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vive les sociétés modernes - abécédaire
9 avril 2009

M comme Mai 68 (et les intellectuels)

Légitimité de la contestation et contestation d’une légitimité.

Mai 68 joue, pour les intellectuels français, un rôle ambivalent. Radicalisant leurs engagements, c’est également un moment clé du questionnement récurrent sur leur légitimité à intervenir dans « les affaires de la cité ».  Un double processus de légitimation de la contestation par les intellectuels / délégitimation de leur fonction se joue là, qui accélère une évolution perceptible dans l’amont d’une décennie de fermentation intellectuelle et politique.

La « vague structuraliste » des années soixante nourrit en effet la matrice d’un « hypercriticisme »[1], accompagnant la radicalisation d’une partie de la jeunesse étudiante qui puise, dans les courants de la « nouvelle gauche » et d’un marxisme revisité par les courants hétérodoxes, les éléments d’une contestation radicale de l’ordre social, politique et culturel établi. Les avant-gardes littéraires, artistiques et politiques, de Tel Quel à l’Internationale situationniste en passant par Socialisme ou Barbarie témoignent de ce foisonnement L’engagement des intellectuels sur le  terrain des luttes anti-impérialistes connaît alors une rare intensité. De Cuba au Vietnam, l’heure est à la guérilla bientôt transposée dans les rayons de la librairie Maspero avant de l’être dans les rues du Quartier latin.

Au même moment les mutations sociales et culturelles tendent à saper les bases de la légitimité des intellectuels. L’ « intellectuel classique » doit faire face à la montée de « nouveaux intellectuels »[2] tandis que la figure de l’universitaire, victime d’une perte de prestige face à la « massification » de l’enseignement supérieur et aux centres d’innovation qui bourgeonnent à la périphérie de l’Université (tels les séminaires « en vogue » de Lacan, Althusser ou Barthes), est mise en cause par la contestation d’un modèle vertical de transmission du savoir, récusé comme « autoritaire » et « mandarinal ». L’ « engagement » des intellectuels lui-même est débordé par l’activisme d’une jeune intelligentsia « gauchiste » qui impose ses rythmes de mobilisation et postule à l’élaboration théorique.

Le mouvement de mai-juin 1968 a pour effet de révéler et de radicaliser ce double processus. Si, dans un premier temps, les intellectuels usent de leurs « armes » classiques, de la pétition à l’article de presse en passant par leur présence dans les manifestations, leur apparition à la Sorbonne ou leur interventions auprès des pouvoirs publics, pour soutenir le mouvement étudiant, leur visibilité semble faible, broyés qu’ils sont entre les deux meules d’un mouvement étudiant sans précédent et d’une grève ouvrière d’une ampleur inédite.

Noyés dans le raz-de-marée de la contestation étudiante et de la grève ouvrière, les intellectuels délaissent en partie leur fonction prophétique pour se replier sur le point d’ancrage de leur identité et de leur légitimité première : leur activité professionnelle. Des universitaires, qui participent aux travaux des commissions mixtes paritaires dans les facultés occupées, aux écrivains, qui se constituent en Union des écrivains ou créent le Comité d’action écrivains-étudiants révolutionnaires (CAEE), en passant par les Etats généraux des cinéastes, la participation des peintres à l’ « Atelier populaire » des Beaux-Arts ou le « concile » de Villeurbanne des hommes de théâtre,  cette professionnalisation de l’engagement banalise leur intervention et explique leur relative « invisibilité ». Ecrivains, peintres, architectes, cinéastes, hommes de théâtre, ouvrent le débat sur la fonction de la culture et sur leur rôle dans la société, mettant en cause leur fonction de créateurs et de médiateurs au moment où, comme l’a souligné Michel de Certeau, une « prise de parole » généralisée de la société[3] conteste les médiations de tous ordres. Contre la division du travail, la personnalisation et le « vedettariat », l’anonymat et le travail collectifs sont revendiqués, des affiches des Beaux-Arts aux textes du CAEE.

