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vive les sociétés modernes - abécédaire
20 novembre 2013

V comme Vérité (et relativisme)

Pour Aristote, la vérité représentait « l'accord de nos jugements de perception ou de connaissance avec la réalité. » Le sens du mot « vérité » est sans doute différent aujourd’hui en ce qu’il se rapporte à la connaissance seule (et non à la perception puisqu’on sait désormais que celle-ci peut comporter des illusions ou des erreurs). La vérité s’oppose donc à l’erreur. Mais la « vérité » peut aussi se concevoir pour certains comme un jugement, l’affirmation d’une conviction. Par voie de conséquence, « la vérité » peut devenir un concept changeant suivant les représentations de chacun.

 

Relativisme généralisé

Il n’est pas rare qu’une partie-prenante d’une affaire médiatique présente ce qu’elle appelle « ma vérité ». Le burlesque du relativisme que sous-tend cette forme d’expression ne semble choquer personne, car le relativisme est généralisé dans nos sociétés qualifiées de postmodernes : relativisme esthétique (le beau serait un effet de mode), relativisme normatif (les normes seraient uniquement des conventions arbitraires résultant d’une culture particulière à un temps donné), relativisme culturel (toutes les cultures, toutes les civilisations « se valent »), relativisme cognitif (la science n’aurait pas de certitude en matière de compréhension du monde). Sans entrer dans un débat sur les différentes formes de relativisme, il faut rappeler que Raymond Boudon (Le relativisme, Que sais-je ?) distinguait « bon » et « mauvais » relativismes (le premier – éthique - favorisant le respect de l'Autre, le deuxième – cognitif - engendrant une perte des repères, intellectuels et parfois même factuels).

 

La science comme « construction sociale »

Je me limiterai ici au relativisme cognitif dans le cas des sciences dites dures. Pour la science, le monde est formé d’objets gouvernés par des lois physiques qui existaient avant notre connaissance de ces objets et de ces lois. La science cherche ainsi à approcher des vérités universelles, sur la base d’observations, de mesures et d’expérimentations sur ces objets. Cette vision scientifique du monde s’est construite le long des siècles ; la raison s’est opposée progressivement (et souvent difficilement) à la pensée magique (http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2121).

 

Profitant de la tendance de la société occidentale contemporaine vers le relativisme, et de la remise en cause de l’idée de progrès, une école de pensée en ligne avec la postmodernité (constructiviste et relativiste) a pu remettre en cause les idéaux universalistes de la connaissance scientifique (celle-ci proviendrait uniquement de la civilisation occidentale et plus précisément des Lumières). Pour des penseurs de la « déconstruction », comme Bruno Latour et Ian Hacking, le but central de la science, définir ce qui est vrai et ce qui est faux, devient sans objet : l’objectivité de la science serait réduite à des « constructions sociales » qui, certes, ne nient pas la réalité du monde mais qui relativisent par le social (le politique, le culturel, etc.) notre capacité de nous en rapprocher.

 

Menace postmoderne pour la science

Ainsi, s’est imposée une approche de la science où tous les points de vue doivent être considérés d’une manière équivalente (sans distinction entre science et politique, entre fait et opinion, etc.). Des opinions « indépendantes », ou ce que j’appelle une « science parallèle », ou ce qu’Alexandre Moatti appelle l’« alterscience » sont ainsi hissées au même niveau que les résultats de la science (http://www.marcel-kuntz-ogm.fr/article-fausses-sciences-64606347.html). Dans le domaine de l’évaluation scientifique des risques, et bien d’autres, nous assistons à la mise en « controverse » (politiquement construite) de questions qui relèvent de la méthode scientifique. Une chapelle des sciences humaines et sociales (les dites « Sciences Studies »), aujourd’hui hégémoniques dès qu’il est question de ces « controverses », contribue à entraîner la science dans des confrontations idéologiques sous couvert de « débats » publics postmodernes.  Ce qui est résumée par Michel Callon et ses collègues : « Il ne faut pas se contenter d’attendre que les controverses se déclarent. Il faut les aider à émerger, à se structurer, à s’organiser ».

 

Défendre la méthode scientifique

La menace pour la science engendrée par cette idéologie (http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2124) est difficile à saisir, y compris pour beaucoup de scientifiques, parce qu'elle avance déguisée sous les habits de la démocratie, de la liberté d'expression et de la tolérance de la diversité des opinions. Sous l’influence conjuguée du politiquement correct et du sentiment de « culpabilité de l’homme blanc » déclinés ici sur les sciences et les techniques, des scientifiques se croient obligés d’avouer que « la science s’est souvent trompée » et d’exprimer des mea culpa au nom de tous les scientifiques passés et présents. Défendre la méthode scientifique (et non pas les scientifiques qui ne sont pas plus honnêtes ou plus malhonnêtes que les autres) vous exposera inévitablement à l’excommunication de la pensée unique, sous forme d’accusations de « scientisme » ou de « positivisme ».

