N comme Nazisme : malaise dans la mémoire
Le nazisme occupe une place centrale dans la mémoire collective : il est le mal radical dans l’histoire, la guerre mondiale qu’il a provoquée a façonné le monde d’après 1945. Hitler a perdu la guerre, mais il a réussi à liquider le judaïsme européen comme société et à livrer l’Europe centrale à l’empire soviétique.
Les génocides sont pensés et jugés à partir de la Shoah, les mots « camp », « racisme », « antisémitisme » ont pour ainsi dire changé de sens avec le nazisme. Le nazisme est un repère essentiel pour la conscience morale, une expérience largement méditée, discutée, enseignée, mise en récit par la littérature et le cinéma. Quand on cherche un exemple incontestable du mal, en philosophie morale par exemple, on choisit un nazi (voir le fameux « nazi rationnel » de la philosophie de l’action anglo-saxonne). Tout autre exemple d’être mauvais serait moins net, on pourrait lui trouver des justifications, pas au nazi.
L’historiographie du nazisme est d’une richesse exceptionnelle, qu’il s’agisse de l’histoire de la Shoah, de celle de la guerre, des origines du régime dans l’histoire allemande et européenne, ou encore de l’histoire de la société allemande entre 1933 et 1945. Et pourtant, malgré cette conscience morale aiguisée, malgré cette connaissance historique profonde et inventive, il y a un « mystère nazi ». L’expression est de Raymond Aron.(1) Un autre grand sociologue de la même génération, Louis Dumont, écrivait en 1977 que « l’apocalypse hitlérienne attend encore après trente ans d’être véritablement domptée dans la pensée. » (2)
Ce billet ne va pas lever la difficulté. Je voudrais seulement contribuer à la mieux cerner, par une thèse : les difficultés intellectuelles de la compréhension du nazisme et les confusions morales et politiques qui accompagnent la conscience historique de cette période, ce que j’appelle un « malaise de la mémoire » sont les deux faces d’un même médaille. Partons des problèmes de la compréhension historique : Pourquoi les Juifs ? Comment une nation avancée et cultivée a-t-elle pu consentir à de tels crimes ? Le nazisme est-il un héritier (du pangermanisme, de l’antisémitisme, du fascisme italien) ou plutôt une révolution inouïe, qui aurait balayé ces héritages, en particulier en mettant la lutte des races au-dessus du nationalisme ? Dans la haine du « judéo-bolchevisme » quelle est la part des deux termes et le sens de leur articulation ? Certes, le nazisme a une dimension réactive et réactionnaire face au communisme, mais c’est aussi un mouvement révolutionnaire — il y a d’ailleurs une gauche nazie, qui ne disparaît pas avec la Nuitdes longs couteaux. D’autre part, une longue connivence lie l’Allemagne à l’URSS, qui se révèle dès le traité de Rapallo en 1922.(3) Tout cela fait que le pacte de 1939-1941 ne peut être ramené à une tactique, ni de la part de Hitler, ni de celle de Staline. Il n’y a donc pas un mystère nazi mais plusieurs. La personnalité, le projet et les calculs de son chef n’en forment qu’un parmi d’autres. Comment raisonnent, comment se justifient moralement ces généraux qui planifient l’exte rmination par le fer et la faim de la population de régions entières en Biélorussie ou en Ukraine, car sans cela il ne sera pas possible de ravitailler les troupes allemandes ? Et ces soldats qui assassinent en masse des femmes, des enfants, des villages entiers, que pensent-ils être en train de faire ?(4) Une question traverse les autres, qu’on pourrait formuler ainsi : les nazis croyaient-ils à leurs mythes ?
Il y a ici une difficulté récurrente, qui est un des points de contact majeurs entre la connaissance historique et la mémoire collective ; c’est la question de la cohérence et de l’importance de l’idéologie nazie. L’interprétation du nazisme a été très tôt préemptée par deux postulats, irrationalité pure d’un côté, rationalité fonctionnelle de l’autre : d’un côté, le schème de la violence pure, de la définition des nazis comme voyous et comme monstres, ce qu’ils étaient assurément, mais sans que cela ne fournisse une explication du phénomène ; de l’autre, la réduction fonctionnelle du nazisme (et du fascisme) à une dictature de classe (« des éléments les plus agressifs du capital financier » et autres formules de la même farine), bref ce qu’il faut bien appeler la légende antifasciste, qui était le pilier du discours communiste après la guerre et qui reste très influente.(5) Autrement dit, soit le nazisme est irrationnel, donc inexplicable, soit il a une rationalité qui n’a rien plus de nazie. Les meilleurs esprits ont pu être captés par l’une ou l’autre de ces interprétations, et même par une combinaison des deux, comme Adorno et Horkheimer. Ce qui passe alors à la trappe, c’est l’idéologie nazie. Or, en faisant ainsi l’impasse sur les croyances, l’imaginaire social des nazis, ne se prive-t-on pas d’un accès essentiel aux faits, à leurs causes et à leur dynamique, ne risque-t-on pas de perdre le phénomène, à commencer par l’antisémitisme exterminateur qui est le cœur du nazisme ? Comme la « pensée » nazie est un bric à brac kitsch et traversé d’incohérences (par exemple entre le racialisme implacable de Hitler, pour lequel les cultures disparaissent devant la lutte des races, et la culture nordiciste également prisée des nazis), nous avons du mal à la prendre au sérieux comme idéologie, à reconnaître la consistance et la force des raisons, du sens qu’il fournissait à ses adeptes.(6)
Ce que nous devons à cet « antifascisme » et plus généralement aux compréhensions faibles du nazisme, c’est une décontextualisation insidieuse. Au lieu d’être pensé pour lui-même, le nazisme devient la métonymie du Mal (ou du capital), de sorte qu’il n’y a plus rien à comprendre et à faire de notre histoire. Il n’est que de voir l’omniprésence satisfaite du mot d’ordre : « Plus jamais ça ! ». En décontextualisant le nazisme, c’est toute l’histoire du siècle qu’on rend incompréhensible, entraînant la substitution d’un moralisme abstrait à la morale des faits. L’histoire a donc un rôle crucial, celui de réancrer la mémoire des malheurs du siècle dans le monde.
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Philippe de Lara
(1) « Existe-t-il un mystère nazi ? », Commentaire, n° 7, automne 1979.
(2) Homo Aequalis, I, Paris, Gallimard, 1977, p. 20.
(3) Que cette alliance germano-soviétique, la première du jeune État révolutionnaire, ait été conclue en Italie (Rapallo est une petite station proche de Gênes) à l’heure de la prise du pouvoir par Mussolini est comme un condensé de « l’ère des tyrannies » (Elie Halévy).
(4) Un jeune historien français a commencé d’entrer dans ces questions immenses et minutieuses, à l’articulation des actes et de l’imaginaire social : Christian Ingrao, Les chasseurs noirs, Paris, Perrin, 2006.
(5) La légende antifasciste a été forgée pour donner au mouvement communiste le rôle du gentil, mais je ne développerai pas ici la question du communisme et des rapports complexes entre les tyrannies allemande et russe, qui relève d’autres lettres (C comme communisme, T comme totalitarisme).
(6) Le problème est inverse avec le marxisme-léninisme : la stature intellectuelle de Marx conduit à prendre trop au sérieux la « science » marxiste dans la rhétorique et les représentations des régimes communistes.