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vive les sociétés modernes - abécédaire
13 juin 2008

J commeJuif (deux questionnements)

1/Freddy Chiche :

Juif: difficile de faire l'impasse sur ce mot qui encombre tant la mémoire collective, consciemment ou non, ne serait-ce que par la haine qu'il a suscitée et suscite encore parfois.

Pas simple de définir ce mot à la fois nom et adjectif, à connotation péjorative pour certains, valorisante pour d'autres, en l'occurrence les juifs eux-mêmes, qui ont pourtant du mal à se définir puisque beaucoup ne sont pas religieux, parfois antireligieux, et même pour certains anti-Israéliens, mais ce pays qui n'a que 60 ans est difficile à positionner dans les millénaires de l'Histoire juive. Fondamentalement, c'est cette histoire qui est le socle du Judaïsme. Elle porte en elle une culture puissante, une religion dont se sont inspirées celles qui en sont issues, qui n'ont gardé que certaines branches, et surtout une langue partagée par tous ceux qui se sont efforcés de pénétrer les textes fondateurs dont on retrouve bien des traces dans le Christianisme et l'Islam. Cependant, la culture juive reste plus une transmission orale qu'écrite. Si les textes fondateurs sont si riches pour les commentateurs juifs, c'est parce qu'ils sont très abondamment relayés par des milliers de commentaires issus de la tradition orale: Le Talmud. En relais du Talmud, une culture qui passe comme une langue, où la connaissance, l'apprentissage, le questionnement sont érigés en valeurs essentielles. Quelle que soit la culture environnante, ce n'est pas par ambition que les juifs s'en imprègnent. Ils l'aiment, l'enrichissent, la critiquent pour devenir parfois les meilleurs ambassadeurs de cette culture, jusqu'à agacer leur pays d'accueil qui leur refuse cette différence à laquelle ils s'accrochent: ils restent juifs. Et si c'était ce qui faisait d'eux ce "peuple d'élite" dont parlait De Gaulle, qui malheureusement ajoutait à ce qualificatif d'autres qualifiants inspirés par la contrariété que lui inspirait Israël. "Sûr de lui", on peut accepter, mais "dominateur"? Ce qui serait bien récent et peut-être mal commenté dans la guerre médiatique permanente qui obscurcit notre discernement.

Le plus étrange dans la permanence du Judaïsme c'est qu'il subsiste comme une Civilisation, avec sa langue, sa culture, sa religion et son peuple, alors que les plus grandes ont disparu: Egyptiens, Perses,Grecs, Romains,…Nombreux sont ceux qui ont tenté de comprendre cette exception: J.P.Sartre concluait que l'antisémite faisait le juif.(1). J.Soustelle remarquait que pendant deux mille ans, le peuple juif était resté sans Terre, donc non regroupé et ainsi moins fragile(2), mais Israël a modifié cette donne. Certains ont retrouvé leur Judaïsme au seuil de leur conversion (Franz Rosenzweig l'a analysé merveilleusement (3)). D'autres l'ont élargi, comme Levinas, par sa vision de l'altérité: pétri de culture russe, allemande, grecque, française et juive, il écrivait: "la responsabilité est quelque chose qui s'impose à moi à la vue du visage d'autrui".(4)

Adin Steinsaltz, dont l'immense culture lui a permis d'écrire une traduction moderne du Talmud et bien des ouvrages autour du Judaïsme, a tenté de définir ce mot: Juif ! Qui est juif ? que sera le juif du futur ? Sa réponse aussi brève que dense inclut tout le mystère de la permanence de cette transmission. "Est juif, quelqu'un qui a des petits-enfants juifs".

Il prend à rebours tous les critères  retenus à ce jour par les antisémites, les orthodoxes du judaïsme, les généalogistes et autres puristes de la notion de race, qui ont laissé une trace indélébile dans l'Histoire Humaine. La "race aryenne", inspirée par de grands philosophes "aryens", héritiers de certains des plus grands de cette discipline, se voulait la représentante de l'Humain le plus abouti. Elle a tenté de débarrasser la planète de "la race juive", néfaste, définie par des critères quasi scientifiques. Ils n'ont pu empêcher Rita Levi Montalcini, une juive milanaise, de comprendre que le cerveau humain était en constant remaniement (NGF)*et d'obtenir le prix Nobel de Physiologie et Médecine en 1986 pour ses travaux durant la guerre. Toujours lumineuse et active, elle aide les femmes d'Afrique à s'émanciper par l'étude. Elle a fêté ses 99ans le 22 avril dernier et garde la même devise: "Aider les autres c'est s'aider soi-même".

