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vive les sociétés modernes - abécédaire
30 avril 2009

M comme Mépris

Sans doute les hommes ont-ils de tout temps pratiqué le mépris, car ce geste qui consiste à toiser l’autre, à le rabaisser jusqu’à le nier, est aussi familier au genre homo que le désir ou l’amour. Pourtant, respirer l’air ambiant nous suggère que la transe du présent, qui paraît avoir délogé la transcendance du temps, donne un sacré coup de fouet au mépris : jusqu’à en faire peut-être, au sens où Tocqueville le dit de l’ambition au milieu du XIXe siècle, la « passion » d’époque. Passion paradoxale, puisqu’il s’agit en réalité d’une indifférence d’acier ! L’ambition était une stratégie pariant sur la durée, donnant du temps au temps (comme disait l’un des derniers ambitieux) ; le mépris – ambition abjecte – est une tactique instantanée, précipitée, amnésique. Elle annule l’homme sans prendre la peine de lui vouloir du mal. Devrons-nous bientôt souhaiter que ce monde plat soit regonflé de veines et de sang par des querelles implacables ?

Mépriser, c’est n’avoir pas de temps pour l’autre[1]. Ne pas même lui jeter une miette de regard : coût de temps trop élevé…La vraie générosité (on s’étonne parfois de la rencontrer encore), n’est-ce pas de savoir consacrer du temps ? Pas uniquement à l’autre, mais aussi à l’homme qui est moi lorsque celui-ci, réalisant que le don de vivre est sans prix,  débranche, fût-ce un moment, le computer de rendements, de retours sur investissements et de plans qui lui tient lieu d’ego.  Pour déjouer l’envoûtement de la « sorcellerie capitaliste [2]» qui a conduit le monde au bord du gouffre, une seule pratique réparatrice : réapprendre à regarder. Car Regarder est l’antonyme de Mépriser. Et regarder, c’est immédiatement voir comme : comme un homme, ou comme une chose de beauté, a thing of beauty.

Quand on tient un être pour rien, aucune chance de regard, donc d’attention. Le mépris est constitutionnellement aveugle : il refuse de voir, il détourne d’avance les yeux. Autant dire que les territoires de l’éthique et de l’esthétique, qui font l’apologie du regard, lui sont hermétiquement fermés. Il est vrai que les hommes d’argent et de pouvoir, qui s’en suffisent, ne sentent aucunement la privation d’espèces qui ne sonnent pas, mais installent le silence dans l’âme. Une sentence de Nietzsche, tirée du Zarathoustra, dit : « Quand la puissance (se) fait grâce et descend dans le visible, j’appelle beauté cette condescendance ». Celle-ci est le contraire du dédain : elle vient vers nous en abandonnant sa hauteur (seule une périphrase peut rendre ce mot que, faute de mieux mais au risque d’un faux-sens, Geniève Bianquis traduit par « condescendance » : Herabkommen). La beauté nous rejoint, elle fait mouvement vers nous dès qu’elle pressent qu’elle est attendue. Elle apaise une sorte de soif. Voilà le regard : il produit la tendresse et cultive la beauté, plantes humaines entre toutes.

Vitupérer les temps est vain. Non vituperare, sed intelligere. Sans doute ne sommes-nous pas encore capables de comprendre le sens du passage – en cours – d’une modernité analogique, émulatoire, exaltant idéaux et modèles à « imiter », à une modernité numérique exclusivement occupée à chiffrer l’ombreuse transparence du présent. Techniques et passions se ressemblent et s’assemblent. L’ambition s’est levée comme un grand vent quand l’artisanat, enflé en industrie, s’est mis à voir grand. La deuxième modernité (informationnelle) n’a pas trouvé sa forme, et donc sa formation. L’expérience ancestrale n’est plus pertinente ni secourable. Les expérimentations prolifèrent. N’excluons pas qu’un beau matin ces exercices et ces essais trouvent le lieu en forme de temple où assembler leurs signes orphelins pour faire sens. Peut-être alors une nouvelle passion porteuse viendra-t-elle féconder l’endroit où, pour le moment, pousse en chiendent le mépris ?

