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vive les sociétés modernes - abécédaire
13 mai 2009

M comme Métamorphose... de la métamorphose (Kafka)

La pensée moderne résiste à la métamorphose. Son caractère magique est un défi à la raison. Ses origines divines, son aspect merveilleux, le lien qu'elle conserve avec la mythologie, la réservent au cadre du conte et de la poésie. Dans la réalité, il n'y a pas, croit-on, de « métamorphose », mais des causes qui s'enchaînent. Des transformations, oui. Quand celles-ci sont brutales, quand les causes nous restent inaperçues, la raison forge des concepts limites: on parle d' « effet de seuil », de « saut qualitatif », d'évolution « dialectique ». La « révolution », dirait-on, est dans le champ historique une de ces figurations limites, laïcisées, de la métamorphose.

La pensée moderne ne se résout pas à l'impensable.

Mais nous? Devons-nous nous résoudre à la pensée moderne? Pouvons-nous renoncer à penser l'impensable?

En installant le merveilleux au cœur de son récit, la Métamorphose de Kafka est une charge de dynamite placée dans le derrière de la pensée moderne. La nouvelle en effet n'est pas le Horla (nous ne nous trouvons pas devant une œuvre de la littérature fantastique) : son but n'est pas de nous mettre en face d'une réalité surnaturelle à expliquer. Il est:

1.     de faire un pied de nez à la pensée moderne

2.     de détruire le réel en remplaçant le normal par l'anormal

3.     de montrer que ce qui nous guide, la maîtrise technique, la rationalisation de l'existence, l'arraisonnement de toutes les choses du monde (Gregor est représentant de commerce), que la société moderne, en un mot, doit être rejetée par une réaction organique issue de l'intérieur de l'être. La métamorphose est cette convulsion de l'être, cet « impensable » que la pensée moderne doit maintenant penser avec urgence. Non pas une réalité surnaturelle, mais la vérité devenue réalité = le réel vrai, le Réel en tant qu'il est impensé par la pensée.

Avec Kafka, autrement dit, la métamorphose change de sens: elle n'évoque pas une réalité autre, mais le retour de l'être sous la seule forme – interdite, irréaliste, monstrueuse – que lui laisse l'arraisonnement total du monde au savoir et aux logiques du commerce et de la marchandise. La métamorphose c'est le réel qui fait retour. Non pas métamorphose, mais symptôme et métaphore. Elle est, dans ce récit, la maladie comme métaphore.

Laissons pour un temps la métamorphose de Gregor, qui commence le livre et lui donne son titre, et relisons, pour comprendre où Kafka veut en venir, la nouvelle à l'envers, en commençant par  la dernière phrase. Le héros est mort et nous apercevons la scène à travers les yeux du père qui regarde avec attendrissement sa fille Grete qui s'est assise à l'arrière du tramway. Kafka écrit:

« Et ils crurent voir une confirmation de leurs nouveaux rêves et de leurs beaux projets, quand, au terme du voyage, la jeune fille se leva la première et étira son jeune corps. »

Que voyons-nous? Que la première métamorphose (celle de Gregor) trouve son épilogue et sa raison d'être dans cette deuxième métamorphose par laquelle Grete, sa sœur, découvre la permission de s'accomplir. L'épanouissement de la sœur répond ainsi, à la fin, à l'abâtardissement monstrueux de son frère. La nature après l'anti-nature. Celle-ci s'originant dans l'autre. Gregor est écarté du champ de la nature humaine, puis Grete y fait son entrée, l'extermination de Gregor étant le prix à payer pour la réhumanisation de Grete.

Entendue ainsi, la nouvelle opère une transvaluation des valeurs. Gregor est et n'est plus la victime qu'on doit plaindre. Son élimination rend le bonheur à sa famille.

Était-il véritablement « de trop » ? Ou était-ce son attitude, mais pourquoi?  Gregor disparu, en tout cas, il faut bien le constater: c'est toute la famille qui est objectivement soulagée. Le père, la mère et la sœur sortent de chez eux, ils recommencent à travailler, retrouvent le courage d'affronter l'adversité. On échappe à l'angoisse, aux petits calculs frénétiques. On sort de la claustration, de la surveillance mutuelle. Enfin on respire, on est libre, il y a de l'air. Le corps, du coup, peut s'épanouir.

