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vive les sociétés modernes - abécédaire
7 novembre 2008

K comme Kultur (et culture)

La Kultur, dont le terme apparaît en Allemagne dans la seconde moitié du XVIIIe, est la mère de notre « culture » moderne et contemporaine. On méconnaît d’ailleurs, le plus souvent, que c’est de ce mot même de Kultur qu’est né le français « culture », lequel, loin de nous arriver en ligne directe du latin cultura, a connu le détour de la traduction de l’allemand au cours du XIXe siècle, pour apparaître tardivement dans la langue française – l’adjectif « culturel » datant, lui, des années 1930. Mais on méconnaît aussi combien l’idée de Kultur a été d’un impact décisif sur l’histoire de l’Europe du XXe siècle, et combien elle est la source de la plupart des malentendus auxquels donne lieu aujourd’hui le phénomène de la « culture ».

En s’opposant sur la définition de la Kultur, Kant et Herder ont contribué au tournant historique qu’a été le triomphe du mot de Kultur sur celui de Bildung, qui était pourtant au cœur de l’œuvre de Gœthe, Schiller, Hölderlin ou Hegel. Ce triomphe lexical s’est doublé de la victoire de la pensée de Herder, qui s’est imposée dans toute l’Europe du XIXe siècle : la Kultur a été comprise comme l’essence d’un peuple (Volk), dont le développement historique s’effectue de manière organique dans l’immanence de sa langue, de sa poésie, de ses chants, de son folklore… La Kultur est ainsi devenue le lieu de l’identité [1].

Et c’est précisément parce qu’elle a eu partie liée avec l’affirmation identitaire que la Kultur ainsi pensée a scellé le destin de l’Europe. Via la France des traductions de Quinet et des cours de Michelet, via les études allemandes des lettrés d’Europe centrale, en effet, la pensée de Herder a largement donné le branle à la formation des nations et à la légitimation du « principe des nationalités ». Grâce à la puissance des fictions pénétrées de romantisme littéraire, qui ont en partie nourri les Révolutions de 48, l’Allemagne, la Pologne, la Grèce, l’Italie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie (mais la France tout autant !) ont pu se constituer comme identité nationale – en inventant et en écrivant d’un même geste leur histoire, c’est-à-dire leur mythistoire. Ces fictions culturelles ont créé l’Europe des nationalismes : la projection imaginaire des identités a fait le lit de l’affrontement des nations européennes jusqu’aux deux guerres mondiales du XXe siècle. Dans une conférence tenue en mai 1941 ( !) à Paris, même un Gadamer fait un vaste éloge de Herder, en revendiquant, contre une idée « française » de la culture, le sens historique de la force, l’esprit de la nation et la vie profonde des peuples : il justifiait ainsi « kulturellement » l’Allemagne dans le rôle historique qu’elle était alors en train de jouer, confirmant que l’Europe des nationalismes a bien été un phénomène de « culture ».

L’entrée en scène du « mondial » n’a pas invalidé pareille conception de la Kultur, bien au contraire : l’exaltation ethnographique du local, voire du tribal a trouvé, en effet, un allié très efficace dans le « mondial » dont Malraux fut l’inventeur, puisque la patrimonialisation des cultures encourage et généralise leur relativisation en légitimant toute forme d’exception. De manière très herderienne, toute culture et toute appartenance peuvent désormais s’envisager à l’échelle virtuelle et planétaire d’une histoire de l’humanité : toute culture peut effectivement s’enorgueillir d’appartenir au « patrimoine de l’humanité », selon cette formule de l’Unesco, dont l’idéologie contribue aujourd’hui à constituer la culture comme un vaste Disneyland.

Tel est là, pour reprendre le mot de Freud, le « malaise dans la Kultur », dont l’un des traits majeurs tient à ce qu’il nomme « le narcissisme des petites différences » pour caractériser l’aventure toujours désastreuse des identités fictives – laquelle est encore, notons-le, l’horizon et le lot de ce qu’on appelle aujourd’hui les « communautarismes » [2].

Bien au-delà d’une « crise de la culture », c’est donc le concept même de culture qui fait question. À l’heure où l’Europe est en quête d’« identité », il serait essentiel, loin de tout positivisme anthropologique, de repenser la culture comme phénomène historique, notamment en repartant de la différence entre Kultur et Bildung, et en méditant ce mot de Heidegger : « Les Grecs n’avaient pas de culture. » [3]

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Jean Lauxerois, auteur et traducteur (dernière traduction: Platon, Ion et autres textes, Agora Pocket 2008)

                                              

[1] Bildung ne saurait donc être traduit par « culture », et le terme de « formation », parfois choisi, rend faiblement la densité et la complexité de ce que l’Allemagne de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle a pu entendre par Bildung. Comme le dit Hegel, la Bildung est « un long chemin » : c’est l’expérience selon laquelle un être, singulier ou collectif, peut advenir « au libre usage de ce qui lui est propre » (Hölderlin). Mais, à la différence de la Kultur, ce chemin menant à soi passe nécessairement par l’autre que soi, par l’étranger, par le monde en son altérité. Cette épreuve de l’altérité se concrétise notamment dans la traduction et dans le roman, dont la philosophie et la littérature font à l’époque la théorie. De Gœthe à Schiller, de Hölderlin à Novalis et à Hegel, la conception de la Bildung se nuance et varie même jusqu’à l’extrême. Quoique relativement moins connue, c’est sans doute l’œuvre de Hölderlin, Remarques sur Antigone et Œdipe de Sophocle, qui apparaît comme la méditation la plus aiguë sur cette question de la Bildung et sur le rapport qu’elle suppose entre le « nationel » et l’« étranger ».

