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vive les sociétés modernes - abécédaire
9 décembre 2008

L (comme Littérature): mais à quoi sert donc la littérature?*

Quand Cesare Pavese note avec discrétion que la littérature est une défense contre les offenses de la vie, quand Ilia Ehrenbourg s’exclame que si la littérature ne modifie pas l’ordre établi, elle modifie ceux qui établissent cet ordre, quand Marcel Proust insinue que le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur, lorsque Jean Duvignaud écrit que la littérature nous rappelle confusément que notre expérience est inachevée, quand Roland Barthes dit en passant que si la littérature ne permet pas de marcher, elle permet de respirer, ou lorsque François Mauriac grogne que le romancier est le singe de Dieu, tous reprennent ainsi sous une autre forme et avec d’autres mots ce qui fut dit avant eux, en même temps qu’eux, ce que les écrivains ici présents ont dit à leur manière et que d’autres diront après eux.

Ils disent d’une voix forte ou mezzo voce que la littérature sert à découvrir le monde, à le nommer, le décrire, le déployer, lui demander des comptes, l’enrichir, le compléter, le refaire avant de le transmettre. Oui, ils le disent même s’ils dénoncent ce monde, le vilipendent, même quand ils font mine de s’en écarter, de le quitter ou de s’en défaire. Mais la plus juste manière d’aborder la question de savoir à quoi sert la littérature, en fin de compte je la trouve dans l’ironie de Chesterton quand il murmure que si la littérature est un luxe, la fiction est une nécessité. Car la fiction est l’ombilic de la littérature. Découverte sans doute avant le feu, la fiction a dû naître dans la résille de nos neurones avec le geste et la parole, et longtemps, orale avant d’être écrite et bien plus tard imprimée, elle a servi, dès les commencements, à travestir l’ignorance de nos origines, à brider les peurs de l’inexplicable et à justifier les pouvoirs que les plus roublards et les plus rusés en tiraient. Et il nous en est resté quelque chose…

Mais la fiction n’a pas tardé non plus à découvrir qu’elle pouvait se retourner contre elle-même, douter de ses propres manières et ambitions, et se mettre en péril pour avoir des réponses aux interrogations les plus retorses. Elle l’a fait dans l’anarchie de l’histoire, dans les désordres du temps et dans les provinces de l’espace pour en venir peu à peu, à sauts et à gambades comme disait Montaigne, à des époques plus proches de la nôtre, où elle a pris une autonomie et des distances qui lui ont permis de faire alternativement réfléchir, s’attendrir, méditer, rire et pleurer non seulement sur le monde mais aussi sur nos tentatives de le maîtriser par les mots.

Et ce fut une succession de virages par quoi, de plus en plus, de mieux en mieux, la fiction nous a permis de nous installer dans l’immensurable espace qui se déploie entre l’imaginaire et la réalité. Et non seulement la fiction a-t-elle ainsi suscité des œuvres poétiques, théâtrales et romanesques, mais aussi les analyses de leurs structures et nos multiples exégèses. Elle a même investi, voir contaminé des domaines voisins, parfois avec la complicité de la philosophie qui, mais tous n’en conviennent pas, est à sa manière un concept fictionnel. Roland Barthes n’allait-il pas jusqu’à réclamer le droit pour la science d’être fictionnelle ?

Les fictionnaires, comme on pourrait le dire d’un périlleux néologisme déjà mis à bien des sauces, sont donc les agents volontaires, bénévoles et parfois agents doubles, de cette lente, longue et diverse métamorphose. Et parmi eux les romanciers, ainsi nommés depuis le XVIème siècle, qui ne sont pas les moindres agitateurs de l’espèce. En tout cas, dans mon métier d’écrivain comme dans celui d’éditeur qui depuis longtemps l’accompagne, l’un et l’autre n’allant pas sans passion de la lecture, les véritables éblouissements me sont venus de là, de ces ouvertures soudaines, de ces failles ou fractures tectoniques par lesquelles les livres de fiction donnent ouverture sur le monde, sur ses Némésis et sur ses mystères.