 

Il n’est pas question ici de prétendre que la science détienne la vérité ultime (l’activité scientifique est inséparable du doute), ce serait une démarche dogmatique, mais de refuser la démarche inverse, celle qui consiste à sacrifier à l’air du temps, c’est-à-dire au relativisme qui dénie à la science la capacité à comprendre les lois de la nature et qui affirme, lorsqu’elle est poussée à l’extrême limite de sa logique, qu’il n’y aurait aucune différence entre des arguments scientifiques et les opinions du moment.

 

Marcel Kuntz

Directeur de recherche au CNRS

 

(ce texte n’est pas une position officielle du CNRS. On notera que celui-ci s’est engagé récemment dans une démarche postmoderne de « science citoyenne ». Lire une analyse critique : http://scienceetcitoyens.wordpress.com/ ).

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Commentaires
Y
Je partage l'avis de senik, dès qu'il s'agit de recherche publique, sans objectif commercial, ou de propagande, pour, ou contre, une cause. Car ces dernières n'ont pas de mal à obtenir des financements.
P
Etienne Klein propose toutefois de "mettre au crédit de la sociologie des sciences le fait d’avoir montré que l’histoire des sciences telle que les manuels la raconte est toujours idéalisée. Elle fait la part trop belle à une rationalité partiellement reconstruite après coup, c’est-à-dire à partir de points de vue rétrospectifs. L’activité scientifique y est ramenée à un enchaînement toujours bien ordonné d’arguments et de preuves : une hypothèse est avancée par Monsieur X, dont les calculs prédisent que ; Monsieur Y, qui veut vérifier les prédictions de Monsieur X, réalise une expérience qui les confirme ou, au contraire, les invalide, ce qui permet, soit d’adopter ce système théorique, soit d’en forger un nouveau. Et ainsi de suite. Or, dans la pratique, les choses se passent en général de façon très différente. D’abord parce que les découvertes n’adviennent qu’au travers de processus largement opaques à leurs agents. Ensuite parce que le « style de pensée » de la communauté des savants à une époque donnée influe provisoirement sur la manière dont les concepts scientifiques se construisent et finissent par s’imposer." "De la relativité du relativisme")
P
"Une anecdote personnelle, qu’on me permettra de raconter, m’a fait récemment prendre conscience de cette situation. Un jour, au terme d’un cours donné devant des élèves-ingénieurs, alors que je venais de terminer au tableau un calcul de relativité montrant que la durée d’un phénomène n’est pas la même pour tous les observateurs, un jeune homme demanda la parole : « Monsieur, personnellement, je ne suis pas d’accord avec Einstein ! ». J’imaginai qu’il allait défendre une théorie alternative, donner des éléments pour remettre en selle l’idée d’un éther luminifère qu’Einstein avait mise à mort, bref qu’il allait argumenter. Je l’invitai donc à s’expliquer : « Je ne crois pas à cette dilatation des durées que vous venez de calculer, se contenta-t-il de répondre, parce que je ne la… sens pas ! ». Ce jeune homme avait donc suffisamment confiance dans ses intuitions et sa subjectivité pour penser qu’elles lui permettaient de contester un résultat que près d’un siècle d’expérimentation et d’objectivation avait permis de valider…" (Etienne Klein, "De la relativité du relativisme")
Y
Les contenus de la science sont universels, les conclusions qu'on en retire , pour leur donner une application sociale, peuvent être variables. L'éthique peut intervenir, et proposer une limitation de son utilisation. Le professeur Jérôme Lejeune, découvreur de la trisomie 21, a lutté contre l'IVG, concluant son dépistage" in utero". La trisomie 21, c'est la science, L'IVG, préventive de la naissance d'un enfant lourdement handicapé, est un fait de société.<br /> <br /> La position des scientifiques anti-OGM n'est pas différente. La bio-technologie qui fabrique des OGM s'appuie sur la connaissance des gènes et de leur fonction. L'utilisation de son produit soulève des craintes de perte de maitrise, ou d'effets indésirables. Que leur utilisation soit répandue dans plusieurs pays du monde, sans conséquences rédhibitoires, ne les convainc pas.
P
JM Lévy-Leblond (qui avait écrit pour l'abécédaire "S comme science(s) en société(s)") nous a exprimé par mail son désaccord avec la position défendue par Marcel Kuntz en nous joignant un texte "reflétant ses propres positions" et intitulé :"La science est-elle universelle? (Une diversité sans relativité)". Il explicite et développe notamment l'idée suivante: <br /> <br /> <br /> <br /> "En revenant sur notre planète, il nous faut bien convenir que la science est aujourd’hui universalisée. Les physiciens travaillent sur les mêmes sujets et avec les mêmes accélérateurs à Genève et à Chicago, les biologistes font les mêmes expériences à Tokyo et à Paris, les astronomes utilisent les mêmes télescopes au Chili et à Hawaï. Mais cette mondialisation n’est autre que la victoire d’un certain type de science « occidentale », initialement européenne, puis venue des Etats-Unis."<br /> <br /> <br /> <br /> On peut accéder à ce texte avec le lien: https://collectiflieuxcommuns.fr/spip/spip.php?article208
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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