[2] Ce « malaise » se nourrit singulièrement de la manière dont la Kultur, dans l’identification narcissique qu’elle suppose, se déploie sous le signe de la mélancolie. À partir de Freud, en effet, on pourrait montrer que la Kultur répond au destin du sujet moderne ; exacerbé dans son idéal d’identité narcissique, ce sujet a rompu avec le monde, avec la nécessité, avec l’ouverture du temps et avec la finitude – jusqu’en affirmant la toute-puissance de l’Esprit. La Kultur est ainsi devenue la figure de l’idéal du Moi, en refermant le sujet sur la dimension du passé, auquel il s’identifie, dans une mélancolie qui s’avère être d’abord une « maladie de culture » (voir sur ce point l’article Mélancolie dans la suite de cet Abécédaire).

[3] Notons en passant que la culture aussi « générale » qu’« universelle », qu’on voit souvent défendue en France comme un en-soi, relève surtout, dans sa « petite différence », de ce que Hannah Arendt nomme bien « un philistinisme cultivé ». Ce prétendu « modèle » n’a jamais été philosophiquement pensé comme tel, ni n’a jamais fait l’objet d’aucune élaboraton théorique. Cette idée de la culture est avant tout un effet idéologique, écho lointain d’un phénomène de cour et de salon, qui s’est répercuté dans les sphères éducatives de la IIIe et IVe Républiques. Rien là qui puisse approcher la grandeur de la paideia grecque, ni celle de la cultura latine puis médiévale, ni bien sûr celle de la Bildung allemande.