(1)J.P. Sartre : Réflexions sur la question juive- 1943

(2)J. Soustelle: Les quatre soleils- 1967

(3) F.Rosenzweig: L'étoile de la redemption-1921

(4) E. Levinas: Altérité responsabilité Totalité et infini -1961

* Nerve Growth Factor

2/Jean-Paul Guedj :

Qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui ?

Est-ce toujours et d’abord l’appartenance à une religion ? Est-ce ce un rapport spécifique à la loi (Torah) ? Aux dix commandements ? À Moïse ?

Est-ce cette adoration en ce dieu unique chanté par Lili Boniche ?

Est-ce une croyance ?

Est-ce l’Histoire qui fonde l’identité de cette nation plurielle perpétuellement en marche, sinon en fuite ? De la libération d’Égypte à la Shoah, des persécutions à l’exode, de la quête messianique à la recherche d’une terre d’accueil ?

Est-ce un rapport à l’origine et à la tradition ? Mais alors quel est le point commun entre un rite ashkénaze hongrois et une prière judéo-constantinoise aux airs arabo-andalous ? Entre la carpe farcie et le couscous aux boulettes ?

Blague : Trois juifs, quatre communautés !

Qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui ?

Est-ce le regard de l’Autre, notamment celui de l’antisémite (Sartre), qui ferait encore le Juif moderne ? Sans l’Autre, qui me rappelle à l’ordre, je ne serais donc pas juif. Je me souviens des rares injures ou paroles d’ironie qui m’ont rappelé mon nom. Elles persistent dans la société moderne, plus sans doute qu’on ne le pense, insidieuses, et se déplacent parfois vers d’autres boucs émissaires.

Qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui ?

Sont-ce encore par ces attributs spécifiques dont il peut présenter (surtout pour les esprits simples) ici et là les signes inextinguibles que le Juif se distingue ? L’image ambivalente d’une relation du Juif à l’argent et à l’intelligence que l’Histoire lui a imposée (Marx) perdurerait-elle ?

Mais là il s’agirait, au fond, davantage d’une identité extérieure.

Qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui ?

Est-ce ce lien particulier du « peuple d’Israël » avec la Terre (Eretz), sinon promise, en tout cas (re)conquise, à la suite du plus organisé des meurtres collectifs de l’Histoire de l’humanité ?

Est-ce ce rapport passionné et souvent contradictoire, que tout Juif ressent, à un pays qui fonde son identité autant sur la menace externe que sur l’addition de cultures hétérogènes ?

Qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui ?

Est-ce le sentiment de compter parmi l’une des plus petites minorités religieuses du monde avec ses 15 millions d’individus, la « croyance juive » ne représentant aujourd’hui que 0,2% de la croyance mondiale (in Le monde des religions).

Ou est-ce l’usage de ce fameux humour juif, si prisé par les goys, – cette élégance du désespoir et de la souffrance -, associé à l’autodérision, qui fait dire à Woody Allen : «  "Dieu a dit aux Juifs : Vous êtes le peuple élu... Mmmh, à mon avis, il y a ballottage" ?

Est-ce enfin un certain rapport au questionnement sur soi, dans le rapport à l’Autre (Montaigne, Freud ou Levinas) qui fonde l’identité juive ?

Qu’est-ce donc qu’être juif aujourd’hui ?

Il est, comme on le voit, très difficile de répondre à cette question. Et il y a sans doute autant de réponses que de Juifs, sans compter les autres qui ont leur mot à dire.

Mais peut-être qu’être juif relève avant tout et surtout, à l’instar des cabalistes et autres exégètes du Livre, d’un certain goût pour la question et donc pour le savoir. Non point le savoir des réponses, mais bien le savoir en question.

