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vive les sociétés modernes - abécédaire
17 février 2010

O comme Oppression (penser l'oppression avec Simone Weil) (1)

Alors enseignante à Roanne  Simone Weil écrit ces "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale". Elle y analyse les mécanismes de l'oppression sociale avec une grande rigueur et pose la question qu'elle reprendra plus tard : comment la liberté consent-elle à la soumission? En termes spinozistes: pourquoi les hommes luttent-ils pour leur sujétion comme si c'était pour leur salut?
Dans ce petit texte, que son maître Alain jugera "de première grandeur", Simone Weil commence par évoquer "La période présente". En Février 1934 la crainte d'une montée du fascisme est renforcée par la victoire du nazisme et la répression de l'insurrection des socialistes de Vienne  par le chancelier Dollfuss . Simone Weil va plus loin que l'actualité: le triomphe de l'oppression ruine l'espoir mis dans la démocratie et le pacifisme. Pire: les raisons de vivre sont ébranlées. Ecoutons pourquoi: "Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref, une place". De plus "le progrès technique semble avoir fait faillite puisqu'au lieu du bien être il n'a apporté qu'une misère physique et morale au plus grand nombre", et la culture y compris scientifique- "est divulguée aux masses sous forme d'une caricature" qui habitue à la crédulité.
Mais il y  avait un espoir: "Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous les avenirs imaginables et n'est jamais si riche d'espoir que dans les situations désespérées; c'est le mot de révolution." Cependant ni le régime issu de la révolution d'Octobre, ni les partis, ni les syndicats ni la classe ouvrière, ni les mouvements d'avant garde ne semblent la mettre en oeuvre d'une manière vigoureuse et pure. On dit que la situation est "objectivement "révolutionnaire, mais que les individus semblent passifs. "Comme si la carence totale de la force qui pourrait seule transformer le régime n'était pas un caractère objectif de la situation actuelle."  Il nous faut donc  chercher les racines de cette passivité dans la structure même de notre société.
Pourquoi le marxisme ne le fait-il pas?  Ses limites ne lui viennent pas d'une mise en oeuvre faussée qui en aurait trahi les principes, comme les communistes les plus lucides le disent déjà à propos du stalinisme (Souvarine en particulier) mais d'une contradiction interne fondamentale. Marx a substitué la matière à l'Esprit de Hegel, mais il a attribué à la matière ce qui est l'essence de l'esprit: une aspiration au mieux. Le développement illimité des forces productives devrait amener le dépassement de toute forme de nécessité, en particulier la première forme de nécessité qu'est le travail. Cette théorie combine des affirmations incompatibles comme si elles étaient compatibles. Ce n'est pas que la contradiction soit à proscrire. Mais elle exige de distinguer les niveaux. D'abord, d'où parle-t-on? On parle à partir d'une époque de désarroi où "le capitalisme est sur le point de voir son développement arrêté par des limites infranchissables, et cependant jamais le socialisme n'a été annoncé par moins de signes précurseurs".Dans ses Cahiers Simone Weil note à propos de Marx: "Sa vue si claire de la nécéssité sociale était de nature à le désespérer. Il ne voulait pas du désespoir. " Et pourtant: "Un système comme celui de Marx dans lequel la force serait tout ne laisserait aucune espérance pour la justice, même pas l'espérance de la concevoir dans sa vérité puisque les pensées ne font que répéter les rapports de force. "
Il s'agit donc maintenant d'analyser la force, qui est selon Simone Weil le ressort de toute analyse de l'oppression, que Marx a confondue avec l'exploitation.

(à suivre)

