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vive les sociétés modernes - abécédaire
8 février 2013

T comme Tremblement de terre (de Lisbonne)

Le tremblement de terre de Lisbonne (1), au 18e siècle, fut un « évènement monstre » (2). Il suscita un nombre infini de réactions, commentaires, poèmes, pièces de théâtre, romans sermons, discours, traités… (3). Ce fut aussi un « séisme philosophique » (Bronislaw Baczko).

Il donna lieu notamment à une vive controverse entre Voltaire (Poème sur le désastre de Lisbonne) et Rousseau (Lettre sur la providence). Cette controverse a pour objet l’Optimisme, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle notre monde, sans être parfait, serait le « meilleur des mondes possibles » (4). Voltaire voit dans le tremblement de terre de Lisbonne et ses dizaines de milliers de victimes innocentes un désastre qui ne peut que ruiner la thèse optimiste. Rousseau lui répond en prenant la défense de l’optimisme et de la Providence.

Ramenées à l’essentiel, leurs analyses me semblent être les suivantes.

Pour Voltaire les catastrophes naturelles comme celle de Lisbonne sont bien la preuve que le monde, bien que créé par Dieu, est loin d’être parfait et présente même une imperfection majeure. Selon les termes de l’époque le « mal physique » (5) est une réalité puisque des êtres humains innocents sont régulièrement victimes des soubresauts de la nature : 

Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés … (Poème sur le désastre de Lisbonne)

 Pour Rousseau :

1. le mal physique ou naturel est en tant que tel très limité et en tout cas bien moins destructeur que le « mal moral », celui que les hommes se font les uns aux autres : « Pour moi je vois partout que les maux auxquels nous assujettit la nature sont beaucoup moins cruels que ceux qu’il nous plait d’y ajouter » (Lettre sur la providence).

2. le mal physique lui-même ne doit son ampleur qu’aux initiatives humaines : « De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de-là tout aussi gais que s’il n’était rien arrivé. . Mais il faut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. » (id)

 Deux siècles et demi plus tard il me semble que c’est l’approche rousseauiste qui, à tort ou à raison, l’a emporté (du moins dans nos sociétés) (6). En effet :

1. notre trouble et nos interrogations se portent plus sur les catastrophes causées par l’homme que sur les catastrophes naturelles : ainsi si l’on cherchait un évènement du 20e siècle qui pût  être comparé au tremblement de terre de Lisbonne ce n’est pas dans un autre séisme ou tsunami qu’on le trouverait mais plutôt comme le suggéra Gilles Deleuze dans les camps de concentration nazis (7).

2. quant aux catastrophes naturelles elles-mêmes nous avons tendance à en contester le caractère exclusivement physique en mettant en évidence les circonstances sociales et politiques qui les ont favorisées et amplifiées. Ainsi  dans le drame de Fukushima le raz de marée et ses milliers de victimes a moins retenu notre attention que la catastrophe nucléaire. A propos du cyclone Katrina et  du tsunami de 2004, Jean-Pierre Dupuis écrit : « C’est précisément leur statut de catastrophe naturelle qui a été mis en doute. « A man-made disaster » (une catastrophe due à l’homme) titrait le New York Times à propos du premier ; la même chose avait été dite du second avec de bonnes raisons. Si les récifs de corail et les mangroves côtières de Thaïlande n’avaient pas été impitoyablement détruits par l’urbanisation, le tourisme, l’aquaculture et le réchauffement climatique, ils auraient pu freiner l’avance de la vague meurtrière et réduire significativement l’ampleur du désastre. » (JP Dupuis, « Les dimensions symboliques d’une catastrophe nucléaire » (7)).

Que penser de cette victoire de l’approche rousseauiste des catastrophes naturelles sur l’approche voltairienne? Est-elle totalement satisfaisante ?  Ne témoigne-t-elle pas aussi d’une tendance regrettable à refuser la réalité même d’une adversité, à croire, pour reprendre une formule chère à A.Finkielkraut, qu’il n’y a pas d’adversité mais uniquement des adversaires ? Et surtout jusqu’où peut-on souscrire à l’idée selon laquelle ce sont les initiatives humaines qui fragilisent les hommes par rapport à la nature, comme si ce n’était pas dans les régions qui ont connu le plus grand développement « des sciences et des arts » qu’on est quand même le plus à l’abri des soubresauts de la terre et de la mer ?

 

Pierre Gautier

 


(1) En 1755 ce tremblement de terre et le raz de marée qui l’accompagna quelques minutes plus tard firent en une matinée entre 10000 et 60000 morts selon les estimations et détruisirent Lisbonne qui était alors la capitale la plus riche du monde. Le séisme fut ressenti à des milliers de kilomètres de Lisbonne (jusqu’en Finlande) et au même instant.

(2) « Un évènement monstre » est le titre du chapitre consacré au tremblement de terre de Lisbonne par Grégory Quenet dans son livre Tremblements de terre : aux 17e et 18e siècles (Champ Vallon 2005). Il veut signifier par ce titre que l’évènement fut en partie construit par l’ampleur de son retentissement dans toute l’Europe.

(3) Voir JP Poirier : Le tremblement de terre de Lisbonne (ch.4 et 5) Odile Jacob 2005.

(4) Doctrine de Leibniz, popularisée par Pope dans son Essai sur l’homme et sa formule « Whatever is, is right »

(5) « On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement. Le mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le mal physique dans la souffrance, et le mal moral dans le péché. » (Leibniz, Essais de théodicée, I, 21) C’est-à-dire déficience ontologique, mal subi, mal commis.

