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vive les sociétés modernes - abécédaire
20 octobre 2006

Eloge des sociétés contemporaines

Lettre ouverte aux imprudents qui privent gratuitement la jeunesse de son droit à l’espoir et à l’optimisme

Note au lecteur

Si j'ai écrit ce texte c'est moins par plaisir que par un sentiment d'obligation.

Il m'est pénible d'entendre dénoncer jour après jour notre pays, voire notre civilisation ; il m'est encore plus pénible d'entendre le ton d'ironie suffisante avec lequel s'expriment les innombrables contempteurs de la modernité dans les divers médias : gare à celui qui ne trouve pas cela drôle ! De fait, je ne trouve pas cela drôle ; je suis même attristé de voir de quelle façon est présenté aux jeunes gens le monde dans lequel ils auront à vivre.

Je ne peux non plus oublier que c'est à ce monde moderne que je dois de n'être pas mort au moins trois fois, d'avoir accédé aux études secondaires et supérieures, de vivre à l'abri du besoin, d'avoir fait du théâtre, quelques voyages... Nous sommes nombreux à avoir cette dette.

L’objet de cet essai est de rappeler que nos sociétés, malgré de nombreuses imperfections, constituent des réussites historiques inouïes : jamais autant d’hommes n’ont possédé autant de pouvoir sur leur propre existence ( l’oublier serait s’interdire d’aborder correctement les problèmes qui se posent à nous et notamment celui de l’éducation, qui est appelé à occuper la place centrale là où les hommes, à l’abri du besoin, peuvent s’interroger sur le sens de leur vie ).

Introduction

Et si le présupposé de la majeure partie de la réflexion politique actuelle devait être contesté ? Pour presque tout le monde, le problème principal consiste à savoir ce qui nous a plongés dans l'horreur actuelle, afin de pouvoir éventuellement en sortir. Sont accusés, par les uns le capitalisme, par d'autres la décadence morale, mais encore la mondialisation, la crise de l'autorité, l'ultralibéralisme, le gauchisme, la fin du théologico-politique, le théologico- politique... En tout cas, tous s'accordent sur le diagnostic : nous nous trouvons dans une crise majeure, peut-être même au bord du gouffre. Cette unanimité ne concerne pas seulement les intellectuels mais un ensemble beaucoup plus vaste (il faudrait en préciser les contours), si j'en crois les copies de mes élèves qui constituent un miroir des idées dominantes dans la société : le monde en général et les sociétés occidentales en particulier n'y ne font jamais l'objet d'une description ou simplement d'une appréciation positive ; ils sont toujours associés à des caractéristiques négatives aussi nombreuses que diverses : individualisme, inégalité, aliénation, exclusion, racisme, ou encore laxisme, matérialisme, assistance généralisée, absence de responsabilité, naufrage des valeurs fondamentales...

Ce pressentiment est confirmé par un livre récent sur les courants intellectuels en France : on n'en trouve, paraît-il, aucun pour défendre nos sociétés actuelles. À travers quelques exemples, on constatera que ce sentiment de doute voire d'hostilité à l'encontre de la modernité occidentale, qui anime en permanence le monde intellectuel et les médias, est le dénominateur commun aux approches politiques et philosophiques les plus diverses.

La modernité peut être contestée au nom du passé. Tel philosophe écrit : " L'âge moderne se devrait donc d'être enfin modeste car il n'a plus de quoi renvoyer dans les ténèbres du révolu les paroles qui lui sont antérieures. " Mais elle l'est aussi bien au nom de l'avenir, par tous ceux qu'on nomme les " progressistes ", lesquels n'envisagent le progrès qu'après la révolution : " progressisme " paradoxal puisqu'il consiste, pour l'essentiel, à contester la réalité des progrès actuels et à montrer qu'ils ne sont que la face trompeuse de la reproduction des inégalités sociales. D'autres intellectuels encore, après avoir détesté nos sociétés au nom de l'avenir, réussissent le tour de force de les rejeter maintenant au nom du passé.

Dans un débat sur la violence à la radio, on s'accorde pour considérer que le " crime d'Epinay " (ce père tué par des voyous, sous les yeux de sa famille, pour une photo) n'est pas un simple fait divers mais l'expression d'une nouvelle menace de barbarie ; et pour estimer que cette barbarie provient de la modernité elle-même.