Si la fiction, quelles que soient son origine, sa nature, sa langue, son écriture et son style, avec des audaces et des égarements qui sont foisonnants d’idées et peuplés de représentations, nous paraît à ce point essentielle et même indispensable, c’est sans doute parce qu’elle apporte clarté quand nous sommes dans l’obscurité, parce qu’elle nous donne le pouvoir de la révolte quand nous sommes contraints par des injonctions, et parce que, pour reprendre le mot de Dante, elle sauvegarde le désir quand tout espoir est envolé.

Voilà un bien grand mot lâché. Le désir. Eh oui, mais le désir est le cœur nucléaire de la création, il est le noyau même de cette fiction qui, par les œuvres et parfois par leur privation quand domination et servitude sévissent, nous permet d’en redécouvrir en nous les capacités et les ressources. Pas un livre qui, d’une certaine façon, ne soit un appel au désir donc à une forme d’insurrection. Espoir et désespoir, élans et chute, proférations et silences sont alors des manières de manifester la reconnaissance du désir comme un premier pas dans la conquête d’une liberté, celle d’être présent dans le grand concert des humains. Les écrivains qui sont honorés ici le savent, et je sais qu’ils le savent parce que je l’ai lu dans leurs livres.

Or une œuvre de littérature ne va jamais seule comme peuvent aller une sculpture, un dessin ou une sonate qu’il ne faut ni modifier ni travestir quand on change de territoire. La littérature, elle, est irriguée par la langue dont elle se sert. Volens nolens elle est fille de sa langue mère, elle est portée par cette langue qu’en même temps elle déploie et elle porte. Une langue qui la contraint et qu’elle contraint, qui l’entrave et qu’elle débride, qui la défie et qu’elle défie. Une langue si chargée d’histoire, de règles, de traditions et de souvenirs, qu’il n’est pas un livre qui, par les traces et sédiments de cette langue, ne traîne avec lui des réminiscences du passé, des fragments de la mémoire collective et l’un ou l’autre scintillement de culture ancienne. Toutes choses dont les nuances échapperaient à notre perception sans le concours essentiel de la traduction. Car si une œuvre littéraire est en soi une traduction de ce qu’elle entend représenter, elle ne peut offrir d’accès aux lecteurs d’une autre langue sans le concours de sa propre traduction. C’est l’une de ces évidences dont Paulhan disait qu’il est dans leur nature de passer inaperçues : sans la traduction, sans les traducteurs qui sont à leur manière des écrivains, la littérature resterait tribale.

Voilà peut-être à quoi d’abord elle sert, la littérature. Par l’intelligence et la force de ses représentations, par leur multiplicité, et avec le concours de ses traductions, elle sert à nous éclairer sur le monde en ses multiples états, à nous en révéler les hideurs et les splendeurs, les astres et les désastres, à nous faire comprendre sa logique et ses contradictions, à nous faire sentir sa cruauté et sa tendresse. Elle sert, la littérature, à nous permettre de nommer le monde en sa diversité, et elle nous autorise même par la lecture, qui est elle-même une traduction, à l’enrichir de nos propres percepts avant de la transmettre à nos successeurs.

À quoi sert la littérature ? En me posant cette question grosse comme le Ritz, Monsieur le Recteur, vous m’avez mis dans l’embarras. Mais aussi dans le plaisir. La littérature est mon jardin et son indicible nature une source d’émerveillements autour de laquelle je retrouve ceux que j’aime. Et, parmi eux, ces écrivains auxquels vous allez remettre les insignes de Docteur honoris causa.

