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vive les sociétés modernes - abécédaire
18 septembre 2007

C comme Culture et technique

Il ne s’agit pas simplement de rappeler ici que la culture au sens humaniste du mot (cultura animi, culture de l’esprit), la culture moderne comme la culture traditionnelle, comprend d’abord les humanités classiques, les lettres et les arts, ce qui n’est d’ailleurs contesté par personne ; il s’agit surtout de réaffirmer que cette culture humaniste comprend aussi, ce qui est plus oublié, voire contesté, la science, la technique et même l’industrie. Cela a déjà été dit et redit : entre autres par Diderot, à l’article « art » de l’Encyclopédie où il dénonce le préjugé selon lequel « donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers (serait) déroger à la dignité de l’esprit humain ; et que de pratiquer ou même d’étudier les arts mécaniques (c’est) s’abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l’exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable et la valeur minutielle ». Deux siècles et demi plus tard ce préjugé est loin d’avoir disparu : pensons à la condescendance avec laquelle très souvent (en France) les détenteurs patentés de la culture humaniste regardent, sous l’angle de la dignité culturelle, les hommes de la technique, qu’il s’agisse des industriels ou des élèves des lycées professionnels (ce qui n’empêche pas d’envier certains d’entre eux socialement ou économiquement) ; pensons encore  aux machines et processus industriels  qu’un humanisme superficiel persiste à opposer à l’homme et à la culture.

Alors d’où vient que persiste cette disqualification culturelle, non de la science fondamentale  mais du moins des sciences appliquées, de la technologie ou de l’industrie ? On en viendrait presque à y déceler des relents de l’esprit de classe que nos léninistes de jadis donnaient volontiers comme interprétation définitive. L’antique mépris aristocratique pour les arts mécaniques n’a de fait jamais été totalement aboli. L’accumulation des catastrophes depuis l’arme nucléaire, Tchernobyl, la vache folle et le réchauffement climatique ne pouvaient que l’exacerber : le progrès scientifique et technique n’est plus la féerie de l’invention de l’électricité (cf La Fée Electricité de Raoul Dufy en 1936), dont chacun se souvient qu’avec les soviets elle constituait la porte d’entrée du socialisme soviétique en 1920. Bref le progrès est devenu source d’inquiétude et non plus de ravissement, avec lui le progrès scientifique, avec celui-là la science. Ajoutons l’angoisse face au travail manuel devenu (dans les pays occidentaux) propédeutique du chômage, qui a remplacé la pénibilité dans les terreurs humaines liées autrefois à la malédiction biblique, et le couvert est mis.   

Comme si pourtant dans la moindre machine il n’y avait pas autant de génie, d’esprit et de créativité que dans toute autre œuvre humaine ! Ce n’est pas parce que dans une machine l’esprit ne s’exhibe pas, et même se cache dans l’objet ou le logiciel, qu’il faut ignorer sa présence. D’autant qu’il ne se cache pas par hasard mais pour permettre à tous, notamment à ceux qui n’ont guère d’esprit, l’utilisation de cette machine. Quelles prouesses intellectuelles ont été nécessaires par exemple, non seulement pour inventer les voitures ou les téléphones portables, mais pour qu’on puisse les utiliser sans aucune notion de physique ou d’électronique !

A la vérité, notre manière de nous comporter envers l’objet technique (réel ou virtuel) ressemble trop souvent à celle « de l’homme envers l’étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme° orienté contre les machines n’est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l’étranger comme humain. De même la machine est l’étrangère ; c’est l’étrangère en laquelle est enfermé de l’humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l’humain » (Simondon).

Si les âges de l’humanité renvoient aux outils que l’homme s’est donnés, c’est bien que ces outils sont (ô combien!) des marqueurs de civilisation, de culture. Ils ne sont étrangers ni à qui les conçoit et les façonne, ni à qui fait de leur maniement un art, dans toutes les acceptions du mot. Et de l’art à la culture il n’y a qu’un pas. L’art des bâtisseurs de cathédrales du moyen-âge est-il éloigné de celui du concepteur informatique ? Pas plus que le réel ne l’est du virtuel, dont nul ne conteste le potentiel artistique et culturel.

L’opposition dressée entre la culture et la technique est insoutenable et dommageable : tant qu’elle persistera nos sociétés, qui reposent si largement sur la science et la technique, auront bien du mal à prendre une juste conscience d’elles-mêmes.

°haine du nouveau

Alain Geismar (physicien) et Pierre Gautier.

