V comme Vérité (et relativisme)
Pour Aristote, la vérité représentait « l'accord de nos jugements de perception ou de connaissance avec la réalité. » Le sens du mot « vérité » est sans doute différent aujourd’hui en ce qu’il se rapporte à la connaissance seule (et non à la perception puisqu’on sait désormais que celle-ci peut comporter des illusions ou des erreurs). La vérité s’oppose donc à l’erreur. Mais la « vérité » peut aussi se concevoir pour certains comme un jugement, l’affirmation d’une conviction. Par voie de conséquence, « la vérité » peut devenir un concept changeant suivant les représentations de chacun.
Relativisme généralisé
Il n’est pas rare qu’une partie-prenante d’une affaire médiatique présente ce qu’elle appelle « ma vérité ». Le burlesque du relativisme que sous-tend cette forme d’expression ne semble choquer personne, car le relativisme est généralisé dans nos sociétés qualifiées de postmodernes : relativisme esthétique (le beau serait un effet de mode), relativisme normatif (les normes seraient uniquement des conventions arbitraires résultant d’une culture particulière à un temps donné), relativisme culturel (toutes les cultures, toutes les civilisations « se valent »), relativisme cognitif (la science n’aurait pas de certitude en matière de compréhension du monde). Sans entrer dans un débat sur les différentes formes de relativisme, il faut rappeler que Raymond Boudon (Le relativisme, Que sais-je ?) distinguait « bon » et « mauvais » relativismes (le premier – éthique - favorisant le respect de l'Autre, le deuxième – cognitif - engendrant une perte des repères, intellectuels et parfois même factuels).
La science comme « construction sociale »
Je me limiterai ici au relativisme cognitif dans le cas des sciences dites dures. Pour la science, le monde est formé d’objets gouvernés par des lois physiques qui existaient avant notre connaissance de ces objets et de ces lois. La science cherche ainsi à approcher des vérités universelles, sur la base d’observations, de mesures et d’expérimentations sur ces objets. Cette vision scientifique du monde s’est construite le long des siècles ; la raison s’est opposée progressivement (et souvent difficilement) à la pensée magique (http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2121).
Profitant de la tendance de la société occidentale contemporaine vers le relativisme, et de la remise en cause de l’idée de progrès, une école de pensée en ligne avec la postmodernité (constructiviste et relativiste) a pu remettre en cause les idéaux universalistes de la connaissance scientifique (celle-ci proviendrait uniquement de la civilisation occidentale et plus précisément des Lumières). Pour des penseurs de la « déconstruction », comme Bruno Latour et Ian Hacking, le but central de la science, définir ce qui est vrai et ce qui est faux, devient sans objet : l’objectivité de la science serait réduite à des « constructions sociales » qui, certes, ne nient pas la réalité du monde mais qui relativisent par le social (le politique, le culturel, etc.) notre capacité de nous en rapprocher.
Menace postmoderne pour la science
Ainsi, s’est imposée une approche de la science où tous les points de vue doivent être considérés d’une manière équivalente (sans distinction entre science et politique, entre fait et opinion, etc.). Des opinions « indépendantes », ou ce que j’appelle une « science parallèle », ou ce qu’Alexandre Moatti appelle l’« alterscience » sont ainsi hissées au même niveau que les résultats de la science (http://www.marcel-kuntz-ogm.fr/article-fausses-sciences-64606347.html). Dans le domaine de l’évaluation scientifique des risques, et bien d’autres, nous assistons à la mise en « controverse » (politiquement construite) de questions qui relèvent de la méthode scientifique. Une chapelle des sciences humaines et sociales (les dites « Sciences Studies »), aujourd’hui hégémoniques dès qu’il est question de ces « controverses », contribue à entraîner la science dans des confrontations idéologiques sous couvert de « débats » publics postmodernes. Ce qui est résumée par Michel Callon et ses collègues : « Il ne faut pas se contenter d’attendre que les controverses se déclarent. Il faut les aider à émerger, à se structurer, à s’organiser ».
Défendre la méthode scientifique
La menace pour la science engendrée par cette idéologie (http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2124) est difficile à saisir, y compris pour beaucoup de scientifiques, parce qu'elle avance déguisée sous les habits de la démocratie, de la liberté d'expression et de la tolérance de la diversité des opinions. Sous l’influence conjuguée du politiquement correct et du sentiment de « culpabilité de l’homme blanc » déclinés ici sur les sciences et les techniques, des scientifiques se croient obligés d’avouer que « la science s’est souvent trompée » et d’exprimer des mea culpa au nom de tous les scientifiques passés et présents. Défendre la méthode scientifique (et non pas les scientifiques qui ne sont pas plus honnêtes ou plus malhonnêtes que les autres) vous exposera inévitablement à l’excommunication de la pensée unique, sous forme d’accusations de « scientisme » ou de « positivisme ».
Il n’est pas question ici de prétendre que la science détienne la vérité ultime (l’activité scientifique est inséparable du doute), ce serait une démarche dogmatique, mais de refuser la démarche inverse, celle qui consiste à sacrifier à l’air du temps, c’est-à-dire au relativisme qui dénie à la science la capacité à comprendre les lois de la nature et qui affirme, lorsqu’elle est poussée à l’extrême limite de sa logique, qu’il n’y aurait aucune différence entre des arguments scientifiques et les opinions du moment.
Marcel Kuntz
Directeur de recherche au CNRS
(ce texte n’est pas une position officielle du CNRS. On notera que celui-ci s’est engagé récemment dans une démarche postmoderne de « science citoyenne ». Lire une analyse critique : http://scienceetcitoyens.wordpress.com/ ).