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vive les sociétés modernes - abécédaire
18 novembre 2009

N comme Nom (changement de nom)

C’est sans doute à J.Stuart Mill qu’on doit d’avoir placé le statut des noms au cœur de la réflexion dans la philosophie du langage moderne. Mill, qui utilisait ce terme aussi bien pour les noms propres que les noms communs, les expressions descriptives (« l’élève de Platon ») ou les adjectifs, tenait que les noms propres comme « Aristote » avaient une « dénotation », celui qui porte ce nom, mais pas de « connotation », car ils n’impliquaient pas d’attribut (ou de propriété). En termes frégéens, ils auraient un référent ou signification (Bedeutung) mais pas de sens (Sinn). À la différence de Mill, Frege donnait aux noms propres ordinaires, non seulement une « signification » (référence), le porteur, mais aussi un « sens » qui peut varier en fonction des locuteurs : pour certains, la description « l’élève de Platon » donne le sens « d’Aristote », pour d’autres c’est « le précepteur d’Alexandre le Grand ». Bien que Frege n’ait voulu s’intéresser qu’au contenu logique des noms, rejetant toute recherche psychologique, c’est la psychologie, prise au sens large (incluant la théorie psychanalytique ou la « psychosociologie »), qui donnerait plutôt raison à Frege contre Mill.

Les problèmes soulevés par les changements de nom l’attestent bien : depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, quelques dizaines de milliers de citoyens français ont changé de nom. On trouve pour l’essentiel, quatre types de changements : 1°) des noms, souvent d’origine étrangère et imprononçables sont plus ou moins « francisés », raccourcis et surtout rendus prononçables. 2°) des noms plus ou moins ridicules sont abandonnés (Lecul, etc.), 3°) des nobles qui « récupèrent » des particules (qu’elles aient été soigneusement éliminées pour cause de révolution française, ou parce qu’elles provenaient d’une filiation maternelle), 4°) enfin, des Juifs, déjudaïsent leur nom : le phénomène est de grande ampleur, dure trente ans et constitue l’immense majorité des cas (70% à 80 % ) de changements de noms répertoriés dans la période des « Trente Glorieuses ». On voit ici qu’un peu d’histoire apporte beaucoup de philosophie. Les noms propres, qu’on le veuille ou non, sont généralement porteurs d’une inscription dans une histoire qui n’est pas seulement personnelle (fils ou fille de X ou Y) mais aussi collective (relevant de telle ou telle communauté, nation ou peuple). Les changements de nom qui ont eu pour objectif de se séparer d’une communauté, pour mieux se fondre dans une autre, au moins aux yeux d’autrui, ont eu des effets assez mitigés et parfois même contreproductifs pour les générations d’en dessous. Outre les problèmes psychologiques ainsi générés (les fils reprochant à leur père leur lâchet é et leur volontaire soumission à la pression souvent raciste, antisémite ou simplement xénophobe) pouvant aller jusqu’à des formes de psychose, la mesure est volontiers inefficace. Le cas des Juifs est saisissant en même temps que paradigmatique : des antisémites patentés tiennent et publient la liste à jour de ces changements de nom, d’autres, moins patentés, ne se font pas faute d’évoquer les noms d’origine de personnalités publiques, d’autres enfin stigmatisent des intellectuels juifs sur la base de leur patronyme, quitte à faire quelques erreurs d’attribution, au demeurant souvent volontaires…

Le « judaïsme moderne » (quelque soit l’entente qu’on aura de ce vocable) a inventé des histoires en nombres pour rire (comme il se doit) de tout cela, n’ayant pas oublié, que l’histoire des enfants d’Abraham a commencé elle-même sous le signe d’un changement de nom.

On en racontera une qui semble la quintessence de toutes :

Abraham Livitowski (il a un accent yddish prononcé) va aux services de l’État Civil demander à changer de nom : il veut s’appeler « Louis Dupont ». Après quelques mois de démarches et, très aidé par l’employée de l’État civil, il obtient son changement. Quelques temps après, il revient au bureau de l’État Civil pour demander à changer une nouvelle fois de nom : maintenant il veut s’appeler « Louis Durand ». Très surprise, l’employée lui demande « mais pourquoi Monsieur Dupont, cela ne vous convient pas “Dupont” ? — Si si, c’est très bien, mais quand on me demande “Comment vous vous appelez ?” et que je réponds “Louis Dipont” on me demande toujours “et avant, vous vous appeliez comment?” Alors, maintenant si je m’appelle “Louis Dirant” et qu’on me demande “et avant ?”, je répondrai “Louis Dipont !” »

Hélène Roudier de Lara

System of Logic.

Cf, G. Frege, « sens et dénotation » in Écrits logiques et philosophiques, Le seuil. On trouvera dans le Dictionnaire Wittgenstein de H. J. Glock à l’article « noms » (Gallimard) un bon résumé des controverses sur ce sujet dans la philosophie du langage de Mill à Russell et, bien sûr, une analyse fouillée de l’attitude de Wittgenstein.

