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vive les sociétés modernes - abécédaire
1 décembre 2006

Eloge des sociétés contemporaines (9): l'individualisme

Objection 5 : l'individualisme

Un reproche souvent adressé aux sociétés modernes est leur individualisme. Ce reproche fait problème à plusieurs titres. D'abord parce que le terme d'individualisme est très équivoque : il peut désigner un souci excessif voire exclusif de soi et de ses intérêts (égoïsme), mais aussi le fait de reconnaître une valeur fondamentale aux individus, et pas seulement au groupe. En ce dernier sens, on pourra, comme Louis Dumont, distinguer des sociétés holistes et des sociétés individualistes : " De ce point de vue il y a deux sortes de sociétés. Là où l'individu est la valeur suprême je parle d'individualisme ; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme. " Dans ces dernières, les hommes tiennent leur valeur du groupe auquel ils appartiennent ; dans les premières, celle-ci découle de leur seule appartenance à l'espèce humaine, et il n'y a là rien d'infamant (au contraire). Si donc nos sociétés modernes sont individualistes dans cette acception du terme, elles ont plus à s'en féliciter qu'à en rougir.

Reste le sens ordinaire et péjoratif du terme : l'individualisme comme souci excessif de soi et de ses intérêts, autrement dit comme égoïsme. La condamnation de cet individualisme-là ne va pas non plus de soi dans la mesure où elle est presque toujours associée à une conception erronée parce que superficielle du souci d'autrui et de la générosité. Le véritable souci d'autrui consiste en priorité à s'assumer soi-même (ainsi éventuellement que sa famille) notamment sur le plan matériel. On a déjà beaucoup fait pour les autres quand on a évité d'une façon ou d'une autre de vivre à leur charge. Comme l'écrit Rousseau dans une page pas assez connue d'Emile : " La seule leçon de morale qui convienne à l'enfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien, s'il n'est subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire [...] Les plus sublimes vertus sont négatives, parce qu'elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir, si doux au cœur de l'homme, d'en renvoyer un autre content de nous. O quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d'entre eux, s'il en est un, qui ne leur fait jamais de mal ! " Ce que nous demandent en premier lieu les pauvres ce n'est pas tant que nous participions aux restos du cœur (même si c'est très bien) mais que nous assurions notre vie par notre travail (si nous en sommes physiquement capables ) que nous ne trichions pas sur nos impôts, autrement dit que nous ne détournions pas à notre profit des moyens qui pourraient leur être redistribués. C'est pourquoi il serait temps d'en finir avec le mépris pour tous ceux qui se " contentent " d'assurer leur autonomie matérielle : ce n'est pas un si petit mérite que de ne pas peser économiquement sur les autres et de participer par son travail à l'enrichissement de tous . Il est à noter que cette conception de la générosité, si l'on en croit Paul Ricoeur, n'est pas aussi éloignée de la charité chrétienne qu'on pourrait le penser : " La charité n'est pas forcément là où elle s'exhibe ; elle est cachée aussi dans l'humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social." Ne se trouve-t-elle pas aussi dans les efforts de tous ceux qui s'acquittent de leur mieux de leurs obligations professionnelles et sociales ? L'individualisme, comme souci d'assurer par son travail son autonomie matérielle, n'est donc pas non plus méprisable (bien que constamment méprisé) et s'il est le fait de nos sociétés modernes, il ne suffit pas à les discréditer (1).

Enfin, l'individualisme peut consister à mettre ses intérêts personnels au-dessus de toute autre considération, et donc à traiter éventuellement autrui comme un simple moyen au service de leur réalisation. Cet individualisme ne peut être défendu, et il est sans aucun doute largement répandu dans les sociétés occidentales modernes. Mais l'est il plus qu'ailleurs ou plus qu'avant ? Socrate stigmatisait déjà ses concitoyens pour la priorité qu'ils accordaient aux biens du corps et de la fortune, au point d'en oublier les exigences de la justice. Ce qui est plus méprisable encore , c'est lorsque cet individualisme s'ignore lui-même et se prend pour de la générosité et de l'altruisme. C'est le cas lorsque ces deux valeurs sont dissociées de l'honnêteté, lorsque " chacun a sans cesse à la bouche les mots de compassion et de sympathie, et trouve même du plaisir à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais en revanche trompe quand il le peut, trafique du droit des hommes ou du moins y porte atteinte. " (Kant). Kant précise même que cet ordre de choses " est encore plus déplorable que lorsque chacun ne se préoccupe que de son propre bonheur ". Par là il faut comprendre que la survie de l'espèce humaine est mieux assurée par des hommes indifférents aux autres mais honnêtes que par des hommes bienveillants (surtout en paroles) mais peu scrupuleux sur l'honnêteté. Ainsi la faiblesse de nos sociétés réside-t-elle moins dans leur individualisme (quel que soit finalement le sens qu'on confère à ce mot) que dans leur tendance à croire que la générosité peut exister sans l'honnêteté.

(1) A ceux qui considéreraient qu'il y a là l'expression d'un idéal petit-bourgeois indigne d'une âme artistique, cet extrait d'une chanson du poète canadien Felix Leclerc:

A tous les Bohémiens, les Bohémiens de ma rue

Qui ne sont pas musiciens, ni comédiens, ni clowns

Ni danseurs ni chanteurs ni voyageurs ni rien

Qui vont chaque matin, bravement, proprement,

Dans leur petit manteau,

Sous leur petit chapeau,

Gagner en employés le pain quotidien...

Ces braves Bohémiens sans roulotte ni chien,

Silencieux fonctionnaires aux yeux fatigués,

J'apporte les hommages émus,

Les espoirs des villes inconnues,

L'entrée au paradis perdu.

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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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