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vive les sociétés modernes - abécédaire
16 juin 2010

P comme Prison (et peines substitutives)

 

Voilà trente ans environ que la notion de peines substitutives à l'emprisonnement occupe une place centrale dans la réflexion sur la sanction des délits et des crimes. Ce faisant on revient, sans toujours le savoir, à une des idées maîtresses de la philosophie pénale des Lumières. Les réformateurs du 18e siècle n'ont pas simplement combattu l'extrême sévérité des peines d'Ancien Régime, ni même défendu le principe de leur proportionnalité; ils ont aussi soutenu celui de leur spécificité. Pour Montesquieu comme pour Beccaria, les sanctions pénales doivent être adaptées non seulement à la gravité des crimes mais à leur « nature ». Un chapitre entier de De l'esprit des lois est consacré à ces principes (livre 12, ch.14): « Que la liberté est favorisée par la nature des peines et leur proportion »: « C'est le triomphe de la liberté, écrit Montesquieu, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime ». Beccaria, de son côté, soutient que l'un des meilleurs moyens de « resserrer encore la liaison entre le délit et la peine, c'est que celle-ci doit être aussi conforme que possible à la nature de celui-là » (Des délits et des peines, ch.19); ainsi il prévoit par exemple des peines pécuniaires pour les auteurs de vols sans violence « car celui qui cherche à s'enrichir avec le patrimoine d'autrui devrait voir le sien propre s'appauvrir » (ch.22). Rien donc de plus contraire à cette philosophie pénale qu'un unique type de peines, qu'il s'agisse des supplices ou de la privation de liberté: en 1790, Charles Chabroud *exprime en ces termes l'absurdité du tout carcéral que la Révolution est en train de mettre en place: « De manière que si j'ai trahi mon pays, on m'enferme, si j'ai tué mon père, on m'enferme; tous les délits imaginables sont punis de la manière la plus uniforme. Il me semble voir un médecin qui pour tous les maux a le même remède. » La diversification quantitative (proportionnalité) ne suffit pas; il faut aussi la diversité qualitative (spécificité). La peine en effet ne doit point « descendre du caprice du législateur mais de la nature de la chose ». Alors « C'est le triomphe de la liberté...Tout l'arbitraire cesse...Ce n'est point l'homme qui fait violence à l'homme. » (De l'esprit des lois 4/12).

 

Les hommes de la Révolution resteront fidèles en théorie à ce principe de la spécificité des peines. Marat, les Constituants chargés de la réforme judiciaire, Bergasse, Le Pelletier de Saint-Fargeau, Duport, Thouret, tous insistent pour qu'on s'attache à faire « correspondre, de la manière la plus exacte possible les délits et les peines » (Bergasse), et que « les délits de même genre soient punis du même genre de peines » (décret du 21/1/91))**.

 

Force est toutefois de constater que les Révolutionnaires n'ont pas été tout à fait à la hauteur de leur projet en matière pénale, puisqu'ils ne sont parvenus à substituer au système uniforme des supplices que le système tout aussi uniforme de la prison pénale (Michel Foucault parle de « colonisation de la peine par la prison »), à tel point qu'aujourd'hui l'expression même de peine de prison peut passer facilement pour un pléonasme***. A leur décharge toutefois, nous savons maintenant que la chose était plus difficile qu'il n'y paraît, puisque nous-mêmes, en dépit de tous nos efforts et bien qu'elles soient entrées dans notre législation depuis la loi du 11/7/1975 , nous ne sommes toujours pas arrivés à inventer de véritables peines substitutives à la prison dont nous aurions pourtant tellement besoin.

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      Pierre Gautier

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*membre de l'Assemblée Nationale et auteur d'une Opinion sur quelques questions relatives à l'Ordre judiciaire prononcée le 30 Mars 1790.

 

** C'est même à partir de ce principe de la spécificité des peines que Duport condamne la peine de mort : « La solitude de la conscience, voilà le véritable supplice du criminel. Cela ne vous indique-t-il pas quel genre de punition vous devez lui infliger, quel est celui auquel il sera le plus sensible? N'est-ce pas dans la nature de la maladie qu'il faut prendre le remède qui doit la guérir? » (Discours sur la peine de mort, à la Constituante, 1791). On voit par cet exemple que l'exigence d'un lien entre la nature du crime et la nature de la peine ne constitue pas pour autant un retour à la loi du talion. La peine est « tirée » par la raison de la nature particulière du crime, mais n'en est pas la reproduction mécanique.