Dans l’alliance abrahamique telle que la raconte la Genèse, en échange de terres pour ses descendants, Abraham accepte la circoncision et rajoute une lettre à son nom… (Avram devenant Avraham).

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Commentaires
S
Civil? et la Loi fédérale au Canada.
R
Un grand helléniste/épigraphiste comme Louis Robert a pu étudier l'hellénisation de l'Asie mineure, ainsi que les "poches de résistance" par l'anthroponymie des inscriptions retrouvées. On le voit, les populations indigènes adoptent de plus en plus de noms grecs au fil des siècles, de même que les institutions des cités (on retrouve la même chose dans l'Egypte lagide). Le processus n'est pas à sens unique puisque la religion grecque, comme celle romaine, est très syncrétique et intègre facilement de nouveaux cultes.<br /> Je ne sais cependant pas dans quelle mesure ces changements étaient perçus comme un progrès ou au contraire une trahison, ni même s'il y avait l'utilisation d'un double prénom (peut-être même que les sources ne permettent pas de le savoir ?). Si quelqu'un a des connaissances sur ce point...
Y
Je savais qu'en Turquie les survivants du génocide arménien avaient changé de nom pour un autre, spécifiquement turc. Je ne savais pas que ce changement résultait d'une obligation. Cela sent la méthode d'Atatürk, obsédé d'unité de la nation turque.<br /> Mais c'est dans la logique de l'histoire de l'Empire Ottoman, rassemblant une grande diversité de peuples conquis, et soumis à la domination instituée du conquérant. Lequel se donnait le droit de réprimer dans le sang tout mouvement de révolte d'un quelconque de ces peuples.<br /> Atatürk avait conclu que cette situation avait fait la faiblesse de l'Empire et abouti à son démantèlement progressif. Sa révolution a consisté à pousser sous le tapis tous les facteurs de division: religion, alphabet, noms de famille, coiffures, etc<br /> Plus près de nous, des changements de noms ont pu sauver quelques vies pendant l'occupation, moins qu'il aurait fallu, en raison des traces du changement dans les archives administratives, et d'autres ont gardé leur nom de guerre, pour son avantage de renommée. Nous ne nous sommes jamais trouvés dans une situation nous laissant penser qu'un modèle unique de nomination était nécessaire.
R
Réponse à la question de Pierre :<br /> Si ce n'est pas le cas cela signifiera simplement que c'est argument à mettre au profit de la nuance en ce domaine. Rien de plus ni rien de moins. Il semble selon Yves Leclerc qu'il faille aller en ce sens.<br /> <br /> Pour Laurent :<br /> C'est un point de vue personnel, mais il me semble effectivement scandaleux d'IMPOSER un changement de nom. Que celui-ci se fasse avec la volonté du concerné ne me dérange nullement et peut-être est-ce une bonne chose, je ne sais pas (avec on peut l'imaginer un double prénom selon les interlocuteurs). Je ne vois pas ce que le "politiquement sage" viendrait faire dans un tel cas, pour ma part.<br /> <br /> A propos de double prénom, il y a une pratique maghrébine intéressante dans la gestion du prénom. L'individu possède pour l'ensemble de la société un prénom officiel, mais il s'en choisit un autre (à partir de quel âge ? est-ce seulement si codé ?) que seuls ses amis et intimes utilisent. ceci révèle la frontière de l'intimité et de l'amitié précisément, plaçant les individus de part et d'autres sans réelle ambiguïté. Est-ce un bien ou un mal ? D'un côté il me semble que cela peut sacraliser, ancrer ce sentiment, mais d'un autre il empêche la nuance indispensable, les besoins de taire, il bouleverse la temporalité en marquant un instant de rupture, et peut-être même peut-il devenir gênant si les relations et les sentiments se modifient par la suite. Y-a-t-il des pratiques similaires dans l'ensemble du bassin méditerranéen (je suis moi-même du midi, et je n'en ai pas connaissance pour le sud de la France) ? Nous avons bien nos surnoms, mais leur usage me semble beaucoup moins signifiant et engageant, et puis ils sont construits à partir de nos prénoms existants ou bien en fonction d'un événement qui soude celui qui le porte et celui qui l'utilise, tandis que dans le présent cas, il s'agit d'un prénom totalement différent et "normal" (pas un diminutif). Un second baptême en somme, mais dans lequel le baptisé décide lui-même de son identité nominale.<br /> <br /> RL
L
Il me semble que lorsqu'on obtient la nationalité turque, il est obligatoire de changer de nom et de prénom afin d'en acquérir des turcs..(à vérifier)<br /> Pourquoi voir là quelque chose de moralement scandaleux?<br /> N'est-ce pas au contraire politiquement sage? Qu'en pense ISABELLE Adjani?
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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