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vive les sociétés modernes - abécédaire
11 décembre 2006

Eloge des sociétés contemporaines (11): aliénation (suite)

Objection 6 : l’aliénation (suite)

Ainsi, deux erreurs corrélatives sont à éviter. La première consiste à croire que les progrès techniques et économiques, associés à l'instruction, en libérant du temps, entraîneront automatiquement un progrès culturel et moral . La seconde, inversement, consiste à utiliser le fait de la médiocrité culturelle ou morale pour contester la valeur ou la nature des progrès matériels (théories de l'aliénation). L'une surestime le pouvoir de ces progrès, l'autre le sous-estime. Toutes deux méconnaissent que ce qui est déterminant, en dernière instance, c'est l'usage que les hommes, libérés par les progrès matériels et l'instruction, font de leur liberté : or, par définition, un usage positif de la liberté n'est jamais assuré.Cela revient encore à dire que la société n'a pas d'obligation de résultats mais simplement de moyens à l'égard des hommes (du moins des adultes). Elle doit mettre à leur disposition les moyens sans lesquels le pouvoir sur sa vie est vide de sens, mais elle ne peut ni ne doit faire plus, puisque ce sont des adultes : elle ne peut notamment leur imposer des fins, aussi sublimes soient-elles.

Cette idée d'une responsabilité des adultes dans l'usage qu'ils font de leur liberté n'est pas soutenue ici pour des raisons métaphysiques (bien qu'il ne soit pas inconcevable que l'homme possède un certain pouvoir d'autodétermination) mais pour une raison politique : parce qu'elle est au principe même de la démocratie. En effet, la principale différence entre les régimes autoritaires et le régime démocratique peut être exprimée de la façon suivante : les premiers nient qu'il y ait une différence fondamentale entre les enfants et les adultes et considèrent que, de même que les enfants doivent être dirigés par leurs parents, les peuples doivent être dirigés par leurs chefs, les adultes n'étant somme toute que de grands enfants. La démocratie repose, elle, au contraire, sur la distinction entre l'enfant et l'adulte. Son principe est que, dans la vie d'un homme, il existe un moment décisif où, ayant atteint un certain âge (l'âge de la majorité), il devient capable de se prendre en charge lui-même, et n'a donc plus à être protégé ni dirigé par ses parents Cette distinction enfant/adulte comme fondement de la démocratie est exprimée chez Rousseau de la façon suivante : " Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître. " Et c'est justement parce qu'à partir d'un certain âge l'homme devient son propre maître qu'on ne peut le soumettre à une autorité politique quelconque sans son consentement… Tel est aussi le sens de l'article premier de la Déclaration de 1789 " Tous les hommes naissent libres et égaux en droit ". La formule est elliptique et philosophiquement trompeuse : elle ne signifie pas que l'homme est libre dès sa naissance, mais que, dès ce moment, il possède en lui la possibilité, grâce au développement de sa raison, de devenir libre un jour, c'est-à-dire capable de se gouverner lui-même. Locke écrit : "Ainsi nous naissons libres, aussi bien que raisonnables, quoique nous n'exercions pas actuellement notre raison et notre liberté. L'âge qui amène l'une amène aussi l'autre " Un tel homme on ne peut le commander comme s'il était encore un enfant, ni même un grand enfant, c'est-à-dire sans son consentement, sans l'associer à l'exercice du pouvoir, ce qui est la définition de la démocratie (et c'est aussi pourquoi l'idée d'introduire la démocratie à l'école, en niant la singularité de l'adulte est en vérité antidémocratique). Si l'on rejette comme illusoire la distinction enfant/adulte, la différence entre la démocratie et les autres régimes politiques cesse d'être fondamentale et la démocratie n'est plus qu'un mode parmi d'autres de gestion des ensembles humains.

En revanche, si l'on accorde un sens à cette distinction, il en résulte que chaque adulte, (dès lors encore une fois qu'il a été éduqué et possède un minimum de moyens matériels et de temps), doit être considéré comme responsable de ce qu'il fait de son existence et qu'on ne saurait, comme le font certains sociologues, imputer directement la manière dont les hommes conçoivent et organisent leur vie à leurs conditions d'existence. Des conditions analogues d'existence peuvent être le point de départ de vies tout à fait différentes. Il y a par exemple plusieurs manières d'user de sa prospérité : soit pour essayer d'augmenter sa richesse (en spéculant par exemple), soit pour se mettre à l'abri du besoin; ou encore pour consommer plus, ou au contraire pour mener une vie libérée de l'obsession de la consommation ; pour sculpter sa propre statue ou pour s'occuper des autres (par l'engagement politique ou humanitaire) etc. C'est cette liberté qui fait d'ailleurs la valeur essentielle de la richesse (et non les possibilités de consommation). Ce qui compte donc pour analyser une société, ce sont avant tout les conditions (matérielles et non matérielles) d'existence qu'elle offre à ses membres, à charge pour ces derniers, si elles sont correctes, d'en faire le meilleur usage possible (ce qui n'est nullement assuré). Quand une société offre à chacun les moyens nécessaires à une existence sensée, elle a rempli son contrat. Nos sociétés occidentales n'ont pas si mal rempli ce contrat. 

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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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