Désacralisés, sommés de se contester, les intellectuels doivent trouver une nouvelle légitimité. Celle-ci passe, dans l’après-Mai 68, par les voies de la contestation radicale dont les clés sont entre les mains des groupes « gauchistes ». La reconquête d’une légitimité à intervenir dans les affaires de la cité passe donc par l’activisme militant à leurs côtés dans un jeu de légitimation réciproque. Refusant de payer cette légitimité retrouvée du prix de leur instrumentalisation, certains intellectuels cherchent cependant les voies d’une reconquête de leur autonomie. C’est le sens de l’invention, par Michel Foucault, de l’ « intellectuel spécifique ». Prenant acte de la mort du « prophétisme », cette nouvelle figure de l’intellectuel engagé entend renouveler l’articulation de l’intervention politique de l’intellectuel et sa compétence professionnelle. Plus modeste dans ses ambitions, en s’attaquant aux pouvoirs plutôt qu’au pouvoir, elle sera en outre plus en phase avec la problématique mouvementiste de la contestation et de ses différents « fronts » et, bientôt, avec les revendications montantes de la société civile.

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Bernard Brillant, historien (auteur de Les Clercs de 68, PUF)

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[1] François Dosse, Histoire du structuralisme, T. 1., Le champ du signe, 1945-1966, Paris, La Découverte, 1991.

[2] Frédéric Bon, Michel-Antoine Burnier, Les nouveaux intellectuels, Paris, Cujas, 1966.

[3] Michel de Certeau, La prise de parole, Paris, Desclée de Brouwer, 1968.