. 

Michel Guérin (Institut Universitaire de France)

[1] Voir La Pensée de Midi, n° 24/25, Le Mépris, coordonné par Renaud Ego et Michel Guérin, Actes-Sud, mai 2008. Avec des contributions de Paul Ardenne, Catherine Chabert, Marcel Cohen, Jean Duvignaud, Renaud Ego, Bruno Étienne, Michel Guérin, Axel Honneth, Pierre-Damien Huyghe, Guillaume Le Blanc, David Le Breton, Bernard Noël, Hubert Nyssen, Bernard Stiegler.

[2] Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, La Découverte/poche, 2007.


La Pensée de Midi: http://www.lapenseedemidi.org/

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Commentaires
E
A - Relance sur le propos de "JCH" :<br /> <br /> 1- «En ce sens, le mépris (et le méprisant?) sont... méprisables.»<br /> Du mépris à porter sur le mépris, on peut être dans cette démarche… en étant toutefois attentif à ne pas se prendre les pieds dans le tapis pris comme soubassement (L’arroseur peut devenir l’arrosé).<br /> Entrer en réciprocité avec le méprisant en le méprisant à mon tour, n’est à mon avis et sans écarter la responsabilité du méprisant (passible d’une éventuelle action en justice), pas une attitude adéquate.<br /> Autrement dit, j’invite par là à penser qu’il existe une distinction à opérer entre l’être et le faire. Je crois en effet avoir observé qu’omettre cette frontière est source de confusion et d’entretient de conflits immémoriaux, de vengeances interpersonnelles et inter-claniques dont les sociétés démocratiques modernes, fortes des apports des sciences du comportement, pourraient prétendre à se défaire. <br /> 2- « …ne peut-on envisager que le mépris soit éventuellement admirable quand il s'applique à des "valeurs" qu'il met en cause? (…) »<br /> Si mépriser est pris au sens de négliger d’attribuer une valeur ou donner un prix, alors je suis d’accord avec l’idée que ce peut être une démarche vertueuse, voire de libération. C’est exact pour certains éléments. Je dirai que ça l’est moins en ce qui concerne d’autres. Là ou je ne suis pas en accord, c’est avec l’idée de mépriser la mort, de ne pas lui accorder la place d’elle me paraît devoir mériter : N’est-ce pas dans ce genre de "mes-appréciation" que se trouve le germe des guerres, en tout cas des comportements à risque qui nourrissent une bonne part du fonctionnement sociétal (je ne parle pas de la simple prise de risque de vivre) ? <br /> Savoir prendre en considération le prix précis de sa propre mort et celle des autres, leur (la nôtre et celle des autres) attribuer concrètement une juste et exacte valeur, nous amène à la compréhension de notre finitude et nous rend conscients de nos limites en tant qu’être dans une forme humaine (inscrits par-là dans des coordonnées de temps et d’espace).<br /> Sans doute pouvons-nous par-là, devenir moins méprisants les uns envers les autres.<br /> …………………………………………………………………<br /> <br /> B - Relance sur le propos de Paul Gautier : <br /> <br /> 1- Sur la première partie, en effet il est à considérer que, curieusement, les personnes qui s’emploient à faire, fabriquer, sont en général mes-évaluées, voire méprisés par les catégories de non faisant de leur main.<br /> Cette attitude me paraît être celle de faire preuve d’une stupidité sans borne et d’un artifice de raisonnement voulu selon divers degrés de conscience.<br /> Ce phénomène est agrandi à la loupe, dans les sociétés totalitaires que je qualifie volontiers de «pharaoniques», d’ «hyponeuriennes», de «basées sur une organisation pyramidale esclavageant certains» ; cependant il existe de manière plus ou moins visible et sous diverses formes, dans nos sociétés dite modernes et parfois « postmodernes ». Des exemples de tenues de catégories d’être humains en mépris organisés socialement parlant, foisonnent dans l’histoire de l’humanité (Ceux de pays tels que l’Inde ou l’Égypte ancienne sont flagrants), ce n’est pas nouveau.<br /> <br /> 2- Pour ma part j’userai volontiers selon mon habitude, d’une formule positive pour indiquer qu’en effet de toute part (sauf de la part de gens inconscients qui n’ont pas encore remarqué que les choses changent et font preuve par-là, d’un mépris imbécile) naissent des démarches «pour faire avancer l’idée» selon laquelle «chaque être humain est digne d’estime, de considération et d’attention»