Tel producteur de films adulé déclare que jamais la vie n'a été aussi inhumaine...

Le monde moderne mérite-t-il une telle détestation ? Je ne le pense pas ; je l'ai pensé, je ne le pense plus. En partie parce que j'ai changé, mais en partie aussi parce que le monde a énormément changé au cours du demi-siècle passé. (Ont également été décisives certaines lectures.)

Bref, la modernité n'a guère de partisans avoués ! Est-elle donc à ce point dépourvue de grandeur ?

Grandeur des sociétés modernes

Par " monde moderne ", on n'entendra pas ici bien sûr le monde contemporain dans sa totalité, mais uniquement la partie qui a accédé à la modernité économique et politique : notamment les sociétés occidentales.

Tout le monde admet qu'entre le début et la fin du XXe siècle, un pays comme la France a connu de très grands progrès quantitatifs (en particulier économiques). Il me semble toutefois qu'ainsi présentés, on les sous-estime ; qu'il faut dire plus et apercevoir que ces progrès quantitatifs ont entraîné des changements ou plutôt un changement qualitatif majeur : ils ont bouleversé le rapport à leur propre existence de ceux qui en ont bénéficié. Alors qu'à la fin du XIXe siècle seule une petite minorité de la population possédait une certaine maîtrise sur son existence (la majorité restante étant condamnée à la misère ou à la pauvreté) aujourd'hui, selon les derniers chiffres de l'INSEE, la pauvreté absolue (impossibilité de satisfaire les besoins essentiels de l'homme) a pratiquement disparu en France. Quant à la pauvreté relative, mesurée par le seuil de pauvreté utilisé dans les pays développés (ici la moitié du revenu médian) elle concernait en 2003 un peu moins de 4 millions de nos concitoyens (7%, contre 15% en 1970). C'est encore trop, mais cela signifie aussi que ce sont plus de 90% des personnes vivant en France (et pas simplement des Français) qui ont acquis un pouvoir au moins partiel sur leur vie. En effet, ce ne sont pas seulement leurs revenus qui se sont accrus au cours du siècle (multipliés par 6) mais c'est aussi leur capacité d'accès à la culture qui a augmenté, du fait de la démocratisation de l'enseignement, ainsi que leur temps libre, en raison de la diminution régulière du temps de travail. Autrement dit, la grande majorité de nos concitoyens a les moyens matériels et culturels ainsi que le temps de construire sa vie (ou au moins de participer à sa construction) au lieu de la subir purement et simplement : " Dans mon jeune temps, écrit un philosophe anglais contemporain, beaucoup de gens n'étaient pas libres, beaucoup mouraient de faim, et les femmes, surtout celles des classes inférieures, n'avaient aucun choix, aucun espoir, rien." (Karl Popper). Accéder massivement à ce privilège, réservé depuis toujours et presque partout aujourd'hui encore à une petite minorité, de décider un tant soit peu de sa propre existence, ne saurait être tenu pour un simple changement quantitatif.

Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas de nier la réalité écrasante de la misère et de la pauvreté dans de nombreux pays du monde, ni leur persistance partielle dans les sociétés modernes, mais on ne peut oublier pour autant que jamais et nulle part il n'y en eut moins que dans nos sociétés, de telle sorte que le même philosophe anglais peut encore écrire : " La vérité c'est que nous autres en Occident, nous vivons dans le meilleur des mondes qui ait jamais existé. Nous ne pouvons pas permettre que cette vérité soit tue ". Pourtant n'est-elle pas largement tue ?