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Commentaires
J
Un article sur Mai 68, mais peu de commentaires... Lassitude devant les commémorations? Crainte de réveiller des dissensions trop criantes? <br /> Plutôt surprise devant l'angle choisi par Michel Brillant. Encore s'il avait proposé des listes et classements d'intellectuels, présentant leur attitude en 68 et leur évolution ultérieure! Voilà qui aurait pu être attrayant, quelque part entre étude historique et chronique pipole! Mais non, il propose de songer à la paradoxale fascination des intellectuels pour un mouvement qui contestait leur légitimité...<br /> Puisqu'il s'agit d'épisodes auxquels, comme bien d'autres de ma génération, j'ai participé, je me permettrai quelques souvenirs. Et d'ailleurs, je vous interdis de me l'interdire! Souvenirs forcément subjectifs et partiels mais peut-être éclairants par rapport aux questions que peut soulever la lecture de l'article.<br /> Nous étions nombreux à avoir été enthousiasmés par le brûlot de Paul Nizan contre "les chiens de garde" (en gros, les philosophes idéalistes qui dominaient dans l'Université d'avant-guerre) et cette salutaire lecture ne nous avait pas menés à éprouver une grande considération pour leurs descendants éventuels. Nous étions nombreux à avoir été éblouis par la découverte de Barthes et ça ne menait pas non plus à manifester un grand respect envers ceux qui nous paraissaient accrochés au maintien d'une lecture désuète des textes et à la défense de positions mandarinales. Sans même envisager de les envoyer pour leur bien être rééduqués par les masses, nous n'avions pas un bien grand respect pour les intellectuels et universitaires. Ils étaient si lointains... nous étions si nombreux... les amphis étaient si bondés! Avant même que leur légitimité soit en théorie contestée, le courant, au fond, ne passait pas toujours très bien. Et c'est sans gêne et sans rire (ou en le cachant bien)que l'on diffusait le numéro d'une revue sur les éclairages géniaux de Staline sur la recherche linguistique!<br /> Certes, quelques noms étaient entourés de plus de considération: Sartre, Foucault, Althusser, Desanti,Henri Lefevre, Yves Lacoste, Barbéris. Mais des intellectuels, nous attendions plutôt qu'ils profitent de leur notoriété pour signer des pétitions, qu'ils dénoncent les brutalités policières, le pouvoir gaulliste et l'impérialisme américain. Leur pensée, leurs recherches, leur expérience n'intéressaient pas tant que ça et leurs leçons, celles qu'ils auraient pu (ou dû?) nous donner, encore moins. C'est après, bien après, que j'ai trouvé qu'il y avait de quoi se nourrir chez Ellul, Jankélévitch Ricoeur etc... Quand la rumeur s'est répandue, selon laquelle, à Nanterre, le doyen Grappin avait été coiffé d'une corbeille à papiers, j'ai ri: je n'ai pas songé que, quelque part, ça posait problème; tout au plus ai-je pensé que ça ne faisait pas avancer les luttes!<br /> Si ces souvenirs peuvent aider à comprendre que les intellectuels n'aient pu se prévaloir, auprès de la jeunesse contestataire, de leur fonction ou de leur aura pour jouer un rôle déterminant en mai 68 et dans les années plutôt tendues qui ont suivi, il reste à se demander comment et pourquoi ils ont été si enclins à coller au mouvement et si peu en mesure d'en corriger les erreurs ou d'en dénoncer les dérives. L'idée d'un primat de la pratique sur la théorie et l'exaltation de la lucidité des larges masses ont-elles été si partagées? Le désir de s'opposer à des gouvernements assez réactionnaires et souvent répressifs a-t-il été si fort chez les universitaires et intellectuels?<br /> C'est peut-être quelque démon de midi qui a ainsi poussé tant d'entre eux à rester au plus près d'une révolte juvénile, parfois contestable ou détestable, mais qui a induit des changements dont tous ont profité et qui a su éviter qu'en France, la contestation débouche sur des années de plomb comme en Allemagne ou en Italie.
P
relisant à l'occasion de l'article de Bernard Brillant, et sur son conseil, "On a raison de se révolter" (Ph.Gavi, JP.Sartre, P.Victor), je retrouve les lignes suivantes:<br /> <br /> "Sartre: Ensuite j'ai compris que les trotskystes et le PSU n'étaient que partiellement pour l'illégalité, puisqu'ils se prêtaient à la comédie électorale. Les seuls qui étaient vraiment sur le plan de l'illégalité complète (puisqu'ils refusaient même les droits que leur conférait le système) c'étaient les maos. (...) Pour cette raison je me suis rapproché du groupe mao: l'ennui c'est que vers 70/71 il a pris un tournant légaliste...".<br /> <br /> et un peu plus loin, à Pierre Victor (dirigeant des maos): " Bref, les maos devraient se dédoubler selon le degré de politisation des gars (pour pouvoir agir légalement et illégalement)...Mais conservez une organisation franchement illégale et toujours capable de tenter des actions illégales et violentes"*<br /> (ch.5 Illégalisme et gauchisme, décembre 72)<br /> <br /> * "celui qui veut renverser le système par son vote se trompe profondément puisque le vote est fait pour opposer la légalité à la légitimité d'un mouvement par exemple insurrectionnel" (Sartre dans le même chapitre).
