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vive les sociétés modernes - abécédaire
5 avril 2008

H comme Historique (construction et déconstruction)

La notion de construction historique, qui a acquis droit de cité dans la réflexion actuelle, est à la fois opportune et problématique.
Elle est opportune dans la mesure où elle nous libère d'un naturalisme excessif : bien des normes et des institutions (toutes ?) que, sous l'effet d'une longue habitude, nous prenons pour naturelles sont en réalité des constructions de l'histoire. Ainsi de la famille, voire du sentiment amoureux lui-même, parmi une multitude d'exemples possibles... C'est là un progrès incontestable dans l'ordre de la compréhension, et éventuellement aussi dans l'ordre de l'action puisque se réduit d'autant la sphère de la nécessité naturelle*.
Mais la notion est aussi problématique et dangereuse dans la mesure où "construit historiquement" est devenu synonyme d'arbitraire et périssable" (voué à et méritant de périr). En d'autres termes la notion de construction historique est désormais une arme de guerre contre tout ce qui est institué. A la vérité toutefois n'est-ce pas l'équivalence construit =arbitraire/périssable qui est elle-même arbitraire?
En effet :
1- il est superficiel de croire que l'histoire ne peut rien engendrer qui soit durable. Nombreuses sont les normes et institutions multiséculaires. Il existe même sans doute des acquisitions définitives. De même que, comme le note Kant, l'enfant qui a substitué le "je" au "il" pour parler de lui-même "ne reviendra jamais à l'autre manière de parler", de même on peut penser, par exemple, que le principe individualiste ( la valeur d'un individu est indépendante de son groupe d'appartenance ), une fois acquis par une société, avec ses avantages et ses inconvénients, ne peut l'être qu'irréversiblement.
2- Quant à l'arbitraire, si certaines constructions méritent d'être dénoncées et combattues (l'esclavage, le nationalisme...) d'autres méritent d'être soigneusement protégées ( droits de l'homme, démocratie... peut-être le principe individualiste...)

Pour critiquer une institution ou une norme il n'est donc nullement suffisant de contester sa naturalité. Il faut surtout établir de façon convaincante :
soit que la situation antérieure à son instauration était préférable humainement;
soit que la norme contestée constitue à son tour une entrave au déploiement de l'humain, et que tel dispositif précis pourrait avantageusement la remplacer.

Si "déconstruire" veut dire mettre en lumière la manière dont telle institution ou telle norme a été construite historiquement, rien de mieux, de plus éclairant, de plus utile.
Mais si, comme c'est bien souvent le cas, "déconstruire" signifie défaire, chercher à abolir ce qui a été construit pour la simple raison que "tout ce qui naît mérite de mourir" (Engels), rien de plus détructeur.

Pierre Gautier

* "... il me semble que la question critique, aujourd'hui, doit être retournée en question positive: dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires? Il s'agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible" (Michel Foucault, Qu'est-ce que les lumières?).