Françoise Valon

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Commentaires
R
"Mais au-delà de la comparaison, l'important est de savoir si cette société impose réellement une oppression croissante à la classe ouvrière, qui ne bénéficierait même pas des miettes du progrès."<br /> <br /> Cette remarque de Sénik appelle chez moi une question. Considérer que si les ouvriers ont vu leur condition s'améliorer (ce qui est indéniablement le cas) alors on ne peut pas considérer qu'ils ont été oppressé (si j'ai bien compris ce qui sous-tend cette remarque), ou du moins que leur oppression relève davantage d'un manque de prise de conscience intellectuelle de leur part, ne me semble pas juste. Peut-on ici raisonner en jonglant avec des valeurs absolues et relatives ? Il me semble que pour que l'interrogation de Sénik soit pleinement pertinente, il faudrait que RELATIVEMENT à l'enrichissement général et prodigieux de la société (enrichissement au sens très large de richesse matérielles mais aussi des conditions de vie, d'existence), la classe ouvrière ait vu sa condition s'améliorer. Et non pas uniquement en valeur absolue. C'est trop facile sinon, surtout que le bienêtre se mesure nécessairement au contexte d'une société à un moment donné, son évolution aussi en conséquence.<br /> <br /> Personnellement je n'y avais jamais songé et je vous livre cette remarque/question avant d'y avoir réfléchis plus longuement, telle qu'elle me vient.<br /> <br /> RL
Y
En introduction de son texte, Françoise Valon cite deux questions de Simone Weil: "Comment la LIBERTÉ consent-elle à la soumission?", et, "Pourquoi les hommes luttent-ils pour leur sujétion, COMME SI c'était pour leur salut?"<br /> La première question institue une abstraction comme sujet, supposée pouvoir régler le sort d'une réalité concrète. La seconde introduit un "comme si" superflu: les hommes luttent pour leur sujétion EN VUE de leur salut. Évidemment, leur VUE peut être trompeuse. <br /> Si la révolution industrielle a rendu caricaturale l'oppression dans les rapports sociaux, et a suscité sa théorisation et la conception de solutions, elle ne l'a pas inventée. La société pré-industrielle la pratiquait comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.<br /> Les progrès des sociétés sous forme de droits protégeant les travailleurs contre l'oppression par leurs employeurs ont ils fait disparaître le mot et le sentiment? Je n'en ai pas l'impression, et c'est plutôt une extension, une banalisation, que l'on peut observer. Et dans nombre de situations, il s'agit de remplacer une oppression par une autre, une oppression supposée par une réelle, en vue du salut, toujours.<br /> L'oppresseur, c'est toujours l'autre. Quant à soi-même, la moindre prise de responsabilité nous expose à le devenir.
S
On trouve la même vision d'un progrès qui se retourne contre les ouvriers à cause du capitalisme. Je suppose que S W a trouvé cette vision chez Marx, mais je n'en suis pas certain. C'est un motif de souffrance personnelle pour Simone Weil, qui voudra partager cette condition ouvrière, et un argument réjouissant pour Marx, qui vit en bourgeois allemand, et se voit en penseur vivant aux crochets de ses amis.<br /> Mais au-delà de la comparaison, l'important est de savoir si cette société impose réellement une oppression croissante à la classe ouvrière, qui ne bénéficierait même pas des miettes du progrès.
P
Je trouve quand même plus de points communs que de différences entre le texte de Marx que cite Sénik et l'analyse de S.Weil, telle que nous la restitue F.Valon. Eclaircissements attendus.
S
Simone Weil fait le même diagnostic que Marx ( celui que Rousseau avait fait avant eux en 1750 dans son "Discours sur les sciences et les arts") : le progrès entraîne des effets complètement pervers. Mais elle se trompe entièrement sur le sens du catastrophisme aux yeux de Marx. Celui-ci s’en réjouit parce qu’il y voit la condition nécessaire de la révolution. Pire ça va, mieux ça ira!"<br /> Il le dit en 1856 dans un discours aux ouvriers anglais. <br /> « Il est un fait écrasant qui caractérise notre XIX e siècle, un fait qu’aucun parti n’ose contester. D’un côté, des forces industrielles et scientifiques se sont éveillées à la vie, qu’aucune époque antérieure de l’histoire humaine ne pouvait même soupçonner. De l’autre côté, apparaissent des signes de déclin qui éclipsent les horreurs relevées lors de la dernière période de l’Empire romain.<br /> De nos jours, chaque chose paraît grosse de son contraire. Nous voyons que les machines douées du merveilleux pouvoir de réduire le travail humain et de le rendre fécond le font dépérir et s’exténuer. Les sources de richesse nouvellement découvertes se changent, par un étrange sortilège, en sources de détresse. Il semble que les triomphes de la technique s’achètent au prix de la déchéance morale. À mesure que l’humanité maîtrise la nature, l’homme semble devenir l’esclave de ses pareils ou de sa propre infamie. Même la pure lumière de la science semble ne pouvoir luire autrement que sur le fond obscur de l’ignorance. Toutes nos découvertes et tous nos progrès semblent avoir pour résultat de doter de vie intellectuelle les forces matérielles et de dégrader la vie humaine à une force matérielle. Cet antagonisme entre l’industrie et la science modernes d’une part, et la misère et la décomposition morale d’autre part, cet antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre époque est un fait tangible, écrasant et impossible à nier. (…) Les travailleurs (…) sont tout autant une invention des temps modernes que les machines elles-mêmes. Dans les symptômes qui déconcertent la bourgeoisie, l’aristocratie et les piètres prophètes de la régression, nous retrouvons notre brave ami, Robin Goodfellow, la vieille taupe capable de travailler si vite sous terre, l’excellent mineur - la révolution. Les travailleurs anglais sont les pionniers de l’industrie moderne. Ils ne seront certainement pas les derniers à venir à l’aide de la révolution sociale engendrée par cette industrie, une révolution qui signifie l’émancipation de leur propre classe et de l’esclavage salarié. »
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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