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vive les sociétés modernes - abécédaire
17 mai 2014

V comme Vengeance

Dans notre culture, il est habituel de considérer la vengeance comme un acte archaïque et arbitraire. Or se venger n’est pas un acte de violence gratuit : il s’agit d’une réplique, qui a priori ne s’étaye ni sur la haine ni sur l’intérêt, à un affront ou à un tort auquel on ne reconnaît pas de raison suffisante afin d’obtenir réparation du préjudice subi, et, partant, de trouver l’apaisement. Les Grecs nommaient Némésis la déesse qui distribue à chacun son dû comme un juste retour des choses ; c’est cette attention à l’équilibre des échanges dans la cité qui faisait dire à Aristote que si la colère à l’origine de la vengeance était mesurée, elle était bien préférable à l’indifférence. Sénèque et, plus tard, Montaigne reprocheront durement au Stagirite son attitude considérant la colère comme une impulsion n’ayant rien de noble.

Cette passion qu’est la vengeance a fasciné romanciers, dramaturges et cinéastes mais elle a moins inspiré les philosophes qui l’ont en général condamnée comme irrationnelle. Dans notre tradition marquée par le platonisme, selon lequel le mal est le produit d’une âme qui ne sait pas ce qu’elle fait, ainsi que par le christianisme et son renversement de la loi du talion en éthique du pardon, la vengeance n’est pas un objet de pensée. De plus, sa pratique renvoie au temps des sociétés holistes quand la violence primait le droit, situation que les normes de la justice auraient invalidée au long du processus de civilisation.

Mais n’est-ce pas précisément sur la loi du talion que les philosophes des Lumières ont construit leurs principes de droit pénal en tenant que seul le mal rétributif était garant du rétablissement de l’ordre social ? Sans le vouloir, ils dévoilaient la continuité existant entre la vindicte et l’établissement de la loi tout en signifiant (peut-être sans le vouloir) que la substitution n’excluait pas la rémanence. Montesquieu prônait la peine capitale en cas de vol ou de meurtre afin de maintenir la sûreté publique et Kant voyait le crime comme une négation volontaire de la loi morale ne pouvant qu’entraîner une peine rétributive. Autrement dit, la punition judiciaire n’est pas exempte de volonté vindicative même si, en considérant que l’affront a été fait à la loi et non pas à la victime, elle prétend punir et prévenir la récidive plutôt que compenser un mal. Autrement dit, la justice sanctionnerait un coupable au nom de la sauvegarde de la société tandis que la vengeance répare et cherche à restaurer l’intégrité de la victime. Mais les choses ne sont pas aussi tranchées : selon Paul Ricoeur, la justice demeure « une forme atténuée, filtrée, civilisée de la vengeance (« L’acte de juger » in Le Juste).

Si l’on revient au point de vue de l’individu, on dira que se venger est avant tout un désir qui se prévaut de la réciprocité et de l’échange équilibré comme lien entre les hommes. Mais lorsque le désir se fait appétit de vengeance, on voit surgir le droit archaïque du sang. Pensons à un fait divers comme celui où un homme décide de monter une expédition punitive après que l’un des siens a été victime d’une mauvaise querelle : deux jeunes qui n’y sont pour rien meurent poignardés. On songe au loup de la fable : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère (…) il faut que je me venge ». Pensons aussi aux règlements de comptes entre voyous qui font souvent la une de l’actualité ; l’escalade de la brutalité y ramène l’homme à être « un loup pour l’homme ». Ces actes, qui relèvent d’une violence compensatoire pratiquée depuis la nuit des temps dans les sociétés claniques au nom de l’honneur, ressurgissent aujourd’hui dans les sociétés politiques au nom de l’orgueil (cette forme dégradée de l’honneur) quand l’état de droit ne peut, ou ne veut, s’imposer dans certains territoires. Ils s’étayent sur un sentiment de défiance envers les institutions, lequel libère les pulsions agressives, et s’incarnent dans l’esprit de représailles. Le règlement de compte, qui se prévaut des passions tristes que sont la haine et l’intérêt, est donc une forme exacerbée et furieuse de la vengeance. Tout le contraire de la position d’Aristote sur la question !

Mais quand elle n’est pas fureur, la colère n’est-elle pas une réaction saine, signe de liberté pour qui veut que sa dignité et son intégrité soient rétablies ? Le désir de vengeance s’étaye sur une durée et prend la forme d’un projet – les grands récits de vengeance comme Le Comte de Monte-Christo montrent à l’envi que c’est un plat qui se mange froid... Y céder serait sans doute risquer de répondre à un dommage ou à un crime par un autre dommage ou un autre crime. Mais y renoncer serait se condamner à la passivité, au repli sur soi, voire au ressentiment. Comment alors réparer un préjudice sans passer du côté de l’hubris ? La justice pénale, quand elle concède à la victime le statut de « partie civile » et  reconnait publiquement à celle-ci une existence tente d’apporter une réponse en prenant en compte symboliquement le désir vindicatif. De plus, certaines procédures destinées à apaiser les conflits ont été introduites en droit français depuis quelques années. Ainsi le Parquet peut engager des missions de médiation entre un délinquant et sa victime ou demander au premier de dédommager la seconde.

