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vive les sociétés modernes - abécédaire
9 avril 2012

S comme Sens de l'existence humaine (et éducation)

 

On décrit souvent les hommes des sociétés modernes comme comblés sur le plan matériel mais en proie à bien des doutes sur la question de savoir quel peut bien être le sens de leur existence : richesse matérielle et dénuement spirituel*. Cette description n’est sans doute pas fausse mais de quoi témoigne-t-elle ? Faut-il y voir l’expression d’une défaillance radicale de nos sociétés au regard  de questions fondamentales que les hommes ne peuvent pas ne pas se poser ? Ne traduit-elle pas plutôt la manière nouvelle dont se posent ces questions ? Dans une société traditionnelle on peut dire que le sens de l’existence est donné avec la vie : chacun nait au sein d’une certaine religion ou d’une certaine sagesse et est appelé à y rester fidèle.  Ce n’est plus le cas dans une société moderne : chacun au contraire est appelé à découvrir par ses propres forces et ses propres moyens ses raisons de vivre.  Dès lors plutôt que de mettre au passif de nos sociétés leur vide spirituel relatif, pourquoi ne pas regarder celui-ci comme la condition pour que chacun puisse décider du sens de son existence. Si on considère comme essentiel que chaque homme soit en mesure de choisir librement les fins capables de justifier sa vie, il faut bien accepter  que règne une certaine discrétion spirituelle (composante du principe de laïcité) dans la société et ne pas interpréter celle-ci comme le signe d’une civilisation incapable de valoriser autre chose que la richesse matérielle.

 

Il reste que si une société libre doit s’imposer une grande réserve sur le plan spirituel, il est de son devoir de fournir à chacun, à commencer par les enfants et les adolescents, les instruments nécessaires à la construction d’une vie sensée, en priorité l'acquisition et la maîtrise d’un langage plus large que le seul langage utilitaire (grâce notamment à l’enseignement de la littérature, de la poésie, de la philosophie et des arts). Tel est le rôle de l’éducation, non de transmettre une sagesse quelconque, religieuse ou pas, mais les moyens indispensables pour déterminer soi-même le sens qu’on veut donner à sa vie.

 

C’est pourquoi on peut même penser, comme Eric Weil, que, dans les sociétés modernes, le problème appelé à devenir le problème principal est celui de l’éducation. Pas simplement celui de l’instruction qui (dans la terminologie de Weil) concerne la formation de l’homme comme travailleur, mais celui de l’éducation qui concerne au contraire l’homme en tant qu’il est aussi autre chose qu’un travailleur. En effet au fur et à mesure que les problèmes matériels seront résolus (notamment grâce aux progrès de l’instruction)  le problème du sens de l’existence humaine se posera de manière toujours plus aiguë  pour des hommes libres. Tant que l’essentiel du temps des hommes doit être consacré à la production des moyens nécessaires à leur vie biologique, le problème du sens de l’existence est comme en sommeil ; dès lors que les hommes disposent de temps libre (et pas simplement libéré) ils ne peuvent manquer d’être confrontés à la question de son utilisation, et c’est là que l’éducation est convoquée. Eric Weil donne le nom d’ " ennui " au sentiment de vide que peut facilement éprouver l’homme affranchi de la contrainte du besoin, et insiste sur le risque de violence qu’un tel sentiment est capable d’entraîner : " la violence est le seul vrai passe-temps ", violence contre les autres ou contre soi (suicide, drogue...) Seule l’éducation est en mesure d’aider les hommes à donner un contenu à leur liberté. Nous retrouvons là le problème fondamental de la philosophie grecque, mais sur une bien plus grande échelle : " Que cherchaient les philosophes tels que Socrate, Platon et Aristote, sinon un contenu pour la vie de l’homme libre, de l’homme qui n’était pas contraint de travailler pour vivre, ni de combattre la nature avec ses propres mains ? "** La philosophie grecque pourrait bien retrouver une actualité étonnante dans nos sociétés développées.