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Commentaires
Y
...mes ignorances!<br /> Guizot n'a pas eu l'audience des marxistes. <br /> Quant aux religions, oui, elles donnent du sens à tout, mais, tout en m'intéressant au "fait religieux " et à ses traces dans notre fonctionnement mental, je ne les fais plus intervenir dans ma réflexion sir la place de l'Histoire dans notre culture, puisqu'il n'y a plus débat à ce sujet*. Mais vous avez raison de me rappeler leur influence passée.<br /> * On en est revenu au très raisonnable: "Il faut rendre à César ce qui est à César, à Dieu, ce qui est à Dieu!"
R
Votre précision est assez éclairante et satisfaisante sur les points pour lesquels vous me répondez.<br /> Je n'en relèverai qu'un seul que je ne partage pas : il n'a pas fallu attendre Marx pour que l'on donne un sens à l'Histoire. Guizot avant lui l'avait interprété, de façon téléologique, comme une lutte entre la noblesse et la bourgeoisie (sûrement est-ce à lui que vous faites référence d'ailleurs : mais n'est ce pas alors contradictoire, à moins que vous distinguiez plus fortement que moi "sens" et "projection" ?).<br /> Surtout vous passez sous silence le long temps où l'Histoire était la manifestation de la volonté divine, une manière de connaître sa volonté parce qu'objet de la Providence.<br /> <br /> RL
Y
Je me suis fait mal comprendre, mais votre relance m'est utile.<br /> Les mots, d'abord: l'histoire, c'est le déroulement des événements, des conflits, avec leurs acteurs, leurs victimes, leurs témoins. C'est l'aboutissement "brut", que je vois" de bric et de broc". L'historien décrypte, met en évidence les lignes de force, analyse et synthétise. L'histoire se transforme en l'Histoire. C'est une interprétation des phénomènes, des intentions présumées des acteurs.<br /> L'idée d'un "sens" de l'histoire, apparu avec le marxisme, est ce que je critique. Si l'Histoire, avant l'apparition de Marx, d'Engels, de Foucault plus récemment, avait projeté le triomphe d'une classe ou d'un système, il était justifié qu'on lui oppose un autre système, non moins volontariste: la dictature du prolétariat (pour le marxisme). Cela fonctionne encore dans quelles poches, parfois vastes, de résistance. <br /> Si la même méthode, scientifique, est à l'oeuvre chez tout historien, l'Histoire des hommes a un statut émotionnel, affectif, tout à fait particulier. Il est notable qu'elle intéresse le grand public plus que toute autre.<br /> L'homme profane* cherche dans l'Histoire ce qu'il aurait aimé être. Une représentation de son "idéal du moi".<br /> Par contre il trouve dans le roman des petits bouts de son "moi", sur lesquels il ne pouvait mettre les mots appropriés. Plus il s'en approche, plus il ressent d'émotion, plus il approche de son "moi idéal".<br /> Ces conceptions de l'Histoire, quel que soit son objet, ainsi que celle du roman, sont très marquées culturellement. C'est pourquoi nous avons un mal certain à nous en distancier pour en voir ...la construction, précisément.<br /> <br /> * Le "spécialiste" aussi, probablement, mais le travail submerge le fantasme initial.
P
En français (et dans d'autres langues) c'est un même mot, histoire, qui désigne à la fois le devenir de l'humanité et la connaissance que des hommes (les historiens) s'efforcent d'élaborer de ce devenir. Il me semble que cette ambiguité (même si R.Aron la trouve "bien fondée") est peut-être à l'origine de certains malentendus dans notre débat autour de la notion de construction historique, cette expression pouvant renvoyer soit à ce que les hommes ont construit au cours des siècles (par opposition à ce qui résulte de la narure elle-même), soit aux reconstructions (déconstructions) par les historiens de ces élaborations humaines.
R
Le sujet que pose Pierre me semble particulièrement intéressant et bien posé. La réponse que lui apporte Jean-Christophe Haglund m’en semble nuancer heureusement la conclusion et préciser certains points très pertinents sur le problème de l’Histoire dans le temps. L’introduction d’une comparaison entre la construction historique et les objets relevant d’une construction historique est utile au propos dans la mesure où en tant que construction l’Histoire est imparfaite, n’atteint pas, mais tend vers la vérité ; peut-être que le discrédit de ce qui est compris comme artificiel (car historique, humain et donc non naturel, voire divin) provient d’un amalgame entre ce que font les hommes et la façon dont nous pouvons étudier ce qu’ils ont fait.