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Commentaires
Y
Cette synthèse d'André Sénik de la pensée de Karl Marx est remarquable et doit faciliter le débat. Elle fait ressortir un point faible de la pensée des Lumières et la dérive finale de Karl Marx, qui s'est retrouvée dans le marxisme-léninisme et ses applications historiques.<br /> <br /> Le point faible, c'est l'affirmation que "l'homme se définit par son appartenance à l'humanité". C'est une innovation de l'humanisation, tardive et non rétroactive. L'histoire de l'homme montre la difficulté d'admettre ce qui parait pour nous une évidence. Lorsque les européens ont découvert les habitants d'un continent inconnu, non mentionné par la Bible, ils ont douté de l'humanité de ces semblables. Un effort de réflexion leur a été nécessaire. Des "retours du refoulé" n'ont pas manqué par la suite.<br /> Quant à la négation de l'individualisme, à son attribution à une défaillance de la société, et par conséquent la nécessité d'extirper ce défaut fondamental, par la terreur, tellement il est incrusté, on en a vu les effets terribles, et son échec. L'individualisme a commencé par se réfugier chez les tortionnaires! Et son germe ne disparaît jamais chez les victimes, tant qu'elles sont en vie.<br /> La pensée ne rencontre comme limite que les corps.<br /> <br /> Note: la forclusion (du nom-du-père) concept difficile inventé par Jacques Lacan, va bien plus loin que le déni. Elle créerait un véritable vide à la place de ce nom, et serait caractéristique de la psychose.
A
Les sociétés modernes dont il est question dans cet abécédaire ne se sont pas posé pour question de définir les Juifs, mais du statut à leur reconnaître. Des fleuves d'encre ont donc abordé la question juive sous l'angle moderne : faut-il leur accorder l'émancipation politique?<br /> C'est qu'il n'était pas évident de traiter comme les autres, de traiter en citoyens à part entière, cet ensemble de gens si complètement différents et si à part des autres. <br /> Indépendamment des fantasmes, on peut admettre qu'objectivement, le communautarisme religieux et ethnique des Juifs d'avant les Lumières posait problème à l'établissement des sociétés démocratiques.<br /> S’ils se considèrent en exil provisoire dans leurs pays d’accueil, s’ils ne reconnaissent que leur Dieu, leurs lois, leurs coutumes, leurs juridictions, s’ils ne veulent pas s’ouvrir aux autres, pourquoi les faire bénéficier des droits et autres avantages de la communauté ?<br /> Les réponses varient selon les conceptions démocratiques du vivre ensemble, et aussi selon le degré d’hostilité à l’égard des juifs, considérés comme dégénérés y compris par leurs défenseurs.<br /> C’est Sur la question juive que Karl Marx intervient en abattant son jeu pour la première fois sur la scène publique. Quand il écrit cet essai, en septembre 1843, il a 25 ans. C’est sur cette question qu’il choisit de rompre avec ses amis de la veille, les néo-hégéliens, au premier rang desquels son ami Bruno Bauer. Celui-ci est un théologien repenti, un athée intransigeant, partisan des Lumières et de l’émancipation politique*. S’il s’oppose à l’émancipation des Juifs, c’est qu’il les juge condamnés à rester enfermés dans leur particularisme religieux. Or celui-ci est à ses yeux incompatible avec la qualité d’homme (un homme se définit par son appartenance au genre humain tout entier, un homme est par nature un être générique) et avec la qualité de citoyen ( Rousseau a mis comme unique condition à la formation de la volonté générale qu’il n’y ait pas de sociétés partielles au sein de la société). Les Juifs portent à son comble l’incompatibilité entre l’appartenance à une religion particulariste et l’émancipation, qui exige qu’on soit apte à recevoir les droits de l’homme et du citoyen.<br /> Marx admet le constat de Bauer: les Juifs ne sont pas compatibles avec une véritable émancipation. Mais ils vont servir de révélateur au fait que l’émancipation politique n’est pas une véritable émancipation humaine. Qu’elle est une étape par laquelle il faut historiquement passer avant de se retourner contre elle pour en finir avec l’aliénation.<br /> Marx ignore superbement le problème politique posé par le communautarisme. Il fait comme si Bauer s’en prenait à la croyance religieuse comme manifestation de l’aliénation. Il lui démontre sans peine que les droits de l’homme ne suppriment pas la croyance: seul l’État doit s’en émanciper, et aussi les citoyens, mais seulement au moment des votes. L’émancipation politique ne supprime aucun des fondements du particularisme et de l'aliénation: au contraire. Les droits de l’homme sont tout entiers ceux de l’homme privé, du propriétaire privé. On ne peut pas demander aux Juifs- ni aux fidèles des autres religions- de renoncer à leur religion et à leurs particularismes au nom de l’émancipation politique, puisque celle-ci leur en reconnaît le droit !