"sociétés de travailleurs"
C'est en devenant, pour le meilleur et pour le pire, des sociétés de travailleurs, que nos sociétés ont, pour une grande part , accédé aux progrès matériels que l'on sait. Le changement se produisit à partir du 18° siècle et signifia principalement trois choses:
1- une nouvelle évaluation des activités laborieuses. Le travail qui, depuis des millénaires (depuis toujours?) avait été considéré comme une activité dégradante, indigne d'hommes libres ( Descartes se vantait encore au 17° siècle de ne pas avoir besoin de travailler pour vivre), change radicalement de signification et une valeur humaine et humanisante lui est attribuée: il cesse d'être ce qui rive les hommes à l'animalité et devient au contraire ce qui leur permet de s'en affranchir (Hegel).
2- l'invention, à la fin du18° siècle, de ce qu'on a pu appeler le " travail pur ", c'est à dire débarrassé de tout ce qui n'est pas indispensable à son efficacité, notamment un certain ton de liberté. L'organisation du travail, en le séparant progressivement de toutes les autres activités vitales, lui confère un sérieux inconnu auparavant, ce qui permet de décupler son efficacité (tout en lui donnant souvent un caractère bien morne). Cette mise en place d'un travail commandé par le seul souci de la productivité n'a pas résulté d'une simple évolution, mais a constitué une véritable révolution culturelle, ébranlant profondément l'ancienne société européenne.
3- L'avènement d'élites nouvelles. Les élites des sociétés industrielles sont fondamentalement différentes des élites antérieures : tandis que celles-ci regardent la production comme une fonction indispensable mais basse, à laquelle elles doivent rester étrangères pour être des élites, les premières y voient la tâche majeure de la société, à laquelle chacun doit contribuer selon sa capacité, de telle sorte que l'élite n'est élite que par la supériorité de sa contribution à cet objet commun. " Cette façon nouvelle (et inouïe dans l'histoire des civilisations) d'entendre l'élite, écrit Bertrand de Jouvenel, m'apparaît comme la raison suffisante du contraste prodigieux offert par les progrès matériels de notre société moderne avec la stagnation ou la médiocrité des progrès des sociétés anciennes et de notre ancienne société ".
C'est sur ces bases que nos sociétés ont "montré ce que l'activité de l'homme peut réaliser, et accompli des miracles surpassant de loin les pyramides égyptiennes" (Marx).
D'immenses richesses ont été ainsi accumulées qui pourraient nous permettre de vivre en rentiers ou en travailleurs à temps partiel pendant un certain temps: mais combien de temps?
A lire: B.de Jouvenel Arcadie, essais sur le mieux vivre.