P
Télégramme du 8 mai 1968 envoyé au général de Gaulle par F.Jacob, A.Kastler, A.Lwoff, F.Mauriac, J.Monod (prix Nobel) : « Nous demandons instamment de faire personnellement geste susceptible apaiser révolte des étudiants. Amnistie des étudiants condamnés. Réouverture des facultés. Profonds respects. »<br /> <br /> De leur côté JP.Sartre, H.Lefebvre, R.Antelme, M.Blanchot, M.Duras, N.Sarraute...ont rendu publique une déclaration dans laquelle ils affirment leur « solidarité » avec le mouvement étudiant. Ils estiment qu’il est « scandaleux de ne pas reconnaître ce qui s’y cherche et ce qui y est en jeu : la volonté d’échapper par tous les moyens à un ordre aliéné mais si fortement structuré et intégré que la simple contestation risque toujours d’être mise à son service ».<br /> Justifiant les combats de rue et les débordements des étudiants, ces hommes de lettres ont expliqué que « la violence que l’on reproche à certaines formes de ce mouvement est la réplique à la violence immense à l’abri de laquelle se préservent la plupart des sociétés contemporaines et dont la sauvagerie policière n’est que la divulgation ».<br /> (cf "Nouvel OBS.le quotidien de 68" archives)
Y
La pratique nouvelle des cours du soir dans les Universités permit à beaucoup d'adultes déjà engagés dans le vie active de reprendre des études, les amenant à un autre niveau, à un nouveau métier. <br /> Fatigue ou réduction des moyens, cette ouverture prit fin un jour.
Y
Je n'ai pas le même vécu de ces événements, et je trouve que la vision de B.Brillant n'est que celle de la partie émergée de l'iceberg. Mai 1968, c'est un "grand dégagement" pour les jeunes qui l'ont vécu et animé, mais c'est un très sérieux événement politique de notre histoire.<br /> Mai 1968, c'est le dixième anniversaire d'un autre "Mai", celui de 1958 qui a vu le rappel du Général De Gaulle au pouvoir, pour régler la question de la Guerre d'Algérie, qui empoisonnait la société française, et dépassait les capacités de la IVème République.<br /> Une fois son pouvoir consolidé, le Général De Gaulle a fixé un nouveau cap, aboutir à la paix par l'accès à l'indépendance de l'Algérie. Je passe vite sur les difficultés de l'opération, les tentatives d'assassinat, les putshs militaires, l'OAS, l'exode des "pieds-noirs", les massacres de harkis et de "pieds-noirs" trop confiants.<br /> Avec sa nouvelle constitution, sa majorité solide, l'exécutif gaulliste, auréolé par la fin de la guerre d'Algérie et une décolonisation en apparence réussie, disposait d'un pouvoir d'autant plus fort qu'à part la presse écrite, il disposait des médias audio-visuels. Lesquels s'adonnaient à un culte de la personnalité sans états d'âme.<br /> J'ai le souvenir d'une société prospère, en mutation rapide, rattrapant à grands pas ses retards en matière d'équipements publics, se lançant dans des projets grandioses, mais au jour le jour, ennuyeuse. <br /> Est-ce cet ennui qui a été la cause de la révolte des étudiants, se heurtant au formalisme de la société des adultes? Je le pense encore.<br /> Mais les adultes composant l'opposition politique de l'époque, y ont vu la première faiblesse du pouvoir, et ont saisi cette opportunité de s'en emparer, montant dans le train en marche des manifestations et de la grève générale. Le pouvoir gaulliste était frappé de stupeur, muet ou inaudible. La coalition était cependant hétéroclite, stimulant des ambitions multiples, offrant leurs services. Seul le Parti Communiste, représentant encore un quart des électeurs, disposait d'un projet et d'un plan pour le mener au pouvoir. <br /> Malgré son ressaisissement et sa victoire électorale finale, il n'y eut pas de retour au "statu quo ante". Le Général De Gaulle, très affecté par le désaveu qu'il venait de subir, engagea lui-même la manoeuvre qui allait lui en valoir un second, lui permettant de démissionner. <br /> Il n'empêche que tous les acteurs de Mai 1968 furent dupés, ou pour certains, passèrent du bon côté, celui des bonnes places, de l'embourgeoisement, de la participation au pouvoir.<br /> Les grévistes obtinrent une augmentation de leurs salaires de 30%, bientôt compensée par une dévaluation de notre monnaie d'un montant équivalent. <br /> Il y eut des avancées notables sur le plan des libertés individuelles, qui continuèrent leur progression dans les années qui suivirent. Le conservatisme de la société française fut sérieusement entamé. La vie intellectuelle en sortit enrichie, la prolifération des universités et la facilité de son accès furent réellement bénéfiques, pendant quelques années seulement, hélas*.<br /> Il me semble que la nostalgie de cet événement s'est cristallisée sur la question du pouvoir et de sa fragilité face à la révolte étudiante, instrumentalisée par les adultes pour satisfaire leurs propres ambitions. Ce qui a raté de peu en 1968 pourrait réussir un jour. Pourquoi pas en 2009?<br /> Comme en 1968, ceux qui veulent en utiliser la recette ne prennent pas la mesure du conservatisme, même multiple, de la société française.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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