(6) C'est aussi la thèse de JP Dupuis (auteur de Pour un catastrophisme éclairé) qui écrit: "Des interprétations rivales qui tentèrent de donner sens à un évènement qui frappa le monde de stupeur, celle qui devait l'emporter fut celle de Rousseau dans sa réponse à Voltaire." (« Les dimensions symboliques d’une catastrophe nucléaire »)

(7) « Ce tremblement de terre (…) a eu un rôle dans l’Europe dont je ne vois l’équivalent que dans les camps de concentration nazis (…) Après Auschwitz retentit la question : comment est-il possible de maintenir le moindre optimisme sur ce qu’est la raison humaine. Après le tremblement de terre de Lisbonne, comment est-il possible de maintenir la croyance en une rationalité d’origine divine. » (Gilles Deleuze cité par JP Poirier dans son livre Le tremblement de terre de Lisbonne.)

 

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Commentaires
Y
La catastrophe "morale", je l'étendrais à la guerre en général, car elle contraint souvent les hommes à "laisser leur morale au vestiaire". Les catastrophes technologiques et industrielles ont commencé avec la Révolution Industrielle, et ont été bien plus meurtrières que celles d'aujourd'hui (dans les pays développés).<br /> <br /> C'est la médiatisation et le développement d'une religion du doute qui donnent le sentiment d'une aggravation.
P
JP Dupuis distingue trois grands types de catastrophes: morales (Hiroshima), naturelles (Lisbonne) et technologiques (Fukushima) et écrit:<br /> <br /> <br /> <br /> "Entre les catastrophes morales et les catastrophes naturelles se trouvent les catastrophes technologiques et industrielles. Contrairement aux secondes, les hommes en sont de toute évidence responsables mais, contrairement aux premières, c'est parce qu'ils veulent faire le bien qu'ils produisent le mal. Ivan<br /> <br /> Illich appelait contreproductivité ce retournement tragique. Il affirmait que les plus<br /> <br /> grandes menaces viennent aujourd'hui moins des méchants que des industriels<br /> <br /> du bien. On doit moins redouter les mauvaises intentions que les entreprises qui,<br /> <br /> comme l'Agence internationale pour l'énergie atomique, se donnent pour mission<br /> <br /> d'assurer "la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier". Les<br /> <br /> antinucléaires qui se croient tenus pour mener leur combat de dépeindre leurs<br /> <br /> ennemis de la façon la plus noire ne comprennent pas qu'ils affaiblissent ainsi<br /> <br /> leur critique. Il est beaucoup plus grave que les opérateurs des mégamachines<br /> <br /> qui nous menacent soient des gens compétents et honnêtes. Ils ne peuvent<br /> <br /> comprendre qu'on s'en prenne à eux."(Dupuis, id)
Y
Ce que la nature fait, la nature peut le défaire, ai-je envie de dire...faussement. Les équilibres de la nature sont ceux des forces en présence à un moment donné. Des phénomènes purement physiques: tempête, grande marée, mouvement brusque du fond marin par lâchage d'une faille, vont déranger "pendant un certain temps" l'équilibre antérieur....dont les facteurs n'ont pas disparu, mais ont été submergés, c'est le cas de le dire, par ces forces accidentelles.<br /> <br /> Quant au déluge, une probable réalité à l'échelle mondiale, dont on trouve la trace dans un certain nombre de mythes, il a été certainement antérieur aux temps bibliques, mais a du frapper les esprits des hommes "modernes" déjà présents. La fin de la dernière ère glaciaire, il y a plus de dix mille ans, a été vraiment très brusque, et a entrainé une débâcle des glaces polaires, et une élévation du niveau des mers de 14 mètres* en un temps relativement court. Un phénomène cataclysmique d'est produit dans le bassin méditerranéen: le remplissage de la Mer Noire, quand la Méditerranée a atteint le niveau du Bosphore. Les eaux ont creusé le fond du passage, accélérant le débit. Les populations vivant en contrebas ont du connaitre des situations propres à forger le mythe du déluge et de l'aventure de Noé. La théologie de la punition, qui imprègne la bible, est dans la continuité de la déification de la nature. Je ne vois pas pourquoi la foi des hommes aurait diminué à l'occasion de ce bouleversement. Les religions séparent le monde des hommes et celui des dieux. Les actes qui sont prêtés à ces derniers renvoient à leurs vices anthropomorphes, ou à leur colère face à ceux de l'homme.<br /> <br /> *L'élévation totale du niveau marin est de 120 à 130 mètres, à la fin de la glaciation.
P
Vous avez sans doute raison de dire que la nature ne s'acharne pas, et même totalement raison si on prend le verbe "acharner" à la lettre. Il reste qu'à la suite de la grande tempête de 99 et surtout à la suite du tsunami de 2004 j'ai ressenti la nature autrement; j'ai découvert qu'elle n'avait pas forcément les limites que je croyais: je n'avais imaginé que la mer puisse sortir de son lit.<br /> <br /> <br /> <br /> J'eus l'impression de mieux comprendre ce que fut, selon Hegel, l'expérience du déluge pour les juifs: "Le déluge représente chez les juifs, d'après Hegel, l'image même de la rupture, de l'arrachement, de la séparation. En sortant de "l'équilibre de ses éléments" la nature, écrit Hegel, "autrefois amicale et tranquille", apparut soudainement comme une puissance étrangère, hostile, extérieure, inhumaine. La confiance en elle se perdit, et en même temps la familiarité avec elle. L'effet provoqué par de déluge fut une perte de foi dans la nature, la plus grande perte de foi que l'homme ait jamais éprouvé, mais aussi la plus terrifiante et la plus monstrueuse." (Olivier Depré, "Hegel, premiers écrits")
Y
Si dans chaque cas, catastrophe naturelle ou catastrophe bien humaine, la connaissance est incapable d'empêcher l'événement, l'avantage...pour les hommes, est à la nature. Elle ne s'acharne pas.
vive les sociétés modernes - abécédaire
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