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vive les sociétés modernes - abécédaire
28 avril 2014

V comme Virtuel (le virtuel s'oppose-t-il au réel?)

 

Le mot virtuel a une valeur sémantique très large et des significations souvent contradictoires. On peut repérer deux significations principales du mot : la première est née dans le domaine purement philosophique et l’autre dans le champ de la physique et notamment de l’optique.


D'un point de vue étymologique, le mot « virtuel » dérive d’une traduction latine du mot grec dunaton : virtualis. Selon la définition d’Aristote, dunaton signifie, en premier lieu, ce qui a un principe de mouvement. Le philosophe grec prend l’exemple de l’homme qui a la capacité de construire : il a une force qui lui permet de produire du mouvement, c’est-à-dire de construire. Aristote insiste sur la qualité de cette capacité pour faire comprendre qu’elle peut être plus ou moins concrète. N’importe qui, en principe, peut construire une maison, mais cette possibilité a un sens totalement différent si l’on est en train de parler d’un architecte ou d’un homme qui ne l’est pas et qui n’a jamais rien construit.
Mais dunaton est aussi, tout simplement, ce qui n’est pas nécessairement faux. Cette définition nous renvoie à l’idée de possible. Une chose est possible quand rien ne l’empêche.
Choisir entre ce deux significations signifie s’interroger sur le degré de réalité du virtuel. La définition purement logique, décrit le dunaton comme un concept très abstrait. Dire que tout ce qui n’est pas nécessairement faux est dunaton, possible, ne nous dit pas grand chose sur les conditions et les probabilités de réalisation, de ce possible. En d’autres termes c’est une définition très vague et qui oppose le dunaton au réel : réel est ce qui existe, possible est ce qui n’existe pas mais pourrait – on ne sait pas trop comment ni pourquoi – exister.
Dans l’histoire de la pensée, la différence terminologique entre les deux acceptions de dunaton apparaît pour la première fois au Moyen-Âge, quand les philosophes cherchent à traduire en latin le mot grec. Souvent, en latin, il a été choisi de traduire dunaton par possibilis. Mais outre possibilis, on trouve parfois un autre mot pour exprimer dunaton : virtualis, l’ancêtre du virtuel. Virtualis est un mot qui met l’accent sur la signification la plus concrète de dunaton. Rien d’abstrait, donc, mais une force qui est à la base du mouvement du réel. Un exemple de l’emploi de virtualis peut nous aider à mieux comprendre ce caractère concret du concept.
Thomas d’Aquin l’utilise dans la Summa : Prima Pars, Questio 4 article 2. Il y explique que la création est virtuellement en Dieu : en Dieu, on peut donc retrouver la perfection de toutes choses. L’exemple de la virtualité de Dieu est éclairant : Dieu est plus réel que la création, puisque Dieu est parfait et donc jouit du plus haut degré de réalité. La création virtuelle est donc plus réelle que la création actuelle.
On peut arriver ainsi à donner la définition philosophique de virtuel : le virtuel est la force qui détermine le mouvement du réel, il est donc tout à fait réel.
On se rapproche ici de la définition que de virtuel donne Gilles Deleuze qui remarque que le virtuel est un aspect du réel et qu’il ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. Deleuze propose donc un carré conceptuel formé par possible-réel d’une part et virtuel-actuel de l’autre. Le possible est un non-réel qui peut se réaliser, le virtuel est une part de la réalité qui peut s’actualiser.
Je crois qu’il serait plus juste de renverser le carré deleuzien et de parler plutôt de réel-possible et virtuel-actuel. Le virtuel est réel ; le possible n’est rien d’autre qu’une abstraction du réel, c’est-à-dire, le possible est tout simplement le réel moins l’existence, un réel qui n’existe pas. Et, symétriquement l’actuel est une abstraction du virtuel : c’est le virtuel moins le mouvement ; mais puisque le réel est en mouvement continu, l’actuel ne lui ressemble pas. Le réel est virtuel et jamais actuel. L’actuel serait comme un arrêt sur image : une représentation statique et abstraite de réel.