Les progrès dont nous bénéficions sont tellement incontestables qu'on hésite à les décliner ; et ils sont en même temps si contestés qu'on nous excusera d'insister. Rappelons donc dans le désordre : dans notre pays, jamais l'espérance de vie n'a été aussi longue ; au milieu du XIXe siècle, un ouvrier gagnait moins de mille de nos francs : il en gagne aujourd'hui plus de 8000 en travaillant deux fois moins ; tous les enfants sont scolarisés jusqu'à 16 ans ; le confort a pénétré à l'intérieur de la grande majorité des logements ; les femmes ont accès à la contraception ; tout le monde a droit aux vacances même si tout le monde ne peut en profiter également ; chacun dispose de toujours plus de temps en dehors de son travail... Est-il nécessaire de poursuivre cette liste ? Dans L'âge des Extrêmes, l'historien anglais Eric J. Hobsbawm décrit les trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale comme une période de " croissance économique et de transformations sociales extraordinaires, qui ont probablement changé la société humaine plus profondément qu'aucune autre période de brièveté comparable. Avec le recul, on peut y déceler une sorte d'âge d'or..." Description d'autant plus probante qu'elle provient d'un historien… marxiste !

Comparées à celles du passé (qui est encore le présent de centaines de millions d'hommes), nos sociétés sont quasiment utopiques : "Nous avons tendance à oublier ce que fut la misère de l'ère précapitaliste, " écrivent Nathan Rosenberg et L. -E. Birdzell dans un ouvrage désormais classique consacré à la prospérité de l'Occident (Comment l’Occident devint riche).  " Par la grâce de la littérature, de la poésie, des contes et des légendes qui ont célébré la vie de ceux qui vivaient bien et laissaient dans le silence ceux qui vivaient dans la misère, l'âge de la misère a été mythifié en un âge de la simplicité pastorale. Qu'il n'était pas. Les famines, ou la faim régulière et la malnutrition se sont éloignées. La peste également. La pauvreté des anciens temps est celle où la survie est la question première, où les logements sont surpeuplés au point de rendre la vie privée, intime, presque inconnue, où les choix sont quasiment inexistants. "

Il ne faut mépriser cette sortie de la misère et de la pauvreté. Une vie pauvre n'est pas simplement une vie difficile matériellement, mais aussi une vie " serrée par les événements. Je n'y vois ni arbitraire, ni choix, ni délibération. Certaines vertus sont imposées, d'autres sont impossibles... " (Alain). Certains philosophes disent qu'on doit soigneusement distinguer le bien-être matériel et le bien vivre. Sans doute. La philosophie n'ignore pas pour autant qu'un certain bien-être matériel est la condition nécessaire du bien vivre (" Il est impossible ou du moins malaisé d'accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face " reconnaissait déjà Aristote) ; et c'est même la condition nécessaire et suffisante pour commencer à construire sa vie : " Dès qu'on a quelque chose au-delà du nécessaire et un peu de loisir, c'est alors qu'on peut diriger sa vie, combattre les maux imaginaires, et préférer la lecture au jeu de cartes, et la citronnade à l'absinthe. " (Alain). S'il ne faut pas mépriser les progrès matériels réalisés dans nos société, c'est que, grâce à eux, un grand nombre d'hommes ont pu commencer à diriger leur vie, c'est-à-dire à vivre humainement.

J'aimerais savoir ce que pensent les contempteurs impitoyables de la modernité occidentale de ces quelques lignes d'Emmanuel Lévinas : " On pourrait se dire en effet que dans les démocraties occidentales les lendemains sont garantis, la paix règne et la vraie misère n'existe presque plus. On voit par ailleurs se développer une vie faite de confort, de sécurité, de vacances et aussi de culture, de musique, d'art. Il y a là un type d'humanité qu'on aurait tort de croire méprisable. Quand on a connu d'autres régimes et d'autres modes de vie, on peut même considérer qu'il y a là une certaine forme de perfection humaine. " (Imprévus de l'histoire, 1992).

Il ne s'agit pas simplement de bien-être, ni même de pouvoir sur sa propre existence, il s'agit encore de civilisation. Il faudrait que les Français cessent de douter d'eux-mêmes: ils ne sont ni des " veaux ", ni des réactionnaires comme on le prétend de toutes parts. Ce qu'ils ont fait au cours des trente dernières années prouve au contraire un haut degré de civilisation (ce que les gouvernements décident doit ensuite être assumé et donc fait par les Français). Parmi leurs plus hauts faits :

Le regroupement familial (Giscard-Chirac, 1974), désormais les travailleurs étrangers auront le droit à une vie humaine en France, alors que presque partout ailleurs dans le monde ils doivent s'estimer heureux de pouvoir travailler et envoyer la majeure partie de leurs revenus à leur famille restée dans leur pays d'origine.