L’ultime apaisement passe bien sûr par le pardon. Notre société judéo-chrétienne met en avant le pardon oblatif qui repose sur le commandement d’aimer ses ennemis mais tout le monde sait qu’il s’agit là d’une chose impossible, destinée, en réalité, à faire comme si l’offense n’avait jamais existé. Pour pardonner vraiment, ne convient-il pas de regarder le mal en face et de ne pas refouler le désir de vengeance par l’effacement du vécu ? Ce qui n’implique pas nécessairement de passer à l’acte mais de mettre l’offenseur en face de ses responsabilités : c’est le cas avec les procédures de la justice dite transitionnelle qui substitue à la responsabilité juridique la responsabilité morale. L’exemple de la commission « Vérité et réconciliation » dans l’Afrique du Sud post-apartheid est éloquent : la confession  des crimes commis valait amnistie et promesse de réconciliation. Ainsi, grâce à l’aveu des bourreaux qui se retrouvaient non pas face à des juges mais face à leur conscience, grâce également à la reconnaissance accordée aux victimes, la réparation propre à la vengeance a peut-être pu se transformer en vertu de pardon. Comme le disait le philosophe Max Scheler, pour pouvoir pardonner, il faut avoir le désir de se venger.

La Némésis moderne commande sans doute de conjuguer la vengeance en puissance et le pardon en actes.

 

Michel Erman, Université de Bourgogne, auteur de Eloge de le vengeance (PUF 2012)

                                                                                       