P
Merci à Michel Guérin pour ce bel article dans lequel il attire notre attention sur le type de mépris dont nos sociétés modernes pourraient bien accoucher (si ce n’est déjà fait): en raison d’un affairement généralisé qui finit par nous rendre aveugles aux autres (et à nous-mêmes).<br /> <br /> Reste, comme l’ont suggéré plusieurs commentaires précédents, que :<br /> <br /> 1/ ce mépris de type nouveau produit de l’affairement ne doit pas nous faire oublier, me semble-t-il, le mépris traditionnel et multiséculaire des hommes non affairés pour les hommes affairés : on sait que le mot grec « banausos » signifiait à la fois artisan et méprisable ; mépris qui ne consistait pas simplement à ne pas voir les « banausoi » mais bien à les regarder comme des êtres inférieurs.<br /> <br /> 2/ nous ne devons pas oublier non plus les efforts et les moyens mis en œuvre dans nos sociétés (notamment à l’école) pour faire avancer l’idée qu’aucun être humain n’est indigne d’estime, de considération et d’attention : le fait que ces efforts n’aient pas complètement abouti (comment pourrait-il en être autrement ?) ne suffit pas à les discréditer.
J
"Toiser l'autre", "ne pas avoir de temps pour l'autre", "mépriser autrui"... L'article et les commentaires insistent sur une utilisation du mot désignant une attitude par rapport à l'autre qui nie "la présence légitime, justifiée des autres, de l'autre; à égalité d'humanité", comme dit très bien Eric Delmas.<br /> En ce sens, le mépris (et le méprisant?) sont... méprisables.<br /> Mais puisque mépriser, c'est mésestimer, ne pas apprécier à sa "juste" valeur ou, du moins, à la valeur généralement accordée, ne peut-on envisager que le mépris soit éventuellement admirable quand il s'applique à des "valeurs" qu'il met en cause? Le mépris des richesses, des honneurs, de la mort...ne consiste pas à nier, à ne pas regarder, mais au contraire à considérer que ça ne mérite pas tant de considération que ça.<br /> Je ne sais pas si le mépris pour l'autre est plus courant aujourd'hui qu'hier, mais il me semble que nous sommes de nos jours invités à admettre que tout vaut finalement quelque chose, y compris le record le plus absurde, la chanson la plus infantile ou la plus abjecte. Si, comme l'affirme Michel Guérin, le mépris est "la" passion de l'époque, je me demande s'il ne s'est pas accompagné de la tendance à affirmer que tout se vaut, l'art et le kitsch, la culture et la barbarie, la revendication martelée du respect et la pratique courante du mépris.
E
"Frappé"? Pas trop fort, j'espère!<br /> <br /> Après cette intervention, je pense qu'il est bon de préciser quelques éléments de discourt à propos de ce dont nous parlons.<br /> Pour ce faire, je lance dans la corbeille d'échanges, quelques phrases et questions évocatrices où appelant à réactions :<br /> <br /> - Ne pas confondre mépris et défit (du regard ou de l'attitude...)<br /> <br /> - Réduire le mépris humain à son aspect "éthologique", en mode d'attitude et de comportement de type animal, n'est-ce pas le confiner dans un espace par trop limité?<br /> <br /> - Il est à noter que ce sujet attire pas mal de monde; sans doute n'est-ce pas par hasard... Est-ce l'indice qu'il s'agit d'un fondamental ?<br /> <br /> - Il ne faudrait pas se méprendre: la langue française présente une certaine ambiguïté puisque la même orthographe régit deux signification différentes.<br /> "Mépris" peut vouloir signifier d'une part que l'on infériorise ce qui est considéré et d'autre part, le fait de s'être trompé (s'être mépris).<br /> <br /> - En fait (à ce que j'en sait) le préfixe "mé-", "mes-" vient de minus = moins et le simple, "pris" ne vient pas de prendre, mais de prix, dans le sens d'évaluer, de donner un prix, d'apprécier la valeur par rapport à ses capacités.