Le RMI (Mitterand-Rocard), grâce auquel désormais, en France, personne, quels que soient ses torts ou ses mérites, ne devra être totalement dépourvu de ressources. Dans combien d'autres pays un tel principe est-il reconnu ?

La CMU (Jospin) : désormais le seul fait d'être un homme donne droit gratuitement en France aux soins médicaux et dentaires fondamentaux. Une telle disposition est-elle si fréquente ailleurs ?

Les ZEP, sigle sec et barbare qui dit mal l'ampleur des moyens humains (ces nouveaux hussards méconnus que sont les jeunes professeurs) et matériels que la France a déployés sur le front de l'égalité scolaire ; ou mieux encore peut-être, les classes préparatoires de nos lycées qui accueillent gratuitement d'année en année de plus en plus d'étudiants étrangers ou d'origine étrangère : dans ces classes puis dans les écoles supérieures de lettres, de sciences ou de commerce sont formés les futurs cadres politiques, administratifs, techniques, ou économiques de notre pays : leur ouverture n'est donc pas une petite chose !

Ce sont bien là de hauts faits qu'on a tort de banaliser : s'ils constituaient ce minimum que tout homme doit à ses semblables moins favorisés, on les rencontrerait plus souvent dans le monde ; ils manifestent à leur manière la capacité de l'homme, non pas à se dépouiller au profit de son semblable, ce qui ressortit à la sainteté, mais à lui faire une place à ses côtés, ce qui relève de la civilisation, par contraste avec une nature réglée par " la préoccupation que tout être particulier a de son être même " (Lévinas). Il ne faut pas oublier, comme le fait parfois la pensée de gauche, que la civilisation implique souvent une rupture avec l'impulsion naturelle (par exemple le renoncement à la vengeance ou à la préférence nationale) qui est loin d'être sans mérite. Ainsi, c'est une erreur de croire que seul le racisme résulte d'un conditionnement et qu'il suffit d'échapper à celui-ci pour faire place à l'étranger. Comme l'écrit Bergson, seul l'amour du proche est instinctif, certainement pas l'amour du prochain (l'étranger), ni même sa reconnaissance ; il a fallu toute la puissance de la religion monothéiste (la philosophie n'y suffit pas) pour l'introduire sur la scène de l'histoire, car tel est le sens du monothéisme : apprendre aux hommes qu'issus d'un même et unique Dieu, ils doivent se regarder comme des frères. Le caractère artificiel de la reconnaissance de l'étranger est confirmée par l'histoire comme par l'ethnologie : la première nous rappelle que les Grecs (y compris leurs plus grands philosophes) divisaient les hommes en Héllènes et en barbares ; la seconde nous montre que " l'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom qui signifie les " hommes "... impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine" (Lévi-Strauss). A la vérité, c'est plutôt l'antiracisme qui exige un conditionnement: et quel conditionnement ! Par exemple, en France, il a fallu que soit mise en œuvre toute la puissance de l'école et de la télévision (je dis bien de la télévision !), et cela plusieurs décennies durant, pour que les préjugés racistes, sans être éradiqués (est-ce possible ?) deviennent l'exception dans la jeunesse. Ainsi, n'est-il pas étonnant que, dans la quasi totalité des pays du monde, ce soit le principe " naturel " de la préférence nationale (celui-là même réclamé par le Front National) qui soit appliqué, sans trop d'état d'âme semble-t-il. Un peuple qui rejette et dans sa législation et à chaque élection un tel principe (en avril 2002, 82% des électeurs !) n'a pas vraiment lieu d'avoir honte de lui-même.