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Hubert Nyssen (écrivain et éditeur)

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* Ce texte reprend l'essentiel d'une allocution prononcée en septembre 2007 à l'Université de Liège (H.N)

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Commentaires
R
Dire l'indicible. Voilà également une autre utilité de la littérature. Les historiens ont souligné que la poésie comme la littérature ont permis aux vétérans de la Première Guerre mondiale de "décrire" l'indescriptible, de dire l'indicible, de faire partager une expérience bien réelle, et terrible, à travers la fiction (plus ou moins d'ailleurs) du récit ou des vers. Je lisais il y a quelques temps une interviewe de Stéphane Audoin-Rouzeau (l'un des historiens spécialistes de cette guerre) qu'il avait "compris" et pénétré dans ce conflit avant tout par la lecture d'un roman (dont je ne me rappelle plus du titre). Selon lui, les historiens y auraient même puisé certaines de leurs problématiques.<br /> <br /> Mais attention cependant, je ne dis pas que les oeuvres littéraires sont à proprement parler une source historique directe. Sources elles le sont, mais pas au-delà de ce qu'une fiction peut permettre (ce que certains manuels scolaires oublient un peu trop, citant pour pousser à l'empathie et la compassion les Barbusse, Cendrars, Dorgelès, Céline, Jünger et autres Remarque à foison). Fut un temps d'ailleurs, où les historiens estimaient pouvoir écrire l'histoire de la guerre en grande partie à côté de ces témoignages qui ne "mentent pas". Norton Cru a même dans l'entre-deux-guerre, esquissé une méthode, qui fait aujourd'hui débat, pour juger de la fiabilité des témoignages littéraires. La proximité du front y était selon lui essentielle. Très critiquable : dans quelle mesure le témoin, même direct (et peut-être même plus) peut-il objectiver ce qu'il vit ? Lorsque je passais l'agrégation, nous avons étudié le texte d'un grand auteur (impossible de m'en rappeler pour le moment) qui avait fait la guerre. C'est uniquement dans une rééditions largement postérieure à la guerre, dans les années 1950, qu'il a réintroduit un passage autocensuré. Ce passage était précisément celui où il visait un Allemand au loin. Il l'a tué, dans le dos, et en visant délibérément. Peut-être son seul "meurtre"... et il l'avait tu pendant des décennies.<br /> <br /> Il me semble également que des auteurs n'ayant pas connu la guerre peuvent transmettre, par leur talent et leur culture, certaines réalités de la guerre (Alice Ferney, Jonathan Litell...). Mais là, la dimension historique s'efface d'autant plus, peut-être pour le plus grand bien de la littérature précisément, qui touche ici à l'expérience plus universelle.<br /> <br /> RL
J
La remarque rapportée par PG ne peut évidemment inciter à penser que ce serait avec de mauvais sentiments (?) qu'on ferait de la bonne littérature!Mais c'est à juste titre qu'Hegel écrivait que la littérature doit se garder de vouloir être édifiante. C'était peut-être de l'Art, en général qu'il parlait. Décidément, j'ai la mémoire qui flanche!
Y
Ce sont les lecteurs et les lectrices qui révèlent cette limite. La littérature pleine de bons sentiments a fait à une époque le bonheur des femmes qui y croyaient et ne les retrouvaient pas dans la vie réelle, tandis que les hommes appréciaient la peinture de leurs turpitudes.<br /> La parité a fait son oeuvre. Lecteurs et lectrices ont adopté la littérature corsée!
P
Il paraît qu'"on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments". Si c'est vrai, la littérature trouve là une limitation bien grave. Est-ce vrai?
J
Mea culpa! Je dois rectifier une erreur, grossière!<br /> C'est de "latrines" que parlait Th. Gautier... Le mot propre, si j'ose dire, ne m'était pas revenu sur le moment. Rayez donc les "chiottes"!<br /> Cela dit, je suis tout à fait d'accord avec Raphaël Loffreda. On peut douter de la pertinence d'un questionnement sur l'utilité (de la littérature), on doit redouter ceux qui clament son inutilité.
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