 

*** alors qu'à l'origine il s'agirait plutôt d'une expression paradoxale dans la mesure où pendant les siècles qui ont précédé la Révolution française, les prisons ont été principalement non des lieux de peine mais de sûreté: elles servaient surtout à retenir les accusés en attente d'être jugés, les condamnés en attente de l'exécution de leur peine, ou encore tous ceux qu'on cherchait à mettre à l'écart sans autre forme de procès. Ce n'est qu'avec la Constituante qu'un changement majeur dans le système pénal s'opéra au terme duquel la privation de liberté devait devenir la forme typique de peine légale.

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Commentaires
S
la Révolution n'a pas consolidé les droits de propriété des propriétaires non nobles? Il me semble me souvenir que parmi les revendications des cahiers de doléance, figurait la demande de publication du cadastre. La République a maintenu l'expropriation pour cause d'utilité publique, mais à la suite d'une procédure et d'un arbitrage judiciaire. Ce droit de l'État, même pour cette nécessité, est maintenant contesté.
R
Effectivement. Mais je ne suis pas certain qu'elle avait au même point sacralisé la propriété.<br /> <br /> Par ailleurs la dimension collective de l'usage de terres privées, certes limitée dans le temps ou dans la nature des actions, était forte contrairement à ce qui passe aujourd'hui (depuis les évolutions agricoles du XVIIIe siècle : mouvement des enclosures notamment qui provoque la disparition des communaux).<br /> <br /> Mais je ne vais pas ergoter : vous avez raison dans une perspective générale.
Y
n'était pas moins fondée sur le droit de propriété, que ce soit sous l'ancien régime ou après la Révolution, que la société industrielle qui a suivi. Ce n'est que la dimension qui a changé, et aussi une prise en compte des "droits" de l'homme délinquant.
R
J'ai effectivement cité cette remarque de Michelle Perrot sur le système pénitentiaire dans mon commentaire précédent à celui d'Yves Leclerc :<br /> <br /> "peut-être du même coup révèle-t-il sa finalité cachée et véritable : défendre la société industrielle fondée sur la propriété et le travail."<br /> <br /> J'ai hésité car c'est un sujet que je connais mal et que la dimension idéologique de la remarque est évidente. Néanmoins elle me semble pertinente si on la prend au premier degré : c'est bien la société industrielle effectivement fondée sur la propriété qu'il s'agissait de défendre (comme aujourd'hui d'ailleurs, ce qui actualise la réflexion. Cette même propriété reconnue par Déclaration universelle des droits de l'Homme (août 1789) comme un droit naturel parce qu'inaliénable (sauf à une condition): articles 2, 17.<br /> <br /> J'adhère sinon entièrement aux remarques formulées par Yves Leclerc.<br /> <br /> RL
Y
Le constat d'une justice devenue très dure au XIXème siècle, en même temps que se développait l'industrialisation, l'urbanisation improvisée, et la prolétarisation de la population quittant la campagne pour travailler dans les usines, ne permet pas de dire que la justice et ses établissements pénitentiaires ont été l'instrument des nouveaux maîtres d'une nouvelle économie. La révolution industrielle a bouleversé un ordre rural qui assurait une place à chacun, mais dans une totale dépendance. Le nouveau se considérait comme quitte, une fois le salaire versé.<br /> Ces conditions nouvelles ont amplifié la délinquance, ce qui a nécessité celle de la répression, même si cette délinquance pouvait être justifiée, pour certains, par la misère. La société n'était pas encore prête à organiser une redistribution nivelant les différences. Et la redistribution rencontre vite ses limites.<br /> La prison a remplacé l'exécution sommaire qui a été le sort des délinquants pendant longtemps. La prison est une manière de soustraire les délinquants de la société normale, et de protéger cette dernière. Mais on n'a pas tardé à s'apercevoir qu'elle n'amendait nullement les condamnés, et que leur libération les replaçait dans le milieu délinquant, à la fois parce qu'ils avaient tissé des liens avec d'autres, et parce qu'ils rencontraient la méfiance des "gens honnêtes". D'où les réflexions engagées, et toujours actuelles, en vue de faire de la vie en prison une réhabilitation en vue d'une vie "normale" à la sortie.<br /> Son résultat n'est pas évident, et le projet se heurte à la "vox populi" au nom de laquelle cet effort est consenti. En France, la "vox populi" est impitoyable, rejetante, et "près de ses sous".<br /> La responsabilité de notre situation particulière est très diluée.<br /> <br /> La prison ne sera jamais une "solution" à la délinquance, et, en même temps, aucune société n'est viable si elle ne met pas hors d'état de nuire ses membres délinquants, quelles que soient leurs "bonnes raisons".
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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