlesque – mais aussi tragique - un ouvrier « broyé » par les cadences des machines, « avalé » par les chaînes de montage. Cette représentation de l’homme au travail, perdu dans une organisation absurde, fait la démonstration tragi-comique de la « réification » de l’individu à l’intérieur d’un système qui le dépasse et qui fait bien peu cas de lui.

6. Dans la période actuelle, à l’heure de la société de service, de la crise économique permanente et du Ministère du Redressement Productif, à celle de l’internet et des e-mails qui accélèrent jusqu’au vertige les communications, des smartphones qui prolongent chez soi la vie au bureau, du management par objectifs et par le stress, de la culture de résultat avec ses indicateurs de performance, des open-spaces où l’on travaille sous le regard de tous, le travail a du mal à trouver son sens, sauf à rappeler, parfois par le drame médiatisé, qu’il est exploitation, misère morale, burn out, impasse.

Mais alors le travail est-il condamné – comme damné - à demeurer souffrance ? Ou constitue-t-il la distraction nécessaire (et utile) qui permet aussi et somme toute  à l’homme de se construire et de se réaliser tout en construisant et en réalisant ? Faut-il alors repenser le salariat et le statut d’appartenance à l’entreprise ? Ou plus profondément le travail et l’entreprise ?

L’effort peut-il être un jour compatible avec le plaisir ? Le travail « tripalium » peut-il un jour devenir « opus » ?

Le débat est ouvert.

 

Jean-Paul GUEDJ est l’auteur d’un essai sur le travail : « Vive le lundi » publié chez Larousse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
Y
Je n'avais pas trouvé tout de suite cette passionnante "brève histoire du travail". L'esclavage et le servage n'ont pu apparaître qu'à partir de l'invention de l'agriculture, épargnant, je pense, l'élevage. Le lien entre la constitution de réserves et la tentation de s'en emparer à placé les agriculteurs sous la dépendance des guerriers, formant rapidement une caste spécialisée et confisquant la force. S'ils n'étaient pas esclaves, les agriculteurs étaient serfs par nécessité.<br /> <br /> Cette condition a laissé des souvenirs profonds. Le mot travail et les adjectifs qui lui sont associés sont...parlants. Mais le manque de travail expose à la misère et au rejet social. Quoi d'autre?
J
Avec trois pieux, en effet, on entrave un animal, on bâtit un gibet... et on gardera en mémoire que'un "travail" c'est aussi un dispositif pour bloquer les animaux que l'on doit par exemple ferrer, et que la salle de "travail" est ainsi nommée car avant l'accouchement le processus qui précède la naissance est (était?) douloureux!<br /> <br /> Nous avons sans doute en effet gardé de ces parentés lexicales l'idée que le travail est pénible et qu'il nous bloque dans ce qui nous est imposé, ou nous est nécessaire. <br /> <br /> <br /> <br /> Certes, comme c'est plus exaltant d'accomplir l'oeuvre ("opus"), même si on y use ses forces! Mais le latin comportait pire encore: le labeur ("labor") qui évoquait la peine de celui qui vacille et glisse (quel "lapsus") sous une charge trop lourde.
P
Nous en avons sans doute fini officiellement avec le mépris séculaire du travail (manuel). Mais qu'en est-il en réalité? Il me semble bien que ce mépris n'a pas été aboli. Je pense à la condescendance avec laquelle très souvent (en France plus qu'ailleurs parait-il) les détenteurs patentés de la culture humaniste regardent, sous l’angle de la dignité culturelle, les hommes de la technique, qu’il s’agisse des industriels ou des élèves des lycées professionnels. Diderot dénonçait dans l'article Arts mécaniques de l'Encyclopédie le préjugé selon lequel « donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers (serait) déroger à la dignité de l’esprit humain ; et que de pratiquer ou même d’étudier les arts mécaniques (c’est) s’abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l’exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable et la valeur minutielle ». Deux siècles et demi plus tard on est bien obligé de constater une certaine persistance de ce préjugé aristocratique.
F
Nos ancêtres chassaient, mangeaient, buvaient et copulaient sans autres soucis que de survivre et se reproduire. Ils apprirent par la suite à cultiver, conserver, gérer les lendemains et, de primates, ils devinrent paysans et éleveurs, se fixant sur leurs terres. Puis vint l’ère industrielle, la maîtrise de l’énergie, la fabrique d’outils et de machines, de plus en plus performantes pour produire et se déplacer. Ce fut l’ère de la consommation. Pour consommer, il fallait produire, en produisant on créait des richesses, qui permettaient d’en accumuler d’autres, jusqu’à ne plus savoir qu’en faire et passer beaucoup de temps à gérer et protéger ces acquis.<br /> <br /> L’ère actuelle n’en est pas loin avec cette différence, c’est que cette richesse mal répartie a engendré des détresses et certains aujourd’hui en sont à chercher à survivre quand d’autres meurent d’être trop nourris.<br /> <br /> Le plus triste c’est que désormais ces échanges de services et de travail font de l’humain une "machine à travailler" pour produire donc pour gagner de l’argent, pour acheter tout ce dont il a besoin, tout ce dont il a envie mais son activité ne lui laisse que peu de temps pour en jouir.<br /> <br /> Avec les développements sociaux, le travail est devenu une "monnaie d'échange". Le métier devenu rémunérateur n'est souvent exercé que par nécessité, pour engendrer un revenu et subvenir à ses besoins et ses rêves.<br /> <br /> Seule la "création" magnifie le travail. A sa source: l'inspiration,il devient un plaisir, une urgence, l'énergie se met au service du métier. .<br /> <br /> Le travail alors n'est plus une nécessité, il est une Joie.<br /> <br /> Pour qui n'est pas ou plus dépendant du travail rémunérateur, les revenus étant assurés, le travail se transforme en "occupation". Le but est de passer le temps avec le plus de joie possible. C'est le statut des catégories sociales non contraintes par la nécessité: Riches héritiers, rentiers ou retraités parfois... si les revenus suffisent.<br /> <br /> La vie nous a été donnée pour en jouir, mais cette joie n'est pas un du ! Il faut l'apprivoiser. Elle n'aime pas la solitude. La véritable jouissance est dans le partage. C'est là qu'elle se prolonge. <br /> <br /> <br /> <br /> D'ailleurs il est plus prudent de ne "dire ton bonheur que si tu peux le partager". Il faut aussi savoir l'attendre !<br /> <br /> <br /> <br /> La Joie se niche volontiers dans l'attente, le renard de St Ex l'explique très bien au "Petit Prince"<br /> <br /> <br /> <br /> Il est des êtres qui ont tout ce que l'on peut désirer,et qui chaque jour cherchent l'occasion de se réjouir lorsque d'autres se réjouissent de l'attente, d'un Amour, d'une Fortune, d'une Fête, d'une Rencontre...<br /> <br /> <br /> <br /> Dans l'attente il y a l'autre, la dimension qui fait de nous un être entier, plus complet.<br /> <br /> <br /> <br /> Freddy Chiche<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Surfside, Florida<br /> <br /> + 1 786 263 3743
P
Il me semble que les chrétiens résolvent la difficulté soulevée par les différents récits bibliques dans le même sens que celui indiqué par Senik: en distinguant le travail comme activité naturelle et la peine au travail, conséquence du péché. Quoiqu'il en soit il faudra très longtemps pour que la pensée chrétienne accorde au travail une véritable valeur humaine et ne le regarde pas simplement comme une bonne souffrance qui fait gagner le ciel.
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