<br /> <br /> Je suis moins en accord avec les commentaires apportés par Yves Leclerq à propos de la science historique. L’Histoire n’est pas une collection de « bric et de broc », du moins dans le sens péjoratif que peut laisser entendre l’expression. Mais elle touche effectivement à tout ! Il serait plus rigoureux de définir cette discipline comme « un procédé de connaissance du passé » (Antoine Prost). L’Histoire est questionnement, elle est toute entière interrogation (n’en déplaise à ceux qui recherchent les rassurantes réponses, qui existent heureusement). Elle est donc indissociable et de l’historien qui l’écrit, et du contexte dans lequel il le fait. C’est bien pour cela qu’il est important de savoir dans quelle mesure telle ou telle chose relève d’une construction intellectuelle. Vous écrivez :<br /> « La "construction de l'histoire" en fait une oeuvre exclusivement humaine, consciente, construite avec obstination par des responsables lucides, visant un but précis, franchissant sans altération les générations et les siècles, pour assurer UNE domination, celle de l'élite, ou celle du capitalisme, c'est du pareil au même. L'Histoire n'est pas l'aboutissement d'une adaptation à la réalité, mais sa capture pure et simple. »<br /> Questions relevant d’une sincère naïveté/curiosité :<br /> Quel but précis poursuivent les historiens ? et est-ce que les grands historiens marxistes des années 50 à 70 entendaient assurer la domination du capitalisme ?<br /> Que veut dire capture pure et simple de la réalité quand on sait à quel point la notion de réalité et de vérité est délicate dans cette « construction » ?<br /> Vous voulez l’arracher à ceux qui se la sont appropriée ! Etonnement… l’Histoire ne peut exister que dans une méthode stricte, un raisonnement spécifique qui relèvent de compétences professionnelles. Il me semble que ceux-ci sont le meilleur rempart (même si imparfait, poreux) à trop de manipulation, précisément, du passé. Sans chercher à défendre ma chapelle, ce que vous écrivez me semble démagogique et dangereux.<br /> <br /> Dans votre second commentaire vous vous posez la question pertinente de la distinction que l’on peut faire entre l’Histoire d’un côté et l’histoire des arts ou des sciences de l’autre. L’idée de rapports de force que vous invoquez est intéressante. Mais vous posez mal la question et ne pourrez trouvez de ce fait de réponse vraiment satisfaisante. Tout est Histoire, parce que tout est passé et susceptible d’être étudié à partir du moment où nous disposons de sources, de traces et que nous les questionnons avec la méthode rigoureusement appropriée. Pourquoi séparez-vous l’histoire des techniques de l’histoire politique ; l’histoire de sciences de l’histoire économique. Est-ce que les historiens qui étudient l’orgasme, la masturbation, les pratiques médicales, l’image de la peste, le vocabulaire social d’une époque ne sont pas autant historien que ceux qui s’intéressent aux guerres, à la politique ou aux crises économiques ? Permettez moi de conclure sur une citation un peu longue mais très éclairante à ce propos d’Antoine Prost :<br /> « On ne peut définir l’histoire comme la connaissance du passé, ainsi qu’on le dit parfois un peu vite, parce que le caractère passé ne suffit pas à désigner un fait ou un objet de connaissance. Tous les faits passés ont d’abord été des faits présents : entre les uns et les autres, aucune différence de nature. [..]<br /> Ce constat entraîne deux conséquences auxquelles on n’accordera jamais assez d’importance. En premier lieu, il interdit de spécifier l’histoire par son objet. Les sciences proprement dites ont leur domaine propre, quelle que soit leur interdépendance. Leur seul nom permet d’isoler le domaine qu’elles explorent de ceux qui ne les concernent pas. L’astronomie étudie les astres, pas les silex ni les populations. La démographie étudie les populations, etc. Mais l’histoire peut s’intéresser aussi bien au silex qu’aux populations, voire au climat… Il n’y a pas de faits historiques par nature comme il y a des faits chimiques ou démographiques. […]<br /> S’il n’y a pas de caractère historique inhérent aux faits, s’il n’y a d’historique que la façon de les connaître, alors il en résulte […] que l’histoire n’est pas une science, [qu’] elle n’est qu’un procédé de connaissance. […] »<br /> <br /> Cela étant dit il ne s’agit nullement d’une attaque en règle de ma part, mais d’une dispute dans le sens médiéval (et le plus noble) du terme…<br /> <br /> Raphaël Loffreda
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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