L'apologue est cruel. Les valeurs sont sens dessus dessous. Comment en effet ne pas voir que la maladie de Gregor est dans la bonté de Gregor, qu'elle est dans son incapacité à dire non, à couper le lien (à assumer la castration), à devenir adulte? À préférer l'existence du cloporte à celle d'un homme, les compensations de l'imaginaire aux satisfactions du réel, la répétition à l'aventure, le dedans au dehors, le semblable au tout autre... À choisir le cafard de préférence à la vie.  Kafka, nous dit Max Brod, lisait ces textes avec une gaieté goulue. Lecteurs sentimentaux, méfions-nous du pathétique, comme Gregor doit se méfier de la morale et de la « bonne pensée ». Nos valeurs ne sont pas « valables ». La bonté n'est pas bonne. Ce que nous appelons notre « moi » est une illusion. L'enfance est un miel qui nous empoisonne.

Ce qu'appelle, par contraste, la métamorphose, c'est le sursaut de l'être contre les calculs du sujet. C'est l'être contre l'avoir, l'insurrection de la libido, la révolte de la nature contre la société, la revanche du corps contre l'esprit, c'est le désir plutôt qui ouvre le corps en deux (« c'est l'âme, dit au même moment Claudel, qui contient le corps »). La métamorphose est le coup de trompe qui sonne l'urgence du réveil. Se réveiller: c'est le sens grec du prénom de Gregor (« egregora ») et le leitmotiv de la nouvelle. Le thème ouvre et ferme le récit. Au début, Gregor « s'éveille d'un rêve agité » - et  se retrouve changé en un monstrueux insecte; à la fin, c'est Grete qui s'étire - et elle est changée en une magnifique jeune femme. Dans le premier cas, c'est comme si le dormeur ne se réveillait pas (Gregor dort toujours, il n'est pas capable de s'extraire des limbes de l'enfance qui le retiennent prisonnier) et la réalité est alors emportée par le rêve. On entre ainsi dans le récit de la Métamorphose qui se présente comme le récit du cauchemar de Gregor; Gregor devient le cloporte qu'il est dans la logique de son désir. L'abcès crève, mais ce n'est pas le réveil, seulement le rêve: le dormeur en réalité dort toujours. Dans le deuxième cas, la jeune fille se réveille, mais ce n'est plus le bon personnage, seulement sa sœur.

Cependant, dans les deux cas, on voit ce que signifie pour nous, modernes, la métamorphose telle que Kafka nous la découvre ici. C'est la réalité culbutée par le rêve, la pensée renversée par ce qu'elle impense; c'est la nécessité de transvaluer nos valeurs. Elle est le Réel du désir. (C'est que Claudel a raison : l'âme réellement contient le corps...)

« Les spectateurs se figent quand le train passe... » Kafka écrit ces mots en tête de son journal. La métaphore, disons-nous, est ce train. Elle est cette chaudière lancée dans notre nuit.

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Bertrand Chauvet, traducteur (dernièrement, Oedipe mis en scène par Philippe Adrien au Théâtre de la Tempête, janvier/février 2009)