Selon sa signification philosophique, le virtuel n’a donc rien d’irréel. Mais ceci ne rend pas compte de notre ressenti face à ce concept. Quand on parle de virtuel, on pense tout de suite à quelque chose de fictif, d’illusoire ou au moins de simulé. Cette idée dérive d’un emploi du concept dans le domaine de la physique.
Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1757) existe déjà une définition du mot virtuel dont le sens n’est alors pas directement lié à la signification philosophique :
Lorsque les rayons réfléchis ou rompus sont divergents, mais de manière que ces rayons prolongés iraient se réunir, soit exactement, soit physiquement, en un même point, ce point est appelé foyer virtuel ou imaginaire.
Quand on a affaire, par exemple, à un objet se reflétant dans un miroir, l’image que l’on voit semble être un objet situé derrière le miroir. Le point où convergent les rayons divergents provenant du miroir semble être le point où se trouve l’objet dont émanent les rayons arrivant à notre œil. Ce point, en réalité, n’existe pas : les rayons sont réfléchis par le miroir et l’objet se trouve du côté opposé. Le foyer virtuel est donc le point d’où les rayons divergents semblent émaner mais, en vérité, n’émanent pas. Le mot virtuel est de cette manière assimilé à quelque chose d’imaginaire, de fictif. Le foyer virtuel ainsi défini n’est qu’une illusion : il n’existe pas.
Dans son sens optique, donc, le virtuel s’oppose clairement à la réalité. Cette opposition souligne l’aspect matériel et concret de la réalité, mis en tension avec l’aspect immatériel et abstrait du virtuel : la réalité est ce que nous pouvons toucher, le virtuel est une illusion intangible.
Les physiciens ont changé le concept de virtuel et l’on tiré vers une signification différente. Le foyer virtuel peut en effet être considéré comme une cause qui produit l’image. Mais ce n’est qu’une cause idéale, à savoir une cause imaginaire qui a une valeur exclusivement explicative : pour comprendre comment l’image se constitue, nous imaginons qu’il y a quelque chose derrière le miroir.
Voilà donc deux significations bien différentes de virtuel :
1.    Une signification philosophique : il est la force dynamique qui caractérise le réel en tant que mouvement.
2.    Une signification physique : il est une cause idéale qui s’oppose à la réalité en tant qu’illusion qui représente la réalité.

L'ambigüité entre ces deux significations explique l'incertitude du sens du mot en relation aux technologies numériques. Le mot est utilisé en ce sens à partir des années 1960, quand on commence à parler de « mémoire virtuelle ». Ensuite, l'adjectif devient à la mode dans les années 1980 avec l'expression « réalité virtuelle ».

Comment l'interpréter? Dans sons sens philosophique ou dans son sens physique? Le virtuel est-il réel ou non?

Depuis quelques années, l'idée que le numérique serait un espace immatériel commence heureusement à être rejetée. Le web est bien un espace concret et matériel, un espace où nous agissons, un espace où arrivent des choses, un espace complètement réel. On utilise de moins en moins le mot virtuel pour le caractériser : on dirait que le virtuel concerne plutôt des univers fictifs ; la signification philosophique n'est plus présente dans le langage commun. Le concept de numérique semble plus à la mode. Pourtant certaines finesses de la signification philosophique du mot virtuel pourraient nous aider à comprendre des caractéristiques du réseau.

 

 Marcello Vitali-Rosati, département des littératures de langue française, Université de Montréal, auteur de S'orienter dans le virtuel, Hermann 2012.

