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vive les sociétés modernes - abécédaire
3 octobre 2007

C comme Crise (vive la)

Ce mot fait peur, déconcerte, inquiète. Et pour cause: il nous renvoie à l'idée de conflit, de paroxysme, de changement décisif, mais aussi, et c'est là le paradoxe, à celle de stagnation, de marasme, de faillite. Comment ces deux conceptions peuvent-elles coexister? Qu'est-ce qui pourrait bien rapprocher la crise des banlieues et la crise de Wall Street ou celle du pétrole? Comment donc appréhender côte à côte une crise d'asthme et la crise du logement ou une crise d'...enthousiasme? Et la crise de l'adolescence ou de la ménopause?

Si le lexicographe est peut-être ravi devant une telle déferlante d’exemples, qui passe avec allégresse d’un niveau à l’autre et qui juxtapose des domaines aussi hétérogènes que les phénomènes socio-économiques et les manifestations émotives soudaines d’un individu, le commun des mortels se trouve devant des apories embarrassantes…Le médecin viendrait peut-être à ce moment là à sa rescousse, en lui rappelant l’origine médicale du terme, qui désignerait la phase aiguë d’une maladie, en tant que « changement subit et généralement décisif en bien ou en mal » ou encore un « accident qui atteint une personne en bonne santé apparente » mais également une « aggravation brusque d’un état chronique (Le Grand Robert, 1990).

Le paradigme médical est, avouons-le, pertinent. Je pourrais en trouver d’autres. Mais il me semble que tout commence par là, et, de même que Thucydide s’en sert très habilement dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse pour faire, à partir de « symptômes », ceux de la guerre en l’occurrence, un diagnostic et un pronostic, de même, Charles Gide y a recourt pour expliquer ce qu’est une crise économique. Pour lui, les crises ne peuvent qu’être les maladies de l’organisme économique, de caractère périodique, ou irrégulières, courtes et violentes comme un accès de fièvre, ou lentes et chroniques comme des anémies. Elles peuvent être localisées à un pays déterminé ou prendre des dimensions épidémiques et faire le tour du monde. (Cours d’économie politique, t. I, p. 219)

Malgré ces connotations presque toujours négatives, notre ami médecin attirerait pourtant notre attention sur le fait qu’une crise est loin d’avoir toujours une issue fatale ou destructrice. Elle peut même être annonciatrice d’une guérison, et son déclenchement, cette phase qu’on appelle « critique », se révèle souvent salutaire. En poussant plus loin la comparaison, je dirais que ce qui fait peur, c’est plutôt l’inconnu qui se profile à l’horizon de ce changement brutal, et que la maladie non déclarée, avec cette impression de fausse accalmie et d’équilibre trompeur, ne faisait que reporter indéfiniment. Les crises sont là pour nous guérir de toutes nos procrastinations, pour nous faire sortir de toutes nos fausses sécurités. Et puisque nous sommes ici pour défendre (mais aussi pour critiquer le cas échéant) les sociétés modernes, n’avons-nous pas là une occasion inespérée de réfléchir sur la fameuse « crise des valeurs » actuelle ? N’est-elle pas le résultat de la dissolution de l’idée de Vérité (avec un majuscule) au profit d’une vérité du sujet, de l’ authenticité ou de la sincérité ? La crise des valeurs ne permet en fait que le retour en force de celles-ci.

Car quand on cherche les causes de ce déclenchement, qui produit une aggravation brusque, un profond malaise psychologique ou au contraire un dénouement heureux, c’est la passion d’un certain type de vérité qui se profile, la passion de la transparence et de la justice. Mais je ne vais pas terminer en opposant les « anciens et les modernes ». Quand Thucydide dit que le « prétexte le plus vrai », (aléthestatè prophasis) quoique le moins mis en avant et le moins avoué (aphanestatê logô) de cette crise majeure qu’ est la guerre, n’est pas l’empire athénien mais la crainte qu’il inspirait, la crise, comme le terme grec l’indique si bien (krisis), nous renvoie inévitablement à l’idée de jugement, ce qui implique inévitablement un certain discernement (diakrisis). D’où l’idée d’une décision, d’une clarification, d’un partage de responsabilités, qui pourrait dégénérer hélas en un règlement de comptes, mais qui ne peut pas faire l’impasse sur l’idée d’une distribution de peines ou d’amendements. Dans ce sens, toute krisis devient « apocalyptique » dans son acception étymologique de « révélation ». Bref, la crise, c’est l’ heure des révélations, des mutations nécessaires, des réparations à tous les nivaux, douloureuse pour les uns, salutaire et libératrice pour les autres.