Cela ne signifie pas que nos sociétés soient parfaites : elles présentent encore maintes imperfections, comme la persistance de poches de misère et de pauvreté, le chômage, même rémunéré, le caractère précaire de trop d'emplois, nombre d'inégalités et d'injustices (parmi lesquelles il faudrait d'ailleurs compter les abus dont se rendent coupables certains privilégiés, ainsi que les détournements de dispositions destinées aux plus démunis : chômage utilisé pour bénéficier d'une année sabbatique ou voyager, aides touchées par de pseudo-mères célibataires, etc.) A ces imperfections corrigibles, s'en ajoutent d'autres qui le sont moins facilement, compléments quasi mécaniques de nos conquêtes : par exemple, dans un premier temps, la scolarisation généralisée ne peut faire que de l'illettrisme un drame, les progrès du droit exacerber le sentiment d'injustice, ceux de la non-violence redonner sens et chance à la violence, l'égalisation des conditions accroître la rivalité entre les hommes… (1) Mais ces limites et ces insuffisances ne doivent pas être utilisées comme des contradictions qui condamnent les sociétés modernes mais comme des problèmes à affronter. Elles ne peuvent non plus nous faire oublier nos succès, et notamment le plus inouï d'entre eux, à savoir le fait que tant d'hommes puissent aujourd'hui avoir une biographie individuelle.

(1) Ce sont là des aspects de la relativité du progrès, lequel s'accompagne nécessairement d'une perte, ne serait-ce que celle de la situation qu'il a transformée. Ainsi, on sait que l'invention de l'imprimerie a entraîné la disparition de la culture orale et des " arts de la mémoire " ; pourrait-on donner un seul exemple de progrès sans perte ? Le jour où la médecine aura vaincu la douleur, ce qui est éminemment désirable, les hommes ne seront-ils pas privés en même temps d'une expérience humaine fondamentale ? Même la disparition de l'esclavage, selon Rousseau, a eu sa contrepartie : " Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité ". C'est ainsi qu'aucun progrès ne peut satisfaire complètement : d'où la tentation de le méconnaître. Rousseau, qui avait mieux conscience qu'aucun autre de cette relativité, en vient à contester la notion même de progrès : " Il n'y a point de vrai progrès de raison dans l'espèce humaine par ce que tout ce qu'on gagne d'un côté on le perd de l'autre ". On trouve le même scepticisme chez un auteur comme Claude Lévi-Strauss. Mais quand ils auraient raison, cela ne devrait pas nous empêcher de reconnaître, sinon la supériorité des sociétés modernes, du moins leur grandeur propre.

Genèse de leur réussite: éléments.

D'où provient cette réussite de nos sociétés ? Il me semble qu'elle est la résultante, pas forcément prévisible, de plusieurs forces quelquefois contradictoires en apparence : le capitalisme pour les progrès économiques, la démocratie pour la liberté (autonomie et participation), le socialisme pour l'égalité et la justice sociale, sans oublier le développement des sciences et des techniques, la démocratisation de l'école, ces nouvelles Lumières que sont le féminisme et l'antiracisme, etc. Il y a peut-être une grande part de chance dans cette concordance ; après tout, ces forces auraient pu se faire obstacle les unes aux autres : en ce sens, l'idée d'un miracle (comme on parle du miracle grec) n'est pas nécessairement déplacée, même si elle doit faire bondir les innombrables adversaires de la modernité.

Ainsi, contrairement aux prévisions de Marx, le capitalisme n'a pas entraîné la paupérisation des travailleurs mais leur enrichissement régulier: le salaire des ouvriers a été en fait indexé sur la richesse qu'il permet de produire et non pas sur les moyens nécessaires à la reproduction de leur force de travail (c'est Smith, et non Marx, qui avait raison, quand il écrivait que "le prix élevé du travail doit être regardé non seulement comme preuve de l'opulence de la société mais comme la chose en quoi l'opulence publique consiste effectivement "). De même les luttes sociales, qui auraient pu freiner la croissance économique capitaliste, l'ont au contraire stimulée ; et, de manière encore plus paradoxale, " le résultat le plus durable de la Révolution d'Octobre, dont l'objet était le renversement mondial du capitalisme, fut de sauver son adversaire, dans la guerre comme dans la paix, en l'incitant par peur, après la seconde guerre mondiale, à se réformer " (Hobsbawm). De même encore, le progrès des idées féministes et antiracistes s'est moins réalisé contre le capitalisme, comme on le prétend souvent, qu'à sa faveur : le principe de l'exploitation maximale des ressources humaines a pour conséquence la sélection des ressources humaines les plus rentables, indépendamment de toute autre considération liée au sexe ou à l'identité raciale, contribuant ainsi, involontairement mais de façon décisive, au succès des combats idéologiques visant à faire du sexisme et du racisme des préjugés d'un autre âge.

