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vive les sociétés modernes - abécédaire
26 novembre 2006

Eloge des sociétés contemporaines (8): les inégalités

Objection 4 : les inégalités.

On entend souvent dire que les inégalités s'aggravent perpétuellement et qu'elles n'ont jamais été aussi fortes aussi bien entre pays qu’à l’intérieur de chacun d’eux. En vérité, pour ce qui est des inégalités sociales, une telle affirmation ressemble surtout à un slogan.

D'abord parce que la notion d'inégalité est loin d'être claire et distincte, dans la mesure où elle désigne souvent à la fois un fait (une différence) et un jugement de valeur (une injustice) :or une inégalité peut être injuste, mais ne l'est pas nécessairement : ainsi une même inégalité de salaire n'a-t-elle pas le même sens selon qu'elle récompense deux tâches égales ou inégales : dans le premier cas, elle constitue une injustice flagrante ; dans le second, c'est plutôt l'inverse qui pourrait constituer l'injustice.

Ensuite, de quelles inégalités affirme-t-on l’aggravation ? Entre les très riches et les très pauvres ou entre les riches et les pauvres ? Parle-t-on uniquement des inégalités de revenus ? Comprennent-elles les produits issus de la redistribution ? S'agit-il de l'ensemble des inégalités matérielles et immatérielles ? Et la comparaison est-elle à court, moyen ou long terme ? En tout cas, si l'on envisage l'ensemble des inégalités (matérielles et immatérielles) sur le demi siècle écoulé (et a fortiori sur le siècle entier) il serait plus juste de parler d'une réduction plutôt que d'une aggravation des inégalités : entre les hommes et les femmes, dans l'accès à la santé, aux études secondaires, aux loisirs... L'Ecole est peut-être à deux vitesses, mais que l'on n'oublie pas qu'il y a moins de quarante ans encore la très grande majorité des enfants n'entraient pas au collège ! Le processus d’ " égalisation des conditions ", selon l’expression de Tocqueville, n’est guère discutable dans nos sociétés.

On dira que tout cela a changé au cours des dernières décennies ; cela reste à prouver : pour m’en tenir aux inégalités strictement matérielles, je lis dans Daniel Cohen qu'aujourd'hui on ne peut même plus distinguer les classes sociales par la nature de leurs biens d'équipement comme on pouvait le faire il y a encore une trentaine d'années : " La grande majorité des ménages est équipée de nos jours de tous ces biens dont le XXe siècle a fait provision. Les écarts se jouent désormais au sein de chaque bien par la qualité qui s'y rapporte ". Ce qui est confirmé statistiquement parlant par les derniers chiffres de l'Insee : le rapport interdécile (entre le revenu des 10% les plus riches et celui des 10 % les plus pauvres) est passé de 4.8 en 1970 à 3,3 en 1999 et à 3,1 en 2004 ; l'indice de Gini, qui est également un indicateur de la concentration des revenus, nous indique la même évolution ; de telle sorte qu’on est en droit d’éprouver une certaine perplexité à l’égard des affirmations, pourtant péremptoires et répétées, selon lesquelles " jamais les inégalités n’auraient été aussi grandes ".

D’autant plus qu’au delà des chiffres, et d'une manière plus décisive, comme l'a observé Schumpeter, l'enrichissement des sociétés occidentales a pour caractéristique d'avoir beaucoup plus profité aux pauvres qu'aux riches, alors que c'était l'inverse dans les sociétés antérieures: "La reine Elisabeth portait des bas de soie. L'achèvement capitaliste n'a pas consisté spécifiquement à procurer aux reines davantage de ces bas, mais à les mettre à la portée des ouvrières d'usine en échange de quantités de travail constamment décroissantes (...) ; nous constatons que l'évolution capitaliste améliore le niveau d'existence des masses, non pas en vertu d'une coïncidence, mais par le fonctionnement même de son mécanisme (mécanisme de production de masse, donc nécessairement synonyme de production pour les masses) " Nathan Rosenberg et L.E.Birdzell, cités par Daniel Cohen, écrivent dans le même sens : " Les premiers marchés capitalistes ont toujours visé le nombre. Les premières usines textiles ont produit des objets de qualité inférieure à celle que les riches consommaient. C'est Henri Ford et non pas Henri Royce qui allait développer l'automobile. En fait les innovations techniques dont les plus riches ont directement bénéficié sont rares : la médecine, l'air conditionné ou les moyens de transport. "

