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vive les sociétés modernes - abécédaire
3 mars 2009

M comme Mobilité sociale (et Ecole)

Selon un accord presque unanime l’Ecole ne jouerait plus, ou jouerait moins bien, ou ne jouerait pas également pour tous, le rôle d’ascenseur social qui fut longtemps le sien, du moins pour l’accès aux responsabilités les plus hautes dans la société.[1] Si le fait est avéré, il s’agit sans aucun doute d’un recul de la démocratie.

Il reste que ce recul de la démocratie est peut-être pour une part un effet paradoxal de la démocratisation de l’Ecole.[2]

La démocratisation de l’Ecole a signifié d’abord une scolarisation plus ample de la jeunesse : plus de jeunes et pendant plus longtemps se sont trouvés scolarisés.

Mais elle a signifié aussi une intensification du rôle de l’Ecole dans la distribution des compétences professionnelles et sociales. Désormais, en France du moins, le destin professionnel et social de chacun se joue en grande partie sur les bancs de l’école. C’est peut-être moins vrai qu’on ne le croit en général ; il reste qu’on le croit et c’est l’essentiel.

C’est là une évolution dont on doit d’abord se réjouir :

1/ Elle ouvre des possibilités nouvelles à ceux qui ne disposent que d’un faible capital social et familial.

2/ Qui peut regretter que les responsabilités professionnelles et sociales soient distribuées selon des critères scolaires et universitaires plutôt que sur des critères physiques (beauté, force…) ou économiques ?

Et en même temps ce positionnement central de l’Ecole n’a pas produit que des effets positifs :

Il est à l’origine d’une exacerbation de la compétition scolaire entre les enfants ou les jeunes gens mais aussi entre les familles (avec tous les effets dérivés, par exemple sur le lieu de résidence[3]).

Mais il me semble aussi qu’en faisant entrer dans cette compétition scolaire la totalité des classes privilégiées, la centralité de l'Ecole a rendu cette compétition encore plus inégale. Jusqu’à une date assez récente une partie de la bourgeoisie (notamment la bourgeoisie commerciale et industrielle) n’avait pas spécialement besoin de l’école pour assurer sa reproduction/pérennité économique et sociale : par exemple tel fils de gros commerçant savait que, quelles que soient ses études, une place l’attendait auprès de son père et qu’un jour il lui succéderait ; il valait mieux certes qu’il obtienne le bac mais plus était superflu[4]. C’était injuste mais cela présentait certains avantages : ces jeunes gens ne constituaient pas des concurrents scolaires bien dangereux pour leurs camarades moins privilégiés socialement. L’Ecole était alors en quelque sorte la propriété de la petite bourgeoisie et l’un de ses principaux moyens de promotion sociale.

Aujourd’hui les choses ont bien changé : les héritages se transmettent toujours mais moins mécaniquement ; ils doivent être en un certain sens mérités, et le même fils de gros commerçant ou d’industriel devra faire une école de commerce et si possible une grande. On mettra tout en œuvre pour qu’il y parvienne, pour qu’il fasse sienne cette ambition et qu’il la réalise. C’est là une concurrence sérieuse pour ceux qui ne disposent que de leur bonne volonté. Que les héritages doivent se mériter scolairement est un progrès du point de vue de la justice, mais qu’on ne s’étonne pas que l’Ecole ne soit plus l’ascenseur social qu’elle fut : comment pourrait-il en être autrement dès lors que la petite bourgeoisie doit partager avec des concurrents aussi redoutables un moyen de promotion sociale qu’elle avait en propre (et qu’elle développe à son tour un surinvestissement dans la formation scolaire tous azimuts comme dernier rempart contre sa réduction au sort du plus grand nombre) ?

-

Pierre Gautier

[1] Ce qui se manifeste notamment au niveau de l’accès aux grandes écoles : « En termes de chances relatives d’accès selon son milieu social d’origine, la base sociale de recrutement des grandes écoles semble même se resserrer dans les années 1980 après avoir connu une relative démocratisation à l’image de l’ensemble de l’enseignement supérieur. » Tandis que le rapport des chances relatives entre milieux populaire et supérieur pour accéder à l’université n’a cessé de baisser régulièrement tout au long du 20e siècle et au début du 21e, en ce qui concerne l’accès aux grandes ou très grandes écoles on enregistre à partir des années 80 un retournement de ce rapport. (Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles, ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 361)

[2] Que la scolarisation puisse produire des effets paradoxaux c’est ce qui a été souvent souligné : la sélection par le savoir pour admirable et démocratique qu’elle soit est en même temps des plus draconiennes et parfois des plus cruelles (songeons au sort des illettrés dans nos sociétés). Ivan Illich a beaucoup insisté sur ce point dans Une société sans école.

[3] Sur ce point voir notamment Le ghetto français d’Eric Maurin : il y met en évidence le rôle absolument décisif que jouent désormais les possibilités de scolarisation dans le choix du domicile.

[4] Au début des années soixante, alors que j’étais lycéen, je me souviens parfaitement de plusieurs élèves dans cette situation et dans cet état d'esprit.