<br /> D'où, pour reprendre dans l'évocation de "Sceptique": l'idée que deux animaux en concurrence, de rivalité et dans une situation d'éventuel affrontement, cherchent à s'évaluer. Ainsi que celle que, dans notre aspect d'animalité de genre mammifère, nous possédons cette faculté.<br /> Suivant le résultat de l'évaluation, il découle l'enclenchement d'un comportement de fuite ou celui d'affrontement. Où, chez l'humain, celui d'hésitation entre les deux qui souvent paralyse l'action, cette inhibition pouvant entraîner tout un tas d'inconvénients, voire de somatisations désagréables.<br /> <br /> - Certes des films de même que des jeux informatiques, offrent un moyen (à mon sens dérisoire car passif et projectif, ils ne peuvent avoir que la vertu de distraire) de contacter les refoulés humains. Cependant ils ne sont guère efficaces pour une prise de conscience et le règlement de certaines explosions de violence liées à des manques de considération, à des mes-prix, des infériorisations attribués par des catégories de citoyens à d'autres catégories de citoyens; citoyens qui ont à partager un espace placé en commun. <br /> <br /> - Ce n'est pas l'animal qui fournit un nom à l'être humain, mais à l'inverse: l'être humain qui détient cette possibilité de dénommer les animaux et les plantes et toute choses. <br /> <br /> - La différence, me semble-t-il, entre l'être humain et l'animal, c'est que pour celui-ci, l'évolution est bornée de manière durable (dans des genres, des espèces) et que pour celui-là, à partir d'un certain stade, l'évolution ne s'est plus guère opérée dans le domaine biologique mais dans celui de la culture qui façonne les modalités de penser et se comporter.<br /> C'est à mon sens là qu'il faut voir l'opportunité d'une possibilité de responsabilisation. <br /> <br /> - De ce qui est dit plus haut découle que deux modalités de "mépris" sont à envisager: <br /> L'un prend son sens premier d'évaluation en plus ou en moins, il est comportemental, basé sur l'instinct<br /> et un second, culturel celui-là, qui correspond au fait de minoriser, son semblable au prétexte que celui-ci est considéré comme inférieur ou en tout cas non conforme à notre idéologie dichotomique. (voir les totalitarismes qui s'appuient sur communautarisation de ce processus) <br /> ..............................................<br /> - Des exemples d'irrespect pour soi-même ? <br /> Tomber dans la boulimie ou l'anorexie, pratiquer des automutilations, se saboter, se déprécier, s'intoxiquer grave, se compromettre, etc. Pour parler de la partie visible...<br /> Ce ne sont pas les exemples qui manquent.<br /> <br /> Je pense que nous avons tous à des degrés divers des zones de non respect, voire de mépris, de dénégation de nous-même, de même qu'il existe en nous des zones de sur-appréciation. <br /> Je crois bien qu'il faut apprendre à les chercher pour prendre le risque et la chance de les trouver !!
Y
Je suis frappé par la mauvaise image que tous les commentateurs découvrent dans le mépris. C'est, pour la plupart, de l'ordre de l'impensable. En tout cas, à proscrire absolument.<br /> Comme je le soulignais dans mon premier commentaire, le mépris est sûrement moins courant, parce que réprimé, dans la société d'aujourd'hui. Il persiste dans la sphère intellectuelle, qui déborde de motifs de mépris.<br /> Mais en réfléchissant sur le mépris et la réprobation unanime qu'il suscite, j'ai vu un lien possible avec les comportements de défi qui préludent au combat, ou qui l'évitent, chez les animaux, dont les relations sont de type dominant-dominé. <br /> Nos meurs se sont finalement bien adoucies en peu de temps. Le machisme sans complexe prisé par nos anciens se retrouve dans les scènes de prélude au combat singulier entre brutes des westerns américains ou autres films violents. Les spectateurs y rencontrent leur refoulé.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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