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Commentaires
A
Bonjour,<br /> <br /> <br /> <br /> En ligne sur mon blog, une fiche de lecture consacrée au Malaise dans la culture/civilisation de Freud : http://100fichesdelecture.blogspot.fr/2015/05/freud-malaise-dans-la-culture-1929.html
A
Le dictionnaire Petit Robert, au moins jusque dans son édition 2010, donne "agriculture" comme sens premier du mot "culture". Je rejoins donc le commentaire de Jlr (Moi, je sors mon robert!), et sa lecture de l'article d'Alain Rey dans le Dictionnaire historique de la langue française.<br /> <br /> Arendt évoque aussi le sens du mot latin "colere" dans La crise de la culture comme origine nominale et conceptuelle de "culture". Il faudrait donc compléter l'article de Denis Kambouchner sur la notion et ne pas surévaluer l'importance de l'allemand Kultur.<br /> <br /> Quant à la question d'Heidegger sur la difficulté à parler de culture de l'âme quand celle des champs aurait disparu, Michel Serres a exprimé une idée similaire dans La traduction. Mais la culture des champs a-t-elle disparu? Et philosopher est-ce s'indexer sur l'histoire ?<br /> <br /> Historiquement, la culture au sens de distanciation d'avec la nature peut très bien avoir commencé sa prise de conscience d'elle-même, d'une manière explicite et visible dans des traces archéologiques, dans une certaine concomitance avec une poussée quasi-irrésistible vers le mode de vie agricole, prenant de plus en plus le pas sur le mode de vie en "prédation simple" (Marcel Mazoyer). Selon Danièle Stordeur, une majorité d'archéologues et de préhistoriens acceptent aujourd'hui, au moins dans ses grandes lignes, la thèse de Jacques Cauvin, présentée dans son ouvrage classique Naissance des divinités, naissance de l'agriculture.
R
Excellente réflexion et profonde modernité en effet, qui ne peut que nous pousser à nous interroger sur l'idée de modernité elle-même (dans quelle mesure l'humanité a-t-elle réellement progressé depuis des siècles ?). En écho à cette brillante réflexion d'Augustin, je vous livre un extrait d'un ouvrage traitant du fameux "procès du singe", mené à l'encontre de John Scopes en 1925, qui avait eu l'outrecuidance d'enseigner la théorie de l'évolution à ses élèves (malgré la loi du Tennessee). Bryan, célébrissime prédicateur, candidat à l’élection présidentielle, représente l'accusation (les fondamentalistes) et Darrow la défense :<br /> <br /> Darrow prit une Bible pour lire devant la Cour les passages en question : « Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour… » Il lut jusqu’au verset 16.<br /> « Dieu fit… deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Dieu les plaça dans l’étendue du ciel, pour éclairer la Terre… et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres. Dieu vit que cela était bon. Ainsi il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le quatrième jour. »<br /> « Croyez-vous donc, demanda Darrow au témoin, que le soleil ne fut créé que le quatrième jour ? »<br /> « Oui » murmura Bryan, visiblement nerveux et mal à l’aise.<br /> « Comment expliquez-vous alors l’existence de jours de vingt-quatre heures avant que le soleil n’apparût ? »<br /> « Je ne pense pas qu’il s’agisse nécessairement de jours de vingt-quatre heures, répéta Bryan ; il s’agit de périodes »<br /> « Et quelle était, s’il vous plaît, la longueur de ces périodes ? »<br /> « Je ne sais pas. »<br /> « Eurent-elles une durée considérable ? »<br /> « C’est possible. »<br /> « La création aurait pu durer très longtemps ? »<br /> « Peut-être. »<br /> « Des millions d’années ? »<br /> « Oui. »<br /> Pressé par Darrow de s’expliquer de façon plus détaillée, Bryan, à la stupéfaction de ses fidèles, finit par admettre : « Mon impression est que ces jours furent des périodes, mais je ne tenterais pas de contredire quelqu’un qui voudrait croire qu’il s’agisse de jours de vingt-quatre heures. » La foule resta silencieuse sous le choc d’un tel aveu […].<br /> « Monsieur Bryan, croyez-vous qu’Eve fut la première femme ? »<br /> « Oui. »<br /> « Croyez-vous qu’elle fut créée littéralement d’une côte tirée d’Adam ? »<br /> « Oui. »<br /> « Avez-vous jamais su où Caïn avait trouvé sa femme ? »<br /> « Non monsieur, je laisse aux agnostiques le soin de la retrouver. »<br /> « La Bible dit qu’Adam et sa famille étaient seuls sur Terre, mais Caïn a quand même trouvé une femme. Vous ne savez pas d’où elle sortait ? »<br /> « Je ne saurais le dire. »<br /> « Vous ne sauriez pas le dire ? Vous ne vous vous êtes jamais posé la question ? »<br /> « Ca ne m’a jamais gêné. »<br /> Extrait de Gordon Golding, Le Procès du singe. La Bible contre Darwin, éditions Complexe 2006, p.132-135.<br /> <br /> Nous sommes ici bien loin de l’intelligence d’Augustin, mais en plein dans ce qu’il dénonçait. J’avoue que je ne pensais pas que dès le Ve siècle une pensée aussi moderne vis-à-vis de la Bible existait de la part d’un de ses plus grands représentants. Mais cela ne m’étonne guère : la question de la modernité est consubstantielle à celle de la religion, dans la mesure où une religion se veut une réponse au monde.<br /> <br /> RL
P
Sur le problème de l'Ecriture sainte et de la science, ces quelques lignes de St Augustin ne sont-elles pas décisives?:<br /> "Admettons effectivement qu'à propos de ce passage, : «Dieu dit: que la lumière soit, » les uns voient dans la lumière une clarté intellectuelle, les autres, un phénomène physique. Qu'il y ait une lumière intellectuelle qui illumine les esprits, c'est un point admis dans notre foi; quant à l'hypothèse d'une lumière matérielle créée dans le ciel, ou au-dessus du ciel, ou même avant le ciel, et susceptible de faire place à la nuit, elle n'est point contraire à la foi, aussi longtemps qu'elle n'est pas renversée par une vérité incontestable. Est-elle reconnue fausse ? L'Écriture ne la contenait pas; ce n'était que le fruit de l'ignorance humaine. Est-elle au contraire démontrée par une preuve infaillible ? Même dans ce cas, on pourra se demander si l'Écrivain sacré a voulu dans ce passage révéler cette vérité ou exprimer une autre idée non moins certaine(...) <br /> Le ciel, la terre et les autres éléments, les révolutions, la grandeur et les distancés des astres, les éclipses du soleil et de la lune, le mouvement périodique de l'année et des saisons; les propriétés des animaux, des plantes et des minéraux, sont l'objet de connaissances précises, qu'on peut acquérir, sans être chrétien, par le raisonnement ou l'expérience. Or, rien ne serait plus honteux, plus déplorable et plus dangereux que la situation d'un chrétien, qui traitant de ces matières, devant les infidèles, comme s'il leur exposait les vérités chrétiennes, débiterait tant d'absurdités, qu'en le voyant avancer des erreurs grosses comme des montagnes, ils pourraient à peine s'empêcher de rire (...)Comment en effet, après avoir vu un chrétien se tromper sur des vérités qui leur sont familières, et attribuer à nos saints Livres ses fausses opinions, comment, dis-je, pourraient-ils embrasser, sur l'autorité de ces mêmes livres, les dogmes de la résurrection des corps, de la vie éternelle, du royaume des cieux, quand ils s'imaginent y découvir des erreurs sur des vérités démontrées par le raisonnement et l' expérience? " (Augustin, "Commentaire entier du Livre de la Genèse au sens littéral",L1-ch19)
P
Pour Saint-Paul tu as raison; mais mon commentaire ne convoquait pas Paul mais Augustin et son appel au sens spirituel de la Bible au-delà de son sens littéral.<br /> Par ailleurs Augustin appartient non seulement au corps mais à la tête de l'Eglise.<br /> Ce qui n'exclut pas que celle-ci ait pu à certaines époques se refermer sur la lettre.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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