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Commentaires
C
A propos du niveau des élèves : <br /> Je voulais simplement dire que les étudiants des universités ne sont pas tous les nuls qu'on décrit puisqu'il n'en reste que 20 à 30 % en 3e année. Qu'une sélection a eu lieu. Les intervenants de l'émission avaient l'air de tous les juger à l'aune de la 1re année (ce qui est absurde). Ce qui est important c'est que les étudiants sortent de l'Université après une licence, un mastère ou un doctorat avec un bon niveau. Ce qui est le cas puisque les 30 ou 20 % qui ont atteint la 3e année sont sûrement en grande partie ceux qui auraient eu le concours d'entrée. <br /> La même erreur est souvent faite à propos des bac pro. On a tendance à les juger en fonction de leur niveau de seconde, sans savoir que seulement 20 % d'une classe professionnelle obtiennent le bac pro généralement (le BEP et les renvois font largement le tri). Le niveau d'un bachelier professionnel et d'un élève qui a échoué sa 1re année de lycée pro est très différent. <br /> <br /> <br /> A propos des élèves qui échouent : <br /> Ceux qui ont appris à marcher les premiers ne sont pas forcément ceux qui courront le plus vite. La première année à l'Université peut susciter des passions inattendues. Ça arrive tous les ans. Sur les 70 % qui échouent à l'Université, 60 % échouent certainement parce qu'ils ne travaillent jamais (j'en connais à la pelle; pour beaucoup, même si c'est un peu embêtant, ils peuvent se permettre économiquement de perdre une année: leurs parents n'exigeant pas d'eux une contribution salariale à 18/19 ans) et 10 % parce qu'ils n'ont vraiment pas le niveau.<br /> J'aime l'idée de laisser une chance à un élève qui s'est peut-être trompé de voie ou qui a découvert sa passion un peu plus tard que les autres.
J
J'ai moi aussi écouté en partie les lamentations de l'émission d'A.F. de samedi dernier. Me gardant bien d'ajouter mon lot de généralités et d'observations subjectives à ce qui a été dit, je voudrais seulement faire observer que le bac pro de boulangerie n'existe pas et que l'étudiant en question rejoint le plombier polonais dans la cohorte des exemples fantasmatiques à partir desquels chacun discute doctement.<br /> Cela dit, que les titulaires du bac pro éprouvent de grandes difficultés dans la poursuite de leurs études à l'université, c'est une évidence. Mais c'est aussi une source de questionnements.<br /> Fallait-il vraiment étiqueter "baccalauréat" et donc considérer comme diplôme ouvrant aux études universitaires ce très respectable mais très spécialisé diplôme professionnel? Et si l'Université s'ouvre (et pourquoi pas?) à des étudiants de la filière professionnelle, ne doit-elle pas organiser l'année propédeutique nécessaire au lieu de raconter la chronique d'un échec annoncé?
Y
Retour sur les conclusions de "coup de gueule": la sélection des étudiants à l'Université est présentée comme "naturelle": aptes car non-crétins , inaptes, car crétins*.<br /> Les insuffisances, en matière d'évaluation des connaissances et des aptitudes, du baccalauréat, sésame universel, ne sont pas mises en accusation.La motivation est présumée, quantitativement et qualitativement, identique pour tous.<br /> <br /> Un fonctionnement très naturel et très archaïque de l'être humain, le rapport dominant-dominé, s'est en quelque sorte "humanisé" par la dotation de "signifiants": "bons élèves", "cancres" (aptes, mais rebelles insupportables), "crétins" (inaptes irrécupérables).<br /> La liberté de l'homme, c'est de pouvoir mettre en question et si possible dépasser, sa névrose, individuelle ou collective. La sélection darwinienne concerne nos corps, et non notre esprit. Nous avons le droit de nous en affranchir, et donc, de réfléchir à la correction de ce qui en subsiste dans la réalité, de ne pas laisser faire la "nature". Il en restera toujours assez.<br /> <br /> *le vrai "crétinisme" ne permet même pas l'accès à l'école primaire.
Y
Le fait de savoir que 70% des étudiants qui entrent dans l'Université de leur choix, la quitteront sans diplôme au bout de deux ans, n'est pas vraiment satisfaisant. Ce sont des années perdues qui ne consolident pas l'amour-propre. Souvent, l'abandon de toute formation est durable, et c'est un petit boulot sans avenir qui est accepté.<br /> Je vous concède que le métier de boulanger ne laisse pas beaucoup de temps pour philosopher. Par contre, il nourrit bien. L'étudiant qui a voulu échapper à ce destin y est-il retourné?<br /> Si le monde universitaire, professeurs et étudiants, refuse obstinément la sélection à l'entrée, comme cela semble probable, celle qui se fait par l'échec et/ou le découragement se perpétuera.
C
J'écoutais cette semaine l'émission Répliques sur France culture. Je dois dire que j'ai été profondément choqué par certains propos et stupéfait par certaines contradictions de la part des invités et d'Alain Finkielkraut. <br /> <br /> 3 en particuliers : <br /> <br /> 1 : « Les universités sont les voitures poubelles de l'éducation ». On présume que les étudiants sont les déchets... Phrase qui n'a suscité aucune réaction et a même été répétée plusieurs fois.<br /> 2 : « C'est criminel de laisser un bac pro boulangerie aller en philo ». Aucun commentaires...<br /> 3 : Les 2 intervenants et Alain Finkielkraut faisaient de l'instauration d'une sélection à l'université une urgence, car l'Université serait devenue une « voiture poubelle » sans voir que la sélection existe déjà et qu'elle est même sans pitié : elle correspond au 2 premières années. Les statistiques sont impressionnantes. (L'un des intervenants a donné le chiffre de 70 % d'échec en 1re année à la Sorbonne...) <br /> Ce qui montre bien qu'une vraie selection existe (donc que les étudiants ne sont pas tous des crétins) et que si les étudiants de 1re année ne sont pas toujous au niveau c'est déjà très méritant de la part d'un pays de leur laisser une chance (même à un boulanger !)
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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