M comme Métamorphose... de la métamorphose (Kafka)
La pensée moderne résiste à la métamorphose. Son caractère magique est un défi à la raison. Ses origines divines, son aspect merveilleux, le lien qu'elle conserve avec la mythologie, la réservent au cadre du conte et de la poésie. Dans la réalité, il n'y a pas, croit-on, de « métamorphose », mais des causes qui s'enchaînent. Des transformations, oui. Quand celles-ci sont brutales, quand les causes nous restent inaperçues, la raison forge des concepts limites: on parle d' « effet de seuil », de « saut qualitatif », d'évolution « dialectique ». La « révolution », dirait-on, est dans le champ historique une de ces figurations limites, laïcisées, de la métamorphose.
La pensée moderne ne se résout pas à l'impensable.
Mais nous? Devons-nous nous résoudre à la pensée moderne? Pouvons-nous renoncer à penser l'impensable?
En installant le merveilleux au cœur de son récit, la Métamorphose de Kafka est une charge de dynamite placée dans le derrière de la pensée moderne. La nouvelle en effet n'est pas le Horla (nous ne nous trouvons pas devant une œuvre de la littérature fantastique) : son but n'est pas de nous mettre en face d'une réalité surnaturelle à expliquer. Il est:
1. de faire un pied de nez à la pensée moderne
2. de détruire le réel en remplaçant le normal par l'anormal
3. de montrer que ce qui nous guide, la maîtrise technique, la rationalisation de l'existence, l'arraisonnement de toutes les choses du monde (Gregor est représentant de commerce), que la société moderne, en un mot, doit être rejetée par une réaction organique issue de l'intérieur de l'être. La métamorphose est cette convulsion de l'être, cet « impensable » que la pensée moderne doit maintenant penser avec urgence. Non pas une réalité surnaturelle, mais la vérité devenue réalité = le réel vrai, le Réel en tant qu'il est impensé par la pensée.
Avec Kafka, autrement dit, la métamorphose change de sens: elle n'évoque pas une réalité autre, mais le retour de l'être sous la seule forme – interdite, irréaliste, monstrueuse – que lui laisse l'arraisonnement total du monde au savoir et aux logiques du commerce et de la marchandise. La métamorphose c'est le réel qui fait retour. Non pas métamorphose, mais symptôme et métaphore. Elle est, dans ce récit, la maladie comme métaphore.
Laissons pour un temps la métamorphose de Gregor, qui commence le livre et lui donne son titre, et relisons, pour comprendre où Kafka veut en venir, la nouvelle à l'envers, en commençant par la dernière phrase. Le héros est mort et nous apercevons la scène à travers les yeux du père qui regarde avec attendrissement sa fille Grete qui s'est assise à l'arrière du tramway. Kafka écrit:
« Et ils crurent voir une confirmation de leurs nouveaux rêves et de leurs beaux projets, quand, au terme du voyage, la jeune fille se leva la première et étira son jeune corps. »
Que voyons-nous? Que la première métamorphose (celle de Gregor) trouve son épilogue et sa raison d'être dans cette deuxième métamorphose par laquelle Grete, sa sœur, découvre la permission de s'accomplir. L'épanouissement de la sœur répond ainsi, à la fin, à l'abâtardissement monstrueux de son frère. La nature après l'anti-nature. Celle-ci s'originant dans l'autre. Gregor est écarté du champ de la nature humaine, puis Grete y fait son entrée, l'extermination de Gregor étant le prix à payer pour la réhumanisation de Grete.
Entendue ainsi, la nouvelle opère une transvaluation des valeurs. Gregor est et n'est plus la victime qu'on doit plaindre. Son élimination rend le bonheur à sa famille.
Était-il véritablement « de trop » ? Ou était-ce son attitude, mais pourquoi? Gregor disparu, en tout cas, il faut bien le constater: c'est toute la famille qui est objectivement soulagée. Le père, la mère et la sœur sortent de chez eux, ils recommencent à travailler, retrouvent le courage d'affronter l'adversité. On échappe à l'angoisse, aux petits calculs frénétiques. On sort de la claustration, de la surveillance mutuelle. Enfin on respire, on est libre, il y a de l'air. Le corps, du coup, peut s'épanouir.
L'apologue est cruel. Les valeurs sont sens dessus dessous. Comment en effet ne pas voir que la maladie de Gregor est dans la bonté de Gregor, qu'elle est dans son incapacité à dire non, à couper le lien (à assumer la castration), à devenir adulte? À préférer l'existence du cloporte à celle d'un homme, les compensations de l'imaginaire aux satisfactions du réel, la répétition à l'aventure, le dedans au dehors, le semblable au tout autre... À choisir le cafard de préférence à la vie. Kafka, nous dit Max Brod, lisait ces textes avec une gaieté goulue. Lecteurs sentimentaux, méfions-nous du pathétique, comme Gregor doit se méfier de la morale et de la « bonne pensée ». Nos valeurs ne sont pas « valables ». La bonté n'est pas bonne. Ce que nous appelons notre « moi » est une illusion. L'enfance est un miel qui nous empoisonne.
Ce qu'appelle, par contraste, la métamorphose, c'est le sursaut de l'être contre les calculs du sujet. C'est l'être contre l'avoir, l'insurrection de la libido, la révolte de la nature contre la société, la revanche du corps contre l'esprit, c'est le désir plutôt qui ouvre le corps en deux (« c'est l'âme, dit au même moment Claudel, qui contient le corps »). La métamorphose est le coup de trompe qui sonne l'urgence du réveil. Se réveiller: c'est le sens grec du prénom de Gregor (« egregora ») et le leitmotiv de la nouvelle. Le thème ouvre et ferme le récit. Au début, Gregor « s'éveille d'un rêve agité » - et se retrouve changé en un monstrueux insecte; à la fin, c'est Grete qui s'étire - et elle est changée en une magnifique jeune femme. Dans le premier cas, c'est comme si le dormeur ne se réveillait pas (Gregor dort toujours, il n'est pas capable de s'extraire des limbes de l'enfance qui le retiennent prisonnier) et la réalité est alors emportée par le rêve. On entre ainsi dans le récit de la Métamorphose qui se présente comme le récit du cauchemar de Gregor; Gregor devient le cloporte qu'il est dans la logique de son désir. L'abcès crève, mais ce n'est pas le réveil, seulement le rêve: le dormeur en réalité dort toujours. Dans le deuxième cas, la jeune fille se réveille, mais ce n'est plus le bon personnage, seulement sa sœur.
Cependant, dans les deux cas, on voit ce que signifie pour nous, modernes, la métamorphose telle que Kafka nous la découvre ici. C'est la réalité culbutée par le rêve, la pensée renversée par ce qu'elle impense; c'est la nécessité de transvaluer nos valeurs. Elle est le Réel du désir. (C'est que Claudel a raison : l'âme réellement contient le corps...)
« Les spectateurs se figent quand le train passe... » Kafka écrit ces mots en tête de son journal. La métaphore, disons-nous, est ce train. Elle est cette chaudière lancée dans notre nuit.
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Bertrand Chauvet, traducteur (dernièrement, Oedipe mis en scène par Philippe Adrien au Théâtre de la Tempête, janvier/février 2009)