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Commentaires
V
Est humain ce qui en l'absence de l'homme n'existerait pas. Ses arts, sa culture, ses machines, leur utilisation perverse ou odieuse, sont "humains".<br /> Les oppositions, les mépris, les condescendances, entre tenants de la culture et ceux des techniques, sont les justifications rationnelles des rivalités plus archaïques qui divisent rapidement les groupes humains. La mise au ban de l'humanité des hommes qui font l'unanimité contre eux soulage ceux qui en sont réduits à cette extrémité, mais le perpétuel recommencement, pas toujours juste, de plus, de cette épuration, la replace dans "l'humain".
P
Notre objet n’était pas de prévenir toute critique de la technique ou de nier qu’elle comporte des dangers, mais simplement de contester l’opposition fréquente entre la culture et la technique, de rappeler que la culture est aussi présente dans une machine que dans une œuvre d’art par exemple, même si c’est sous une forme différente ; et qu’ainsi les objets techniques ne sont pas de purs assemblages de matière qu’on peut refouler « dans le monde sans structure de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement un usage, une fonction utile » (Simondon) <br /> Amicalement
A
Dire que la machine incorpore de l'humain qui l'a créé n'est pas dire que "la machine c'est de l'humain".<br /> <br /> Alain Geismar
J
Il y a de l'esprit dans l'objet et dans la machine.<br /> <br /> J'avoue que ce renversement me laisse un peu perplexe. Notre culture occidentale est bâtie sur les oppositions esprit/matière, forme/fond, âme/corps, dessin/couleur, raison/passions...la philosophie comme l'art n'ont pour ainsi dire eu de cesse de suvertir ces oppositions, en réinventant mille fois les rapports opératoires qui pouvaient unir leurs termes, à envisager comme des sources (de vie) plutôt que comme des zones d'exclusion.<br /> <br /> Mais de là à dire que la machine, c'est l'humain...je ne sais.<br /> <br /> Je me demandais si machines, outils, objets -toutes choses appartenant à "la" technique- avaient la même signification pour l'esprit.<br /> Evidemment, classiquement, je crois que la principale différence entre les objets spirituels et les objets techniques est que les uns ont en eux leur fin, tandis que les autres ne sont rien sans leurs "utilisateurs". C'est une vraie différence, puisque cela signifie qu'en principe les plus mauvais effets (les "pervers") peuvent accompagner les créations matérielles, selon la nature ou la maîtrise de leurs utilisateurs; tandis que les créations spirituelles ne pourraient s'écarter des nobles fins qui les animent, "à même leur matériau" (ainsi on ne pourrait détourner un texte de ses fins qu'en le faisant mentir, en l'amputant, en le transformant).<br /> Certes, l'histoire a montré que les idées pouvaient être malgrès tout très souvent détournées : l'idéologie, n'est-ce pas précisement une "technique de la pensée", comme la publicité une "technique des impressions esthétiques" ? Ces détournements, en agissant sur la "réception" plus que sur le "message", peuvent ainsi à jouer sur le sens des idées, des textes, sans parler des sentiments; en rediriger la fin.<br /> <br /> Il me semble que d'ailleurs que contrairement à l'adoration qu'avait le XIXème siècle pour la technique, ses défenseurs d'aujourd'hui sont souvent les plus critiques à l'égard des tristes expériences que nous que nous ont fait faire les idéologies au XXème siècle: quand même l'esprit est corruptible, les machines devraient nous rassurer ?<br /> <br /> Mais, tout de même, pour autant, la machine n'est pas de l'humain (tant pis pour Simondon). Une pièce de théâtre ne fera jamais autant de mal qu'Hiroshima. Je dirais même : Le Capital n'a jamais tué personne. Il y a dans la technique un pouvoir, une magie (féerique ou explosive, c'est selon), qu'il n'y a pas dans les idées, dont la seule magie est de faire s'élever l'esprit, tant qu'on ne les traite pas comme des objets(sociaux).<br /> <br /> Enfin, à la différence de ce qui a été dit ici ou là, si l'on veut comprendre la méfiance de l'homme occidental pour la technique _lui qui en est par ailleurs le principal artisan et utilisateur_ point n'est besoin de remonter à Aristote, à Rousseau et à la nuit des temps : on pourrait commencer par lire le Système des objets, de Baudrillard, en pensant à Hirosima, au 11 septembre, au char Leclerc, et à la publicité qui vend ces objets en général. Ou simplement à la guerre, et à la publicité qui vend la guerre. Toutes choses très actuelles.<br /> <br /> Bien content en tous cas de pouvoir à nouveau lire quelques pensées originales et argumentées de temps en temps sur ce blog! <br /> A bon entendeur...
P
Je ne peux qu'être d'accord avec les compléments que tu apportes. Cela dit l'objet de notre billet était d'abord de faire apparaître que l'opposition dressée entre la culture et la technique est désuète,"ne recouvre qu'ignorance ou ressentiment. Elle masque, derrière un facile humanisme, une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles" (pour reprendre les expressions de G.Simondon dans Du mode d'existence des objets techniques).Quitte à rechercher ensuite plus précisément (comme tu le fais) les causes de cette méconnaissance et de sa persistance.<br /> Amicalement
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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