J comme Jugement (et intelligence)
Le terme de jugement, comme bien d'autres, possède de nombreux sens. Parmi ceux-ci:
- le jugement des logiciens qui consiste uniquement à attribuer un prédicat à un sujet (le ciel est bleu).
- le jugement de valeur, éthique ou esthétique (bien/mal, beau/laid).
Ici nous entendrons ce terme en un sens encore différent: comme faculté de bien juger des choses qui ne font pas l'objet d'une connaissance certaine, c'est-à-dire finalement d'un grand nombre de choses (la majorité?) auxquelles les hommes se trouvent confrontés au cours de leur vie. Par exemple, faire preuve de jugement ne consiste pas à constater qu'on a été escroqué ou manipulé mais à comprendre qu'on est en train de l'être; ou, pour un chef d'Etat, non pas à prendre acte d'une déclaration de guerre mais à percevoir l'imminence de celle-ci bien avant son déclenchement.
Pour dire les choses autrement, on fait preuve de jugement lorsque, dans les situations d'incertitude, on ne se trompe pas trop sur leur nature et les possibilités imminentes qu'elles comportent (et, donc aussi, le cas échéant, sur les décisions à prendre); dans le cas inverse on manque de jugement.
C'est que juger consiste à statuer ou trancher non à partir de preuves mais à partir de signes ou d'indices, là où justement il faudrait, selon Descartes, que celui qui poursuit la seule connaissance suspende son jugement; et manquent de jugement celui qui a toujours besoin de preuves comme celui qui réagit impulsivement à tous les signes, ou encore celui qui, sensible aux signes et économe de ses réactions, les interprète mal.
La faculté de (bien) juger relève de l'intelligence et en est une manifestation. Mais force est de constater que l'intelligence théorique n'est pas le gage d'un bon jugement: nombreux furent ceux dont les capacités théoriques étaient incontestables, qui se signalèrent, en des occasions graves, par leur manque de jugement (Heidegger et le nazisme, Michel Foucault et la Révolution iranienne...)*; de telle sorte que, comme l'écrit Aristote, "certains ignorants peuvent faire preuve de plus de sagacité que d'autres qui savent"**
Dans certains domaines, la dissociation éventuelle de l'intelligence théorique et du jugement (toujours dans le sens convoqué dans ce billet) n'est pas trop grave: ainsi on peut être un excellent mathématicien ou un excellent physicien et n'avoir pas un jugement très fiable. Dans le domaine des affaires humaines (et notamment dans le domaine politique) une telle dissociation est très dommageable: que peuvent bien valoir les analyses théoriques les plus fines si elles reposent sur une perception totalement erronée des réalités humaines présentes?
Pierre Gautier
* Hannah Arendt parle "des intellectuels piégés par leurs propres théories" à propos d'un certain nombre de ceux qui en Allemagne tardèrent à percevoir la véritable nature du nazisme, suggérant ainsi que l'intelligence théorique peut même être un obstacle au jugement.
** C'est notamment le cas « des gens d'expérience ». Cela dit, toujours selon Aristote, l'expérience ne développe pas mécaniquement la faculté de bien juger; elle ne la développe que chez ceux qui possèdent celle-ci déjà en puissance, c'est-à-dire finalement chez les "caractères bien nés".