V comme Vengeance
Dans notre culture, il est habituel de considérer la vengeance comme un acte archaïque et arbitraire. Or se venger n’est pas un acte de violence gratuit : il s’agit d’une réplique, qui a priori ne s’étaye ni sur la haine ni sur l’intérêt, à un affront ou à un tort auquel on ne reconnaît pas de raison suffisante afin d’obtenir réparation du préjudice subi, et, partant, de trouver l’apaisement. Les Grecs nommaient Némésis la déesse qui distribue à chacun son dû comme un juste retour des choses ; c’est cette attention à l’équilibre des échanges dans la cité qui faisait dire à Aristote que si la colère à l’origine de la vengeance était mesurée, elle était bien préférable à l’indifférence. Sénèque et, plus tard, Montaigne reprocheront durement au Stagirite son attitude considérant la colère comme une impulsion n’ayant rien de noble.
Cette passion qu’est la vengeance a fasciné romanciers, dramaturges et cinéastes mais elle a moins inspiré les philosophes qui l’ont en général condamnée comme irrationnelle. Dans notre tradition marquée par le platonisme, selon lequel le mal est le produit d’une âme qui ne sait pas ce qu’elle fait, ainsi que par le christianisme et son renversement de la loi du talion en éthique du pardon, la vengeance n’est pas un objet de pensée. De plus, sa pratique renvoie au temps des sociétés holistes quand la violence primait le droit, situation que les normes de la justice auraient invalidée au long du processus de civilisation.
Mais n’est-ce pas précisément sur la loi du talion que les philosophes des Lumières ont construit leurs principes de droit pénal en tenant que seul le mal rétributif était garant du rétablissement de l’ordre social ? Sans le vouloir, ils dévoilaient la continuité existant entre la vindicte et l’établissement de la loi tout en signifiant (peut-être sans le vouloir) que la substitution n’excluait pas la rémanence. Montesquieu prônait la peine capitale en cas de vol ou de meurtre afin de maintenir la sûreté publique et Kant voyait le crime comme une négation volontaire de la loi morale ne pouvant qu’entraîner une peine rétributive. Autrement dit, la punition judiciaire n’est pas exempte de volonté vindicative même si, en considérant que l’affront a été fait à la loi et non pas à la victime, elle prétend punir et prévenir la récidive plutôt que compenser un mal. Autrement dit, la justice sanctionnerait un coupable au nom de la sauvegarde de la société tandis que la vengeance répare et cherche à restaurer l’intégrité de la victime. Mais les choses ne sont pas aussi tranchées : selon Paul Ricoeur, la justice demeure « une forme atténuée, filtrée, civilisée de la vengeance (« L’acte de juger » in Le Juste).
Si l’on revient au point de vue de l’individu, on dira que se venger est avant tout un désir qui se prévaut de la réciprocité et de l’échange équilibré comme lien entre les hommes. Mais lorsque le désir se fait appétit de vengeance, on voit surgir le droit archaïque du sang. Pensons à un fait divers comme celui où un homme décide de monter une expédition punitive après que l’un des siens a été victime d’une mauvaise querelle : deux jeunes qui n’y sont pour rien meurent poignardés. On songe au loup de la fable : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère (…) il faut que je me venge ». Pensons aussi aux règlements de comptes entre voyous qui font souvent la une de l’actualité ; l’escalade de la brutalité y ramène l’homme à être « un loup pour l’homme ». Ces actes, qui relèvent d’une violence compensatoire pratiquée depuis la nuit des temps dans les sociétés claniques au nom de l’honneur, ressurgissent aujourd’hui dans les sociétés politiques au nom de l’orgueil (cette forme dégradée de l’honneur) quand l’état de droit ne peut, ou ne veut, s’imposer dans certains territoires. Ils s’étayent sur un sentiment de défiance envers les institutions, lequel libère les pulsions agressives, et s’incarnent dans l’esprit de représailles. Le règlement de compte, qui se prévaut des passions tristes que sont la haine et l’intérêt, est donc une forme exacerbée et furieuse de la vengeance. Tout le contraire de la position d’Aristote sur la question !
Mais quand elle n’est pas fureur, la colère n’est-elle pas une réaction saine, signe de liberté pour qui veut que sa dignité et son intégrité soient rétablies ? Le désir de vengeance s’étaye sur une durée et prend la forme d’un projet – les grands récits de vengeance comme Le Comte de Monte-Christo montrent à l’envi que c’est un plat qui se mange froid... Y céder serait sans doute risquer de répondre à un dommage ou à un crime par un autre dommage ou un autre crime. Mais y renoncer serait se condamner à la passivité, au repli sur soi, voire au ressentiment. Comment alors réparer un préjudice sans passer du côté de l’hubris ? La justice pénale, quand elle concède à la victime le statut de « partie civile » et reconnait publiquement à celle-ci une existence tente d’apporter une réponse en prenant en compte symboliquement le désir vindicatif. De plus, certaines procédures destinées à apaiser les conflits ont été introduites en droit français depuis quelques années. Ainsi le Parquet peut engager des missions de médiation entre un délinquant et sa victime ou demander au premier de dédommager la seconde.
L’ultime apaisement passe bien sûr par le pardon. Notre société judéo-chrétienne met en avant le pardon oblatif qui repose sur le commandement d’aimer ses ennemis mais tout le monde sait qu’il s’agit là d’une chose impossible, destinée, en réalité, à faire comme si l’offense n’avait jamais existé. Pour pardonner vraiment, ne convient-il pas de regarder le mal en face et de ne pas refouler le désir de vengeance par l’effacement du vécu ? Ce qui n’implique pas nécessairement de passer à l’acte mais de mettre l’offenseur en face de ses responsabilités : c’est le cas avec les procédures de la justice dite transitionnelle qui substitue à la responsabilité juridique la responsabilité morale. L’exemple de la commission « Vérité et réconciliation » dans l’Afrique du Sud post-apartheid est éloquent : la confession des crimes commis valait amnistie et promesse de réconciliation. Ainsi, grâce à l’aveu des bourreaux qui se retrouvaient non pas face à des juges mais face à leur conscience, grâce également à la reconnaissance accordée aux victimes, la réparation propre à la vengeance a peut-être pu se transformer en vertu de pardon. Comme le disait le philosophe Max Scheler, pour pouvoir pardonner, il faut avoir le désir de se venger.
La Némésis moderne commande sans doute de conjuguer la vengeance en puissance et le pardon en actes.
Michel Erman, Université de Bourgogne, auteur de Eloge de le vengeance (PUF 2012)