<br /> Les Juifs et l’émancipation politique n’ont donc rien d’incompatible, ils sont à mettre dans le même sac, celui de l’aliénation particulariste.<br /> Marx fait de cette homogénéité entre les Juifs et l'émancipation politique un bélier qu’il projette de toutes les forces de sa rhétorique contre les sociétés modernes, et particulièrement contre le clivage qu’elles instituent entre les droits de l’homme privé et ceux du citoyen, entre la société civile et l’État politique. Sur sa lancée, il condamne la propriété privée, les droits de l’homme, l'existence séparée de la société civile et de l’État, il fait l’éloge de la Terreur en se montrant plus robespierriste que Robespierre, et il finit par brosser le portrait de l’homme émancipé. Émancipé de quoi ? De sa finitude individuelle, de sa part d’existence par soi et pour soi, de son autonomie, et, naturellement de ses droits individuels. <br /> Une fois écartée la fausse question juive, Marx pose la vraie question juive, et il en fait la question emblématique de l'époque, de l’émancipation humaine. La vraie question juive est celle de leur pratique sociale, qui est dit-il leur essence pratique. La religion n’en est que la grossière transposition mentale. Les Juifs sont pour Marx des gens de commerce et d’argent. Ils sont les produits et les agents les plus spécifiques du règne de la propriété privée. Deux attributs résultant de cette propriété privée constituent leur aliénation, qui est celle de toute la société : l’égoïsme individuel et le besoin bassement pratique. La société sera émancipée quand elle aura supprimé la propriété privée, quand elle aura supprimé la base de l’aliénation, autrement dit la base de la judéité. Sur la question juive se conclut sur une certaine conception de la solution finale. « L’émancipation du Juif dans la société, c’est la société s’émancipant de la judéité.».<br /> <br /> André Senik<br /> <br /> * sur cette notion voir le billet E comme Emancipation (politique ou humaine?)<br /> <br /> PS. Marx était-il d’origine juive ? Oui, par ses quatre grands parents. <br /> Légalement ? Non., son père, qui avait quitté de lui-même la communauté et la religion juives, s’est converti par nécessité au protestantisme puis a fait baptiser son fils Karl. <br /> Se sentait-il juif ? En rien ! <br /> Que disait-il de ses origines ? Rien. Jamais. Sur aucun mode. C’est d’ailleurs là un cas très pur de ce que Freud nomme le déni de la réalité. On peut aussi se référer à ce que Lacan appelle la forclusion.
Y
..à tout un chacun de se définir avec une réserve:"je suis ceci, ou cela, je pense."<br /> Même si chaque identité comporte effectivement une part d'inconnu, ou de non révélé, la définition de soi est de la seule responsabilité de celui qui l'énonce.<br /> Elle devrait en toutes circonstances, sauf mensonge probable, être respectée.<br /> Peu de personnes attendent de "l'autre" qu'il les définissent. C'est le symptôme d'une incertitude.
P
A propos de l'identification du judaïsme au seul vécu juif, E.Lévinas écrit ceci: <br /> "On ne prend pas conscience comme on veut. L'autre voie s'offre,l'unique, l'escarpée: aux sources, aux livres anciens oubliés, difficiles, dans uns étude dure, laborieuse, sévère. L'identité juive s'inscrit dans ces vieux documents." (Difficile Liberté) <br /> Ce que Benny Lévy commente en voyant là "un texte qui critique explicitement, radicalement le judaîsme des Juifs, le judaïsme du vouloir, le vouloir-être-juif, qui souligne qu'être juif, ce n'est en aucune manière une question, que c'est inscrit dans les livres, dans ces "traités vermoulus"; qu'être juif c'est cela; qu'il n'y a rien à inventer..." (Le Livre et les Livres)<br /> N'y a-t-il rien à inventer?
R
J'avais au lycée le dégoutant privilège d'être demi-pensionnaire. Un jour que la cantine ne nous offrait guère de choix plus appétissant que d'habitude, j'ai choisi de rejeter l'étrange tranche de porc pour du poisson pané (ou un steak haché). "Je ne mange pas de porc" me suis-je donc entendu dire. "Et pourquoi ?" Ma pudeur personnelle m'avait poussé à ne pas imaginer possible un tel questionnement en retour de mon petit mensonge. Pris au dépourvu j'affirmais alors être juif. "Vous n'avez pas une tête de juif !" m'a répondu la dame en me servant immédiatement le porc dégueulasse. Une tête de juif... et dit sans méchanceté aucune en plus, avec la fière assurance du succès remporté sur le petit avorton ! Ce n'est pas de la tranche de porc que je garde le plus de dégout, croyez-moi.<br /> <br /> Pour le coup c'est l'Autre qui ne m'a pas fait juif.<br /> <br /> RL
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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