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Commentaires
M
Hamlet ! Une autre réflexion sur la vengeance est toujours aussi de l’ordre du corps : c’est le symptôme d’Hamlet. Absolument dépourvu de passion triste, on peut aussi mourir à petit feu ou s’étioler physiquement et moralement à de ne pas venger (et non se venger). On peut n’en vouloir à personne, comprendre l’humain et savoir qu’on manque à ses devoirs à ne pas venger. Venger le déshonneur et la mort d’un proche par exemple, un fils ou un père, que par bêtise, lâcheté, ignorance, arrogance, (rien que de très humain) les autres ont condamné à mort moralement et physiquement. L’injustice totale en un mot. La figure (peut-être hugolienne ou balzacienne) du « bienfaiteur » accusé, méprisé, vilipendé qui en meurt. (Aussi un cas de figure certainement plus répandu qu’on ne croit. Il y a souvent un moment où les hommes forts, justes et bons sont insupportables pour les autres. Ressort de bien des romans). Et il y alors ce fameux déséquilibre qui reste, qui est là. Dans Hamlet, par exemple, dans un western, dans une petite communauté, il y a un individu qui est la victime oubliée, disparue, niée, victime de la communauté, de l’institution, de la doxa. Là il y a un problème. Comment se venger de la communauté injuste alors qu’on le pourrait, sans s’exclure de cette communauté pour la vie. C’est lourd pour un jeune homme comme Hamlet (qui en plus comprend l’humain, trop humain). Mais il le pourrait ; car c’est encore un individu face à une communauté restreinte. Et il le devrait ; car sans cesse les souffrances de ce proche lésé, oublié par les autres sont présentes et vivantes pour lui. Je parle de situation grave ou la mort est le prix que la victime a payé. Et je parle de situation ou la justice de la société ne peut rien pour remplacer la vengeance puisque c’est la société qui est injuste et qui commet l’injustice. Rarement la société ne reconnait une injustice commise par elle sauf si elle est faite à des millions d’hommes. Et là, comment ces millions d’hommes peuvent-ils venger leurs morts ? Là on parle de L’Histoire avec un grand H et c’est encore une autre histoire. Mais dans le cas du proche de la victime d’une communauté restreinte et d’une doxa, la vengeance c’est peut-être comme dit Michel Erman, mettre les autres en face de leurs responsabilités. Plus facile à dire qu’à faire. Et le déséquilibre reste là comme une malédiction pour tous.
M
Je suis bien d'accord qu'il vaut mieux ne pas se venger. Mais il reste passionnant d'essayer de comprendre. Nietzsche est si précieux : "car l’adversaire a prouvé par là qu’il ne nous craignait point. Notre vengeance démontre que, nous aussi, nous ne le craignons point : c’est en cela qu’il y a compensation et réparation.".<br /> <br /> Voilà : c'est la possibilité du courage et de la dignité retrouvée quand on est faible. Ce qui fait si plaisir c'est le courage du faible.<br /> <br /> Marianne
Y
Les animaux ne se vengent pas (sauf les mules, mais pas n'importe lesquelles). Pourquoi le désir de vengeance tenaille-t-il les humains? À cause de notre mémoire, condition nécessaire à la vengeance. Mais pas suffisante, à cause de nos règles sociales. Dont nous sous souvenons aussi, en majorité.<br /> <br /> "L'ignorance ne s'apprend pas."(Gérard de Nerval). Donc, nous n'ignorons pas nos motifs, et nos désirs, de vengeance. Reconnaitre leur vanité n'est pas leur déni.
J
Je suis sorti au bout d'une demi-heure de la projection de Django Unchained: je ne supportais plus ce niveau de violence représentée, ni d'être amené à une sorte de délectation morbide, de sidération, et de sentiment d'impuissance face au spectacle de l'horreur... On m'assure que j'ai eu grand tort et que j'aurais dans la suite du film trouvé de quoi apprécier et me réjouir. Peut-être...<br /> <br /> En tout cas, ma réaction ne m'empêche pas d'avoir bien apprécié le commentaire de Marianne et ce qu'elle dit sur notre jubilation de spectateurs quand, dans le film, vient le moment où les méchants sont punis (et d'autant plus si c'est par là où ils ont agi...), où les victimes sont vengées...Je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une exploitation de nos travers, mais d'une nouvelle forme de l'antique surgissement de l'horreur et de la pitié, et peut-être d'un temps de catharsis. Certes en cela, c'est un tréfonds de sentiments et de conceptions très archaïques qui est remis au jour et ce n'est évidemment pas comme ça que se construit l'organisation d'une société de sûreté et de justice. Mais enfin, nous ne pouvons peut-être pas tous tout le temps et en toutes occasions prétendre accéder à cette sagesse prudente qui nous mène à ne pas réagir et à opposer à ce qui nous agresse ou nous révolte le souverain mépris du juste pour l'injuste!<br /> <br /> La défense peut-être (dans des conditions très précises) "légitime". La vengeance ne l'est pas, surtout si elle est le plat qui se mange froid comme dit le proverbe. En tout cas, elle n'est pas légale. Elle est peut-être compréhensible et, si elle doit être jugée, elle peut ne pas être condamnée. Je pense en écrivant cela au procès qui s'ouvre, celui du père qui a organisé l'enlèvement et la remise à la justice du meurtrier de sa fille... qui sinon aurait sans doute continué à couler des jours paisibles. Rien pour ce père ne rachètera la perte (cf le texte de Nietzsche) et il est certainement bon que son procès ait lieu... J'espère que le verdict sera juste...et clément.
P
YL a sans doute raison de nous mettre en garde contre une nostalgie déplacée de la vengeance. J’ai quand même envie d’insister encore un peu.<br /> <br /> Un argument souvent avancé contre la vengeance consiste à dire qu’elle ne sert à rien, qu’elle ne supprimera pas le mal subi : « Peut-être notre adversaire nous a-t-il fait perdre notre fortune, notre rang, nos amis, nos enfants, — la vengeance ne rachète pas ces pertes… » écrit Nietzsche dans une page d’ « Humain trop humain » que je viens de découvrir et où il distingue deux sortes de vengeance, la "vengeance de conservation" qui vise à détruire ce qui nous menace (le terme de vengeance est-il adéquat ? se demande-t-il) et la "vengeance de réparation" qui vise à toucher à l’endroit sensible celui qui nous a blessé, quitte à mettre en danger notre propre conservation pour y parvenir. Mais il poursuit : « la vengeance ne rachète pas ces pertes, la réparation ne se rapporte qu’à une perte accessoire qui s’ajoute à toutes les pertes mentionnées. La vengeance de la réparation ne garde pas des dommages futurs, elle ne répare pas le dommage éprouvé, — sauf dans un seul cas. Lorsque notre honneur a souffert par les atteintes de l’adversaire, la vengeance est à même de le rétablir. Or ce préjudice lui a été porté de toute façon, lorsque l’on nous a fait du mal intentionnellement : car l’adversaire a prouvé par là qu’il ne nous craignait point. Notre vengeance démontre que, nous aussi, nous ne le craignons point : c’est en cela qu’il y a compensation et réparation. (L’intention d’afficher l’absence complète de crainte va si loin, chez certaines personnes, que le danger que la vengeance pourrait leur faire courir à elles-mêmes — perte de la santé ou de la vie, ou autres dommages — est considéré par elles comme une condition essentielle de la vengeance. C’est pourquoi elles suivent le chemin du duel, bien que les tribunaux leur prêtent leur concours pour obtenir satisfaction de l’offense : cependant elles ne considèrent pas comme suffisante une réparation de leur honneur où il n’y aurait pas un danger, parce qu’une réparation sans danger ne saurait prouver qu’elles sont dépourvues de crainte.) »
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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