Vassiliki-Piyi CHRISTOPOULOU (historienne des idées)

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Commentaires
V
Chère amie, <br /> D'abord une précision sémantique: à la "crise" du malade (du latin crisis), le médecin répond par sa "krisis": jugement, décision, sens du terme grec, premier.<br /> C'est pourquoi j'insiste sur le couple indissociable des deux termes, sans présomption du destin de la crise.<br /> En dehors du champ de la médecine somatique, chaque type de crise a son type de thérapeute. Dans le cas particulier de la crise existentielle décompensant une situation bloquée, le thépareute, s'il est psychanalyste, est présumé muet, laissant le sujet trouver "sa" solution. En fait, il ne doit pas s'abstenir, car l'abstention peut être catastrophique..<br /> L'évolution favorable de la crise, ou son aspect bénéfique apparaissant dans l'après coup, ne sont ni prédictibles, ni indépendants de l'intervention thérapeutique.<br /> La "crise" est le "fait social" par excellence, quelqu'en soit l'échelle.
V
Cher ami,<br /> <br /> vous n'avez pas décliné votre identité, par humilité sans doute, mais je le ferai à votre place. Vous êtes psychiatre et psychanalyste et vous avez exercé pendant plusieurs années en tant que médecin généraliste aussi, ce qui donne un poids particulier à votre intervention et à votre avis sur la question. Vous prolongez d'une manière très intéressante mes propos, en rendant explicite le lien intrinsèque(presque de cause à effet)entre la crise(krisis) provoquée par la maladie etla décision(krisis)thérapeutique du médecin. Vous semblez dire que dans votre profession, la "crise" ne peut d'emblée montrer sa suite positive. Elle est négative "hic et nunc" comme par exemple la crise d'angoisse, qui a parmi ses symptômes, la sensation de mort imminente; ce qui contribue sans doute à son intensité dramatique. Un exposé très bref qui tente d'embrasser l'ensemble d'un sujet en quelques mots, présente certainement le handicap de parler à la fois de la crise de foie, ou de la... foi et de la crise dans le couple par exemple, ce qui ne nous aide pas, en effet, à bien faire la part des choses. Outre le fait, que les crises ne se terminent pas toujours mal, je dirais que ce n'est qu'après coup qu'elles se révèlent bénéfiques. Celle que je viens d'évoquer en dernier(une crise relationnelle) mettant fin à une situation bloquée, entre dans le cadre de ce que vous avez vous-même appellé, me semble-t-il, "créer un événement". Vous vous en souvenez? On a eu tellement de discussions sur le sujet il y a quelques années. Ce que j'exprime dans mon texte c'est qu'il ne faut pas laisser <br /> une situation nocive s'éterniser. Les crises sont très douloureuses dans l'immédiat, mais j'insiste sur leurs suites bénéfiques. Une dernière précision pourtant: il faut qu'elles soient bénéfiques et profitables pour toutes les parties concernées. Vive donc les crises, mais pour... en sortir grandi et plus sage qu'avant.<br /> Et quant à la "crise des valeurs", l'usage nous renvoie plutôt à une profonde remise en question (élément constitutif de toute crise digne de ce nom)et à une réflexion "critique". Et il y a toujours une demande pressante de réhabiliter les valeurs ou de les penser autrement, derrière toute discussion de ce genre.<br /> <br /> Vassiliki-Piyi CHRISTOPOULOU
V
"crise" est effectivement un terme médical qui rassemble plus que tout autre le malade et le médecin. D'un côté la rupture d'une harmonie, la menace, toujours ressentie*, d'une évolution fatale, de l'autre la nécessité d'une décision( krisis) thérapeutique immédiate. Je ne repère pas, dans mon expérience de crise "bénéfique".<br /> Les extensions de l'usage du terme en dehors du champ médical ne sont pas toutes abusives: l'évolution péjorative d'une crise(économique, financière, sanitaire) nécessite une décision immédiate.<br /> Un usage abusif peut se repérer dans l'exemple donné"crise des valeurs": celui qui juge souffre plus que son malade (les valeurs).<br /> <br /> * La "crise d'angoisse" s"accompagne d'un sentiment de mort imminente.
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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