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vive les sociétés modernes - abécédaire
23 septembre 2008

J comme Jugement (et intelligence)

Le terme de jugement, comme bien d'autres, possède de nombreux sens. Parmi ceux-ci:

- le jugement des logiciens qui consiste uniquement à attribuer un prédicat à un sujet (le ciel est bleu).

- le jugement de valeur, éthique ou esthétique (bien/mal, beau/laid).

Ici nous entendrons ce terme en un sens encore différent: comme faculté de bien juger des choses qui ne font pas l'objet d'une connaissance certaine, c'est-à-dire finalement d'un grand nombre de choses (la majorité?) auxquelles les hommes se trouvent confrontés au cours de leur vie. Par exemple, faire preuve de jugement ne consiste pas à constater qu'on a été escroqué ou manipulé mais à comprendre qu'on est en train de l'être; ou, pour un chef d'Etat, non pas à prendre acte d'une déclaration de guerre mais à percevoir l'imminence de celle-ci bien avant son déclenchement.

Pour dire les choses autrement, on fait preuve de jugement lorsque, dans les situations d'incertitude, on ne se trompe pas trop sur leur nature et les possibilités imminentes qu'elles comportent  (et, donc aussi, le cas échéant, sur les décisions à prendre); dans le cas inverse on manque de jugement.

C'est que juger consiste à statuer ou trancher non à partir de preuves mais à partir de signes ou d'indices, là où justement il faudrait, selon Descartes, que celui qui poursuit la seule connaissance suspende son jugement; et manquent de jugement celui qui a toujours besoin de preuves comme celui qui réagit impulsivement à tous les signes, ou encore celui qui, sensible aux signes et économe de ses réactions, les interprète mal.

La faculté de (bien) juger relève de l'intelligence et en est une manifestation. Mais force est de constater que l'intelligence théorique n'est pas le gage d'un  bon jugement: nombreux furent ceux dont les capacités théoriques étaient incontestables, qui se signalèrent, en des occasions graves, par leur manque de jugement (Heidegger et le nazisme, Michel Foucault et la Révolution iranienne...)*; de telle sorte que, comme l'écrit Aristote, "certains ignorants peuvent faire preuve de plus de sagacité que d'autres qui savent"**

Dans certains domaines, la dissociation éventuelle de l'intelligence théorique et du jugement (toujours dans le sens convoqué dans ce billet) n'est pas trop grave: ainsi on peut être un excellent mathématicien ou un excellent physicien et n'avoir pas un jugement très fiable. Dans le domaine des affaires humaines (et notamment dans le domaine politique) une telle dissociation est très dommageable: que peuvent bien valoir les analyses théoriques les plus fines si elles reposent sur une perception totalement erronée des réalités humaines présentes?

Pierre Gautier

* Hannah Arendt parle "des intellectuels piégés par leurs propres théories" à propos d'un certain nombre de ceux qui en Allemagne tardèrent à percevoir la véritable nature du nazisme, suggérant ainsi que l'intelligence théorique peut même être un obstacle au jugement.

** C'est notamment le cas « des gens d'expérience ». Cela dit, toujours selon Aristote, l'expérience ne développe pas mécaniquement la faculté de bien juger; elle ne la développe que chez ceux qui possèdent celle-ci déjà en puissance, c'est-à-dire finalement chez les "caractères bien nés".

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Commentaires
M
Bonjour,<br /> <br /> L’intérêt que vous portez à Hannah Arendt me détermine à vous indiquer l’étonnement qui est le mien à lire, avec la plus grande attention, « Les origines du totalitarisme ». Vous en trouverez la marque dans :<br /> <br /> http://crimesdestaline.canalblog.com<br /> <br /> Très cordialement à vous,<br /> <br /> Michel J. Cuny
E
En effet le jugement moral n'est pas synonyme d'intelligence. Ma capacité de juger passe par une réflexion sur les valeurs qui sont les miennes( transmises et/ou choisies) plus que par une analyse théorique. L'histoire humaine <br /> ne montre-t-elle pas nombre de fautes ,voire de crimes "contre l'humanité" commis par absence de jugement moral par des<br /> êtres humains très intelligents?<br /> Soyons vigilants pour nous-mêmes !
P
Le lien est très étroit en effet entre la faculté de bien juger en situation d'incertitude et la prudence telle qu'elle est définie par Aristote. Il me semble simplement que la prudence chez Aristote est une qualité requise pour l'action; le jugement, dans l'acception que j'ai retenue, concerne aussi la connaissance, notamment celle qui porte sur le monde des "affaires humaines": qu'est-ce qu'un sociologue ou un philosophe qui manque de jugement?
P
je ne crois pas faire partie de ceux dont le jugement soit le plus fiable (plusieurs expériences me l'ont appris): notamment parce que j'ai trop besoin sinon de preuves, du moins de signes forts.Je pense d'ailleurs que les hommes de jugement sont rares et comme tu le dis on ne peut les reconnaître qu'après coup.
J
"Tout le monde se plaint de sa mémoire ,personne ne se plaint de son jugement"<br /> Je sais bien que ,dans cette maxime de La Rochefoucauld ,"jugement" n'a pas tout a fait le sens que lui donne Pierre ,mais plutôt,suivant le Littré , se définit comme"faculté de l'entendement qui saisit les rapports entre les idées , qui apprécie sainement les choses"<br /> Mais la différence est-elle si importante ?<br /> Avoir un jugement sain necessite un minimum d'intelligence et d'expériences.<br /> Cependant,l'intelligence se présente sous de nombreuses formes,qui ne sont pas toutes compatibles avec ce qui semble raisonnable à la majorité des esprits.<br /> Quant aux expériences,nous ne les percevons,les recevons,et les intégrons,que par le truchement de celles qui les ont précédées ,c'est à dire de notre histoire ,de notre éducation,de nos aptitudes,de notre tempérament, de nos passions ...<br /> Aussi , que peut signifier "bien juger" ?<br /> Seul , le déroulement des évènements permet a posteriori de savoir qui avait raison ,qui avait bien anticipé ce que l'avenir contenait de promesses et de menaces .<br /> Mais souvent ,les paramètres sont si nombreux ,la situation si complexe,qu'il est difficile de savoir dans quelle mesure une prévision et/ou une décison heureuses résultent de la chance ou du flair. Sans doute , les deux participent au résultat<br /> Qui s'est trompé évoquera un hasard malheureux ,ou peut-être le fait "qu'on lui a caché des choses" mais personne ne se plaindra de son"jugement" en tant qu'aptitude intellectuelle à évaluer une situation donnée<br /> J.Fauré
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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