Enfin, et surtout, l'accusation d’inégalité(s) croissante(s) que nous examinons témoigne d'une focalisation contestable sur le problème de l'inégalité économique : dans ce domaine les vrais scandales, ce sont d'abord la misère, puis la pauvreté, l’absence de protection sociale et le chômage même rémunéré, et ensuite seulement l'inégalité. Péguy écrivait dans De Jean Coste en 1902 : " Le problème de la misère n'est pas sur le même plan, n'est pas du même ordre que le problème de l'inégalité [...] Nous, socialistes, nous savons que la misère économique est un empêchement sans faute à l'amélioration morale et mentale, parce qu'elle est un instrument de servitude sans défaut [...] Quand tout homme est pourvu du nécessaire, du vrai nécessaire, du pain et du livre, que nous importe la répartition du luxe ; que nous importe, en vérité, l'attribution des automobiles à deux cent cinquante chevaux s'il y en a. " Autrement dit, tandis que la suppression de la misère est " l'antédevoir social ", et qu'il n'y a pas vraiment de Cité avant que ce devoir ne soit accompli, la suppression des inégalités économiques, selon Péguy, " n'est qu'un des nombreux problèmes qui se posent dans la Cité instituée enfin ". D'autant plus que le XXe siècle nous a appris que la lutte contre les inégalités matérielles et la lutte contre la misère et la pauvreté ne vont pas forcément de pair : on était excusable de le croire avant qu'une même expérience tragique ne se répète plusieurs fois, celle des pays plongés dans la misère et l'inégalité au nom de l'égalité ; on n'est plus excusable aujourd'hui. Certains ne manqueront pas de prétendre que les choses sont plus compliquées, que les expériences invoquées ne prouvent rien, etc. Si les enjeux étaient anodins, ces incertitudes théoriques pourraient justifier qu'on recommence l'expérience différemment ; mais les enjeux sont dramatiques et ne nous laissent d'autre solution que celle de subordonner le combat pour l'égalité matérielle à la lutte pour la croissance économique et la protection sociale. Pour dire les choses autrement avec Robert Castel, l’essentiel n’est pas tant de faire une société d’égaux qu’ une " société de semblables "( selon l’expression de Léon Bourgeois), c’est à dire " une société différenciée, hiérarchisée donc, mais dont les membres peuvent entretenir des relations d’interdépendance parce qu’ils disposent d’un fond de ressources communes et de droits communs " (Castel L’insécurité sociale p.34).

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Commentaires
P
Bonjour,<br /> Merci de votre visite.<br /> J'ai décidé de prendre la défense des sociétés modernes parce qu'elles ont infiniment plus d'adversaires (acharnés) que de défenseurs: je n'en connais pratiquement pas. Or il me semble qu'une telle diproportion est absurde et injuste.<br /> Je le fais par le moyen d'un blog à la fois par curiosité et parce que je ne dispose pas d'autre moyen.<br /> A bientôt donc et amicalement.
A
Bonjour Monsieur!!<br /> J'ai lu quelques pages de votre blog (mais pas tout parce que, lire sur l'ordinateur, ça pique les yeux au bout d'un moment! ^^). Donc je reprendrai ma lecture à un autre moment!<br /> En tout cas je trouve votre blog intéressant (sans doute arriverez vous à effacer certains de mes préjugés sur les sociétés modernes, je le souhaite! ^^).<br /> Sinon, j'ai une question: comment vous est venue l'idée de créer un blog pour faire l'éloge des sociétés modernes?<br /> Voilà! C'était mon p'tit commentaire! ^^<br /> Bonne continuation et à bientôt!
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  • Cet abécédaire est élaboré progressivement. Les contributions proviennent d'horizons (professionnels, disciplinaires, philosophiques...) divers. Il voudrait être un témoignage sur notre époque.
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