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Commentaires
V
Peut-être pourrait-on invoquer la différence que fait Aristote entre la puissance (dunamis) et l'acte. Ce qui est "en acte" est moins riche que ce qui est en puissance...Je n'écris pas "riche" pour rien: L'argent nous fait riche "en puissance'. Tant que je ne l'ai pas dépensé, tout ce que je peux acheter tient dans ma bourse. C'est la différence que fait Kant entre le jugement problématique et le jugement assertorique: Il n'est ni contradictoire ni impossible que j'ai cent thalers dans la poche...Seulement je ne les ai pas. La puissance de Dieu, comme celle de l'argent, est toujours en retrait du réel, c'est pourquoi nous sommes si pauvres, malgré les bitcoins....Peut-être sommes-nous, comme Achille qui se plaint, dans le pays des morts, de ne pouvoir tenir une poignée de terre dans sa main....peut-être sommes-nous morts de vouloir cette puissance?
S
On trouve sur le site Atlantico un article de Pierre Noizat, publié le 28 avr 2014, qui porte exactement sur le sens du mot virtuel, à propos des Bitscoins.<br /> <br /> <br /> <br /> "Révolutionnaire malgré lui : la puissante découverte technologique réalisée par l’inventeur du Bitcoin" <br /> <br /> Read more at http://www.atlantico.fr/category/mots-cles/bitcoin#L8hmeCt599BUMyO2.99
M
Depuis l'invention de l'écriture, les gens ont pu dialoguer sans être à portée de voix. Depuis plus d'un siècle, le téléphone a permis l'immédiateté des échanges oraux. Aujourd'hui,avec l'ordinateur, nous pouvons voir nos interlocuteurs. Dans quelques années ce ne sera sans doute plus seulement leurs images qui seront accessibles, mais leurs représentations en trois dimensions.<br /> <br /> Cela modifiera-t-il fondamentalement notre relation à autrui ?<br /> <br /> Nous ne le croyons pas et manquons d'imagination pour deviner comment cela pourrait détruire la cité ( et de quelle cité s'agit-il ? le village ? la mégalopole ?).<br /> <br /> Bien qu'il nous paraisse évident que les progrès techniques continuent à modifier la société, il nous faut les accepter et nous y adapter ; il parait vain de s'en alarmer et de regretter "le bon vieux temps".<br /> <br /> <br /> <br /> Nous profitons de cette remarque pour corriger notre intervention précédente, et rendre Baptiste (et non Basile !) à l'amour de Garance .
P
Sans doute que le réel ne se laisse pas facilement circonscrire comme viennent de le rappeler M£J; sans doute aussi que les nouvelles technologies de l'information constituent une rupture moins radicale avec le passé qu'on ne le le croit souvent. Il n'en reste pas moins que certaines tendances prennent une ampleur qui peut inquiéter . Par exemple évoquant les possibilités qui nous sont données aujourd'hui par ces nouvelles technologies de rentrer en contact avec des gens très éloignés physiquement de nous, de les retrouver régulièrement, plus souvent que nos propres voisins, Paul Virilio écrit: <br /> <br /> <br /> <br /> "Une menace se fait jour - c'est d'ailleurs la réalisation de l'espérance de Nietzsche, qui prend à contrepied la phrase du Christ en la renversant - celle d'aimer votre lointain comme vous-même (...) Je suis "citoyen du monde" et je ne souhaite pas le retour au nationalisme, mais si demain nous aimons uniquement le lointain sans être conscient que l'on hait son prochain, parce qu'il est présent, parce qu'il pue, parce qu'il fait du bruit, parce qu'il me dérange et parce qu'il me convoque, à la différence du lointain que je peux zapper..., donc si demain nous nous mettions à préférer le lointain au détriment du prochain, nous détruirions la cité, c'est-à-dire le droit de cité". (Virilio,"Cybermonde la politique du pire")
M
Qu'est le réel ?<br /> <br /> Je pense avoir l'avion bien en main, je mets les gaz, je décolle en douceur, amorce un virage pour prendre le cap; catastrophe ! j'ai viré beaucoup trop court , l'avion part en vrilles, je m'écrase, je suis mort-ifié, bien sûr, car il ne s'agit que d'une simulation; mais, un instant, j'ai réellement eu peur, tant était parfaite l'illusion.<br /> <br /> Alors, le numérique apporte-t-il du nouveau dans ce domaine ? En degré , sûrement, mais en nature ?<br /> <br /> Plusieurs fois, assis dans un fauteuil, j'ai ressenti et partagé les amours contrariées de Garance et Basile, les "fureurs utérines" de Phèdre m'ont horrifiées....<br /> <br /> Ou bien, quelques feuilles blanches, mouchetées de noir, reliées..., un objet bien réel. Mais ce qu'il contient l'est tout autant: les remords de Raskolnikov, les malheurs de Madame Bovary, me touchent profondément.<br /> <br /> Où commence, où finit la Réalité ?<br /> <br /> Shakespeare, dont on ne sait rien, est-il plus réel qu'Hamlet, incarné par tant d'acteurs, et que nous connaissons si bien ?<br /> <br /> Don Quichotte est l'œuvre de Cervantès, mais que serait Cervantès sans Don Quichotte ?<br /> <br /> L'aède aveugle, désigné sous le nom d'Homère, est-il plus "vrai" que le rusé Ulysse ?
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