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Commentaires
E
Ces jours-ci, les circonstances (restitution d'un livre prêté) ont fait que j'ai re feuilleté "LES VILAINS PETITS CANARDS" de Boris Cyrulnik (Odile Jacob, février 2001).<br /> <br /> J'ai instantanément effectué une liaison avec ce sujet de discutions et me suis interrogé sur le fait de savoir si ce qui est en jeu dans le récit de Kafka, ce ne sont pas les conséquences de ne pouvoir parler son mal-être ; celles de l'impossibilité de mettre en mot une histoire pour se raconter, décalé, à autrui, et ainsi, partager afin de pouvoir exister dés-incarcéré d'une histoire qui attache au passé et enferme la personne qui cherche à naître à la promesse d'elle-même.<br /> <br /> Je recopie ce qu'écrit l'auteur dans le chapitre II intitulé "Le papillon" :<br /> <br /> - "(...,)l'idée de "métamorphose" est indispensable à toute théorie du trauma. Dès qu'un enfant parle, son monde se métamorphose. l'émotion désormais s'alimente à deux sources : La sensation déclenchée par le coup qu'il a perçu à laquelle s'ajoute le sentiment provoqué par la représentation du coup. Ce qui revient à dire que le monde change dès qu'on parle, et qu'on peut changer le monde en parlant." (p. 152)<br /> <br /> Et B. Cyrulnik poursuit (page suivante) ainsi : <br /> - "De plus l'image de la métamorphose permet de signifier qu'on peut vivre dans des mondes radicalement différents et pourtant en continuité. La nymphe quitte le monde de la terre et de l'ombre pour s'envoler vers celui de l'air et de la lumière."<br /> <br /> Plus loin, il précise que le jeu de la résilience, (qui rendra possible plus tard l'amorce d'une métamorphose), est facilitée par l'acquisition de diverses moyens de passage car : " La poursuite de son développement lui permet maintenant de donner forme à son épreuve grâce à une représentation artistique. L'efficacité résiliente est plus grande puisque l'enfant, mieux outillé grâce au dessin, à la parole ou à la comédie, parvient à maîtriser la forme qu'il veut donner à l'expression de son malheur."<br /> <br /> Ce qui manque à Grégor, c'est la possibilité de se développer hors de l'univers imposé par l'entourage familial et social et de se dire autrement que dans une régression (dans un mode d'expression de forme de type hyponeurien).<br /> <br /> Pourquoi tente-t-il cette "métamorphose inverse", disons régressive ? Sans doute pour tâcher de maintenir malgré tout un lien dont il n'a pas les outils affectifs et intellectuels pour le couper et parce qu'il n'a pas pu puiser dans le milieu culturel où il s'est formé, les éléments qui lui permettent de gagner le rivage de son propre univers exprimable par sa propre parole.<br /> À l'inverse : "Le papillon qui volette dans un monde aérien n'a plus rien à partager avec la chenille qui rampait par terre. Il en est pourtant sorti et continue l'aventure. Mais son passage dans la chrysalide a opéré une métamorphose."(idem, Chapitre I, p. 148. <br /> <br /> Résolument, le monde moderne devrait choisir la métamorphose des papillons -c'est en tout cas mon choix personnel- et non celle, régressive en diable, des cloportes.<br /> La chrysalide des bouleversements à l'échelle planétaire, notamment celle des grand affrontements belliqueux lesquels s'attaquent sous diverses formes aux enfants, devraient fortement l'y inciter.<br /> <br /> Soit donc nous y inciter.
P
L'article de B.Chauvet souligne l'incompatibilité de la "pensée moderne" avec une notion telle que celle de Métamorphose: mais Kafka n'est-il pas partie prenante désormais de la "pensée moderne"?<br /> <br /> Un article sur "moderne" ou "modernité" serait bienvenu, voire indispensable, dans cet "abécédaire des sociétés modernes"<br /> Avis aux amateurs!
P
"La Métamorphose" aurait donné lieu à plus de 130 interprétations. Concernant les interprétations psychanalytiques, Vladimir Nabokov écrit ceci: "La punaise, disent-ils, est apte à caractériser son sentiment (celui de Gregor) d'être quantité négigeable aux yeux de son père. Notre sujet peut bien avoir quelque rapport avec les hannetons, il n'en a aucun avec les âneries et je rejette totalement cette absurdité." ("Franz Kafka (1883-1924)" par Vladimir Nabokov: étude détaillée, trés intéressante, publiée dans l'édition Le Livre de Poche de "La Métamorphose").<br /> <br /> Pour son compte Nabokov propose, entre autres choses, de comprendre que: "Gregor est un être humain sous un déguisement d'insecte; sa famille est composée d'insectes déguisés en humains".
S
On emploie couramment le mot exister en parlant d'un autre, d'un objet, d'une situation concrète. Mais si on examine la formation du mot, on s'aperçoit qu'il décrit la conscience d'être, le "se voir étant". C'est pourquoi je préfère employer "être"
E
OK !!<br /> Merci pour la précision.<br /> <br /> J'aurais pour ma part plutôt utilisé "exister" que "être"... pour les autres.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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