Au reste, le poids respectif de chacune de ces forces que sont le capitalisme, le socialisme, la démocratie etc. est difficile voire impossible à mesurer, d'autant qu'elles ne sont pas indépendantes les unes des autres. Certaines sont reconnues, d'autres sous-estimées. Par exemple, Karl Popper écrit : " Cette réussite est le fruit de beaucoup de travail, de beaucoup d'efforts, de beaucoup de bonne volonté et avant tout de beaucoup d'idées créatrices dans des domaines variés ". Le rôle de ces " idées créatrices " est trop méconnu, du moins en France, où l'on a tendance à privilégier la contestation ou la revendication comme facteurs de progrès : pensons par exemple au combat écologique qui ne sera sans doute gagné que si, du sein des entreprises industrielles ou des centres de recherche, un certain nombre d'innovations technologiques sont réalisées; le rôle de la contestation et de la revendication étant alors de favoriser la prise de conscience de l'urgence de ces innovations (comme ce fut le cas pour le sida).

De la même manière, si l'apport des classes laborieuses est justement salué, celui des entrepreneurs ou des patrons est systématiquement dénié. A cause du marxisme (et pas nécessairement de Marx, qui a toujours souligné le caractère révolutionnaire de la bourgeoisie : " Elle a été la première à montrer ce que l’activité de l’homme peut réaliser, et a accompli des miracles surpassant de loin les pyramides égyptiennes... ") on tient pour une évidence quasi-scientifique qu'ils forment une classe oisive ou mieux, parasite de la classe ouvrière, seule réellement productrice. Cette affirmation n'a guère de sens historiquement : elle confond l'homme de la rente et l'homme du profit (ce que Marx se gardait de faire : la rente est conservatrice, le profit progressiste, disait-il) ; le premier était un bénéficiaire du travail, le second est un organisateur du travail : " Qui vit de la rente n'a point à se demander comment celui qui la paye en trouve les moyens. C'est tout autre chose de faire des profits : il faut utiliser le travail de façon à ce que tous les frais payés il reste un bénéfice à l'organisateur... La recherche du profit est inévitablement recherche de productivité " (Jouvenel). Les élites des sociétés industrielles sont fondamentalement différentes des élites antérieures : tandis que celles-ci regardent la production comme une fonction indispensable mais basse, à laquelle elles doivent rester étrangères pour être élites, les premières y voient la tâche majeure de la société, à laquelle chacun doit contribuer selon sa capacité, de telle sorte que l'élite n'est élite que par la supériorité de sa contribution à l'objet commun. " Cette façon nouvelle (et inouïe dans l'histoire des civilisations) d'entendre l'élite, écrit encore Jouvenel, m'apparaît comme la raison suffisante du contraste prodigieux offert par les progrès matériels de notre société moderne avec la stagnation ou la médiocrité des progrès des sociétés anciennes et de notre ancienne société ". Dans sa fameuse Parabole, Saint-Simon opposait l'ensemble des Français " les plus essentiellement producteurs " (maîtres de forge, négociants, fabricants de coton... maçons, couteliers, cordonniers...) aux improductifs " propriétaires les plus riches vivant noblement ", et nullement les patrons aux ouvriers, comme nous avons encore trop souvent tendance à le faire.

Ce n'est là d'ailleurs qu'un aspect d'un événement plus radical, à savoir l'invention, à la fin du XVIIIe siècle, de ce qu'on a pu appeler le " travail pur ", c'est à dire débarrassé de tout ce qui n'était pas indispensable à son efficacité, notamment un certain ton de liberté ; l'organisation du travail, en le séparant progressivement de toutes les autres activités vitales, lui a conféré un sérieux inconnu auparavant. Si les sociétés modernes sont essentiellement des sociétés de travailleurs, ce n'est pas simplement parce que le travail est devenu le fait de tous (Hannah Arendt) ainsi qu'une valeur sociale centrale (Eric Weil) mais aussi en raison de ce qu'on a pu appeler un " puritanisme du travail " qui a sans doute décuplé son efficacité (tout en lui conférant un caractère souