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vive les sociétés modernes - abécédaire
13 juin 2012

S comme Science(s) en société(s)

 

Le développement scientifique (préférons ce mot à celui de progrès, trop chargé d’une valeur problématique) est désormais étroitement lié aux problèmes de l’humanité (famines, guerres, maladies). Il peut aussi bien contribuer à leur solution qu’à leur aggravation (armements atomiques, pollution industrielles, etc.).

 Mais afin de maîtriser ce développement, il convient de prendre la pleine mesure des mutations de l’activité scientifique au cours des dernières décennies. Faute d’en saisir l’ampleur et l’intensité, le risque est réel de voir échouer toute tentative pour pallier les déficiences de la pratique scientifique actuelle, contrôler son impact social, réorienter son cours, repenser son organisation.

 Quatre paradoxes caractérisent la situation actuelle*  :

            — un paradoxe économique : Jamais la science fondamentale n’a été plus intimement liée au système technique et industriel — mais son poids économique propre est désormais en régression.

            — un paradoxe social : Jamais le savoir technoscientifique n’a acquis autant d’efficacité pratique — mais il se montre de moins en moins utile face aux problèmes (santé, alimentation, paix)  de l’humanité dans son ensemble.

            — un paradoxe épistémologique : Jamais la connaissance scientifique n’a atteint un tel niveau d’élaboration et de subtilité — mais elle se révèle de plus en plus lacunaire et parcellisée, de moins en moins capable de synthèse et de refonte.

            — un paradoxe culturel : Jamais la diffusion de la science n’a disposé d’autant de moyens (médias, livres, musées, etc.) — mais la rationalité scientifique reste menacée, isolée et sans prise sur des idéologies qui la refusent ou (pire) la récupèrent.

 Il y a bien là une crise, profonde, de la science, le sens même de ce mot étant  en train de changer.

D’une part, l’efficacité technique de la connaissance fondamentale, si évidente aujourd’hui, est en vérité fort récente — à peine plus de deux siècles. Ni la machine à vapeur ni le moteur électrique n’ont été des innovations fondées en théorie.

D’autre part, l’activité scientifique en tant que telle n’est pas une constante des sociétés humaines. De grandes civilisations ont existé où la production de savoirs nouveaux, ce que nous appelons la recherche, n’était pas une pratique reconnue et valorisée pour elle-même (il suffit de comparer Athènes et Rome pour s’en convaincre).

Enfin, l’apparition des sciences de l’homme et de la société, avec les incertitudes qui entourent leur statut épistémologique comme leur fonction sociale, amplifient la difficulté de cerner la notion même de science.

 Il est possible, et sans doute même plausible, que nous entrions dans une période où la science soit victime de son succès. Devenue technoscience de par son engagement pratique, elle pourrait disparaître sous cette technique qu’elle a transformée, comme un fleuve parfois disparaît sous les éboulements des parois du lit qu’il a creusé.

 Notre science peut encore surmonter ce qui apparaîtrait alors comme une crise d’adolescence. Mais cette maturation exige que cette science se transforme en profondeur : qu’elle renonce à ses fantasmes d’omnipotence (et d’omniscience) ; qu’elle soit prudente plutôt que conquérante ; qu’elle accorde autant d’importance à la compréhension du savoir qu’à sa production, à son passé qu’à son présent. C’est en vérité une (re)mise en culture de la science qui devient nécessaire et urgente.

 

(pour une discussion plus détaillée, voir J.-M. Lévy-Leblond, La vitesse de l’ombre (Aux limites de la science), Seuil, 2006)

Jean-Marc Lévy-Leblond

Professeur émérite de l’université de Nice-Sophia Antipolis

 



* Ces paradoxes sont présentés et argumentés dans l’ouvrage de l’auteur : La pierre de touche (La science à l’épreuve…), Gallimard (Folio-Essais), 1996.

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Commentaires
Y
Je pense que les médecins orientaux se servent des mêmes scanners et des mêmes IRM que leurs inventeurs occidentaux. J'ai une nette préférence pour cette curiosité sans entraves.
P
Je me souviens, à l'occasion de la Fête de la science, d'une soirée où de jeunes physiciens et médecins, après nous avoir présenté leurs travaux exceptionnels dans le domaine de l'imagerie cérébrale, se sont mis à exprimer les plus grands doutes sur la science occidentale: sous le feu des questions de l'auditoire ils ont même fini par reconnaître l'infériorité de celle-ci par rapport aux sciences orientales qui, elles, se refusent à morceler le corps!!!
E
Je suis d'accord avec vous et je me pose aussi la question du « que faire ? »<br /> <br /> Comment (re) mettre en culture notre science ?<br /> <br /> Comment réaliser des formes de résistance à l'idéologie scientiste du progrès et à celle confusionniste de l'égalité de tous les savoirs ?<br /> <br /> Comment réagir à la déferlante des informations (presse, télé, internet) relatives aux recherches scientifiques ?<br /> <br /> Élue municipale en charge de la culture , de l'enseignement supérieur et de la recherche , dans une ville de quelques dizaines de milliers d'habitants ,j'ai, notamment, mis en place un Salon (annuel)du livre d'histoire des sciences et des techniques (avec des tables rondes, des conférences, des présentations d'ouvrages, des expositions , des animations spectaculaires pour les enfants , diverses formes artistiques etc ...). <br /> <br /> Comment sensibiliser les habitants d'une ville à la dimension scientifique de la culture ?,<br /> <br /> Comment valoriser auprès des « jeunes »(enfants, adolescents, et jeunes adultes) de la ville, l'imagination scientifique et la progression des inventions des sciences?<br /> <br /> Comment favoriser la réflexion sur les enjeux du développement technoscientifique de notre société?
S
le mot de la philosophe Simone Weil me paraît exprimer le fantasme ou la nostalgie d'une science surgissant directement de la raison individuelle et indépendante des conditions -matérielles, sociales et intellectuelles - de son travail.
P
Simone Weil écrit, non sans une pointe contre la science contemporaine:<br /> <br /> <br /> <br /> "Ainsi, comme le travailleur, dans la production moderne, doit se subordonner aux conditions matérielles du travail, de même la pensée, dans l'investigation scientifique, doit de nos jours se subordonner aux résultats acquis de la science ; et la science, qui devait faire clairement comprendre toutes choses et dissiper tous les mystères, est devenue elle-même le mystère par excellence" ("Oppression et liberté")
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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