O comme Oppression (penser l'oppression avec Simone Weil) (1)
Alors enseignante à Roanne Simone Weil écrit ces "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale". Elle y analyse les mécanismes de l'oppression sociale avec une grande rigueur et pose la question qu'elle reprendra plus tard : comment la liberté consent-elle à la soumission? En termes spinozistes: pourquoi les hommes luttent-ils pour leur sujétion comme si c'était pour leur salut?
Dans ce petit texte, que son maître Alain jugera "de première grandeur", Simone Weil commence par évoquer "La période présente". En Février 1934 la crainte d'une montée du fascisme est renforcée par la victoire du nazisme et la répression de l'insurrection des socialistes de Vienne par le chancelier Dollfuss . Simone Weil va plus loin que l'actualité: le triomphe de l'oppression ruine l'espoir mis dans la démocratie et le pacifisme. Pire: les raisons de vivre sont ébranlées. Ecoutons pourquoi: "Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref, une place". De plus "le progrès technique semble avoir fait faillite puisqu'au lieu du bien être il n'a apporté qu'une misère physique et morale au plus grand nombre", et la culture y compris scientifique- "est divulguée aux masses sous forme d'une caricature" qui habitue à la crédulité.
Mais il y avait un espoir: "Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous les avenirs imaginables et n'est jamais si riche d'espoir que dans les situations désespérées; c'est le mot de révolution." Cependant ni le régime issu de la révolution d'Octobre, ni les partis, ni les syndicats ni la classe ouvrière, ni les mouvements d'avant garde ne semblent la mettre en oeuvre d'une manière vigoureuse et pure. On dit que la situation est "objectivement "révolutionnaire, mais que les individus semblent passifs. "Comme si la carence totale de la force qui pourrait seule transformer le régime n'était pas un caractère objectif de la situation actuelle." Il nous faut donc chercher les racines de cette passivité dans la structure même de notre société.
Pourquoi le marxisme ne le fait-il pas? Ses limites ne lui viennent pas d'une mise en oeuvre faussée qui en aurait trahi les principes, comme les communistes les plus lucides le disent déjà à propos du stalinisme (Souvarine en particulier) mais d'une contradiction interne fondamentale. Marx a substitué la matière à l'Esprit de Hegel, mais il a attribué à la matière ce qui est l'essence de l'esprit: une aspiration au mieux. Le développement illimité des forces productives devrait amener le dépassement de toute forme de nécessité, en particulier la première forme de nécessité qu'est le travail. Cette théorie combine des affirmations incompatibles comme si elles étaient compatibles. Ce n'est pas que la contradiction soit à proscrire. Mais elle exige de distinguer les niveaux. D'abord, d'où parle-t-on? On parle à partir d'une époque de désarroi où "le capitalisme est sur le point de voir son développement arrêté par des limites infranchissables, et cependant jamais le socialisme n'a été annoncé par moins de signes précurseurs".Dans ses Cahiers Simone Weil note à propos de Marx: "Sa vue si claire de la nécéssité sociale était de nature à le désespérer. Il ne voulait pas du désespoir. " Et pourtant: "Un système comme celui de Marx dans lequel la force serait tout ne laisserait aucune espérance pour la justice, même pas l'espérance de la concevoir dans sa vérité puisque les pensées ne font que répéter les rapports de force. "
Il s'agit donc maintenant d'analyser la force, qui est selon Simone Weil le ressort de toute analyse de l'oppression, que Marx a confondue avec l'exploitation.
(à suivre)
Françoise Valon