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vive les sociétés modernes - abécédaire
19 janvier 2007

Eloge des sociétés contemporaines (14): l'esprit critique (suite)

                                              

Cette dénaturation de l'esprit critique prend des formes diverses :

En premier lieu celle de l'identification de l'intelligence ou de la perspicacité avec la capacité de subversion. On considère aujourd'hui pour ainsi dire officiellement que la perspicacité est proportionnelle à la faculté de dénoncer voire de dénigrer : être subversif est devenu une qualité vantée tant dans les médias qu'à l'école ; cela n'a pas toujours été le cas ; ce n'était pas encore le cas il y a une quarantaine d'années. C'est cet esprit critique dénaturé en esprit de critique systématique qui rend aveugle à certaines évidences ; qui, par exemple,a empêché Pierre Bourdieu (en dépit de sa clairvoyance sociologique) et de nombreux autres d'apercevoir le rôle décisif joué par la télévision aux côtés de l'école dans la stigmatisation des idées racistes (la télévision s'est mise au service de l'antiracisme avec plus de ferveur et d'opiniâtreté que les évangélistes au service de Jésus Christ !) C'est encore cet esprit qui nous a fait croire que la France avait cédé au Front National aux élections présidentielles de 2002 alors qu'elle l'a repoussé à plus de 80% ou qu'elle avait été anti-dreyfusarde alors qu'au nom de la justice et de la vérité elle avait désavoué son armée. On pourrait multiplier à l'infini les exemples de cet aveuglement… L'esprit critique véritable comprend aussi la faculté d'admirer : privé de celle-ci il n'est plus que l'ombre de lui-même. Cette faculté nous fait cruellement défaut aujourd'hui. Il faudra peut-être réintroduire des exercices d'admiration pour guérir notre intelligence et notre perception, pour restaurer notre capacité de voir non seulement les défaillances mais aussi les réussites.

Une seconde forme de dénaturation de l'esprit critique est ce qu'on pourrait appeler la compulsion démystificatrice : "le goût qui s'attache toujours aux discours catastrophiques sur la tyrannie cachée au cœur de processus apparemment émancipateurs " (Alain Renaut) ; ou encore la pratique du soupçon intellectuel systématique : ainsi de Jean-Claude Milner découvrant dans la lutte menée en Europe contre l'antisémitisme une manière d'en finir… avec les juifs ! Ce qui n'est sans doute pas complètement faux, ne serait-ce qu'en raison de l'ambiguïté constitutive des motivations humaines, mais ce qui ne serait vrai que s'il était établi que tel est le sens dominant de cette lutte, ce dont on peut douter. En tout cas on aura compris qu'aucun progrès ne peut résister à cette compulsion démystificatrice.

En troisième lieu, la plupart du temps, pour évaluer nos sociétés, on les confronte à l'idée qu'on peut se faire d'une société idéale : cette méthode ne peut faire apparaître que les défaillances et elles ne manquent pas ; mais pourquoi ne pas procéder également à des confrontations avec le passé et avec les autres pays du monde, tous les autres pays du monde ? Les premières nous permettraient d'apercevoir les nombreux progrès réalisés au cours du XXe siècle, en dépit des deux guerres mondiales ; les secondes seraient encore plus éclairantes en mettant en évidence, par contraste, la réussite exceptionnelle (pas simplement sur le plan matériel) des sociétés occidentales.

Il faut également relever le goût pour le catastrophisme lui-même, dans la mesure où il est plus flatteur socialement et surtout sans risque : si la catastrophe se produit, c'est que nous avions raison ; si elle ne se produit pas, nul ne nous tiendra rigueur de l'avoir annoncée : comment pourrait-on reprocher à quelqu'un une catastrophe qui n'a pas eu lieu? Que de catastrophes annoncées qui ne se sont pas produites ! Et, à côté d'elles, combien d'autocritiques pour catastrophisme indu ? L'optimisme est plus risqué: si les choses tournent mal on ne vous pardonnera pas.

Il faut compter également avec la dramatisation des alternatives : comme si tout choix était crucial ! Comme si, dans chaque cas, une seule solution était bonne, l'autre mauvaise ! Après tout, les deux pourraient être bonnes (plusieurs chemins peuvent mener au même endroit) ; l'une simplement un peu meilleure que l'autre ; les deux mauvaises. La dramatisation des enjeux, en instaurant un climat de guerre permanente, ne contribue pas à une perception nuancée du réel.

Terminons avec l'outrance verbale systématique qui élimine toutes les nuances : un grand avocat qualifie nos prisons de " moyenâgeuses ". Elles ne sont sans aucun doute pas très brillantes et leur réforme s’impose d’urgence. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que pendant très longtemps les prisons étaient telles que beaucoup de détenus mettaient tout en oeuvre pour être envoyés au bagne !

Nos sociétés méritent d'être analysées avec plus de précision.

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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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