S. comme Spontanéité démocratique...
Dans les démocraties modernes, tout pouvoir procède du peuple, mais le peuple ne se gouverne pas : il élit des représentants et des responsables auxquels il délègue une part de ses pouvoirs.
Dans une certaine mesure, il entre une part extensible de dépossession dans cette délégation, quels que soient les moyens dont les électeurs disposent pour savoir, pour contrôler et pour sanctionner leurs mandataires.
Certains estiment même que les institutions établies par le peuple le privent, par définition, de sa spontanéité et de son pouvoir direct, en quoi elles contrarient l'essence authentique de la démocratie.
Pourtant, la mode n'est plus à l'éloge de la démocratie directe, de l'autogestion, d'une société sans État.
Alors, puisque l'État semble une institution inévitable, et qu'il est l'aspect anti-démocratique de la démocratie, qu'il en est le mal indéracinable, la position radicalement démocratique consistera à faire de la démocratie un processus de création continue par l'insurrection de la société contre l'État.
Cette insurrection serait le moment où le peuple manifesterait enfin sa spontanéité parce qu'il exercerait son pouvoir sans délégation ni médiations .
La démocratie reposerait donc sur l'affrontement permanent entre l'instituant (la société, le peuple), et l'institué ( les institutions, l'appareil d'État). Elle serait tout entière dans l'instituant et aucunement dans le rapport institué (vote, transparence, contrôle, sanction) entre la société et l'État.
« L'instituant contre l'institué » est devenu le mot d'ordre des soldats perdus de la lutte pour la conquête du pouvoir, qui se sont recyclés en tenants de la révolution permanente et de la démocratie directe face à l'État.
De ce point de vue, toute manifestation ou insurrection de masse est saluée en tant que forme suprême de l'exercice de la démocratie. Le Manifestant est de toute façon le héros de cette radicalité, soit qu'il manifeste contre une dictature sanglante en faveur d'une démocratie représentative, soit qu'il manifeste contre elle, contre un pouvoir élu démocratiquement, respectant les principes démocratiques, et démocratiquement révocable.
Cette apologie du peuple (ou de la société) contre l'État est-elle d'inspiration libérale ?
Nullement. Elle relève même d'un postulat diamétralement opposé.
Pour la pensée politique libérale, (par opposition au point de vue de Rousseau), le peuple ne doit pas être souverain de décider quelles libertés il concède aux individus. Sa raison d'être
est de préserver et de protéger les libertés des individus, ce qui constitue sa mission et la limite de son pouvoir.
C'est que pour les libéraux, les individus ne se fondent pas dans le Peuple ; ce dernier n'est pas une personne collective, et donc souveraine par rapport à ses membres. La liberté des individus ne s'exerce ni exclusivement, ni même prioritairement, par l'obéissance à la loi commune qu'ils se sont collectivement donnée.
Il me semble que le thème de l'instituant contre l'institué est une version light de l'idéal d'un peuple souverain, conçu comme une personne collective ayant un seul intérêt et une seule volonté, et pouvant donc agir directement et souverainement dans les affaires ne concernant que lui.
Mais si l'on estime qu'une société ou un peuple sont composés d'individus autonomes, ayant leurs intérêts propres et divergents, et des aspirations multiples et diverses, alors ces individus ont besoin de la médiation de l'État pour défendre leur intérêt commun et pour faire respecter les règles de leur vivre ensemble.
Et pourtant, quand les revendications des manifestants ou des grévistes ne sont pas acceptées par l'État, celui-ci est immédiatement accusé d'être sourd à la revendication populaire, et d'ailleurs il leur cède très souvent. C'est ainsi que capota la réforme du régime des retraites en 1995.
En France, la geste révolutionnaire est préférée à la culture du compromis, et c'est gravement dommageable pour le fonctionnement de la démocratie.
Le mythe du Peuple uni, seule incarnation légitime du pouvoir, présent en personne dans la rue, cache toujours et forcément un abus de vocabulaire, et couvre l'usurpation de la légitimité démocratique par un groupe particulier.
La démocratie doit tenir compte de la volonté de tous, de volontés relativement contradictoires, et cela, seul l'État peut le faire.
Étant donné les risques de confiscation, d'abus de pouvoir, de bureaucratie et de technocratie, le rapport de la société à l'État doit être interactif en permanence. Mais ces risques peuvent être contrecarrés sans insurrection par le retour devant les électeurs, par la séparation des pouvoirs, par la transparence, par le contrôle et les sanctions judiciaires.
Ma conclusion ? L'État de droit n'est pas l'ennemi de la démocratie authentique, laquelle ne culmine pas dans le Peuple révolté. Étant donné que les institutions de la démocratie représentative engendrent de toute façon un sentiment de frustration et de dépossession chez les gouvernés, le pire danger pour la démocratie serait de céder au fantasme romantique de l'insurrection permanente de la société contre l'État de droit. La démocratie représentative et grandement indirecte est la seule forme de régime politique susceptible d'assurer la prise en compte de tous, dans une société hétérogène composée d'individus libres et égaux en droits. L'insurrection collective d'une partie du peuple contre l'État peut être légitime et nécessaire, elle n'est ni le moment ni la forme suprêmes de la démocratie.
La révolution pour la révolution est un mythe dangereux.
André Senik