 

Pierre Gautier

 

* Un exemple parmi une multitude d’autres : parlant de nos sociétés postmodernes, le sociologue Michel Maffesoli écrit : « Tout d’un coup l’on se rend compte de l’extraordinaire pauvreté spirituelle engendrée par la richesse matérielle. » (Michel Maffesoli)

** cf « L’éducation en tant que problème de notre temps » (Eric Weil, Philosophie et réalité)

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Commentaires
J
La discussion est passée de "sens (de la vie) et éducation" à "connaissance et bonheur", ce qui ne revient pas au même.<br /> <br /> Inutile de discuter sur ce qu'a observé Y.L.: des ignorants heureux et des intellectuels amers, chacun en connaît. De même que des savants malheureux, des gens simples et néanmoins cultivés, des érudits sans étonnements etc...<br /> <br /> Mais pour se demander si c'est ainsi que les hommes vivent, si c'est utile et puis surtout si ça vaut le coup, si ça vaut le coup de vivre sa vie, avoir eu l'occasion de se confronter aux réflexions des autres, aux pensers des honnêtes gens des siècles passés, si ça n'est pas strictement indispensable, en tout cas, ça aide! ça aide à disposer de meilleurs mots pour le dire, à entrevoir des repères auxquels on n'aurait pas pensé, comme par exemple cet ambigu "souverain bien' dont parle Descartes. On n'en devient ni guère plus malin, ni assurément plus heureux, peut-être seulement plus lucide, plus prudent ou moins seul.<br /> <br /> Bien sûr que tous les domaines de savoir transmissibles peuvent concourir à l'instruction du plus grand nombre et contribuer à leur insertion professionnelle... Mais j'ai éprouvé quelque suprise à lire qu'on pouvait ici considérer la dimension éducative des humanités au sens le plus large du terme comme secondaire, superflue ou optionnelle comme un vague supplément d'âme. Ecrivant cela, je me souviens d'avoir bien perçu comment, y compris auprès d'élèves qu'on n'aurait pas a priori jugés d'emblée réceptifs, il se passait quelque chose lors de leur rencontre avec Montaigne, Pascal et d'autres: ils en attendaient visiblement autre chose que d'être seulement (ce qui n'est déjà pas peu...) mis en mesure de mieux réussir des examens.<br /> <br /> Instruire... éduquer... Les deux, en général!<br /> <br /> Et pour ne pas à mon tour entonner sur ce duo célèbre des airs convenus, je préfère recommander chaudement la lecture d'un dossier spécial qu'on trouve dans le numéro d'Avril 2012 du Magazine littéraire (avec en couverture, un portrait de Virginia Woolf): "peut-on encore transmettre?". Ces quelques pages coordonnées par Maxime Rovere et étayées de savoureuses reprises de texte de Tacite (Dialogue des orateurs) et de Hugo (A propos d'Horace / Les Contemplations)valent la lecture. En particulier un article de Laurent Fedi sur les mouvements et revirements de la philosophie de l'éducation ("Devenir autonome ou compétent?). Pourquoi, d'ailleurs, ne pas y revenir à l'occasion d'un article T comme Transmission?
S
D'abord, le souverain bien qu'il lace au-dessus de la joie n'est pas la connaissance de la vérité, il en dépend seulement.<br /> <br /> Ensuite, Descartes veut gagner sur les deux tableaux, celui du vrai souverain bien et celui de la joie. C'est Kant qui le premier va jusqu'à distinguer radicalement l'objectif "être heureux" et l'objectif "être digne d'être heureux".
P
N'est-ce pas excessif de parler d'inconséquence? Il me semble que ce veut dire Descartes c'est que même en se plaçant du seul point de vue du plaisir, il ne serait pas judicieux de sacrifier à celui-ci la connaissance, une telle stratégie ne pouvant que fragiliser le plaisir éprouvé. Autrement dit, de quelque point de vue qu'on se place, le choix de l'ignorance est à courte vue.
S
La suite de la lettre contient une contradiction. D'une part ". Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu'on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j'approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou s'étourdissent avec du pétun. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l'exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l'acquisition dépend de notre libre-arbitre, et la satisfaction d'esprit qui suit de cette acquisition. C'est pourquoi, voyant que c'est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que l'ignorer, j'avoue qu'il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. "<br /> <br /> OK?<br /> <br /> Voyez le volte face<br /> <br /> "Aussi n'est-ce pas toujours lorsqu'on a le plus de gaieté, qu'on a l'esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n'y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi je n'approuve point qu'on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l'âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s'apercevant qu'ils sont faux."<br /> <br /> Ce qui signifie que le plaisir reste donc bien la pierre de touche<;
P
Reste à savoir si le bonheur est toute la réussite ou un élément de celle-ci. Il me semble que progresser dans sa compréhension des choses est également essentiel, quitte même à perdre certaines illusions. Nous retrouvons là un problème classique de la philosophie: "Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s’il est mieux d’être content et gai, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste." (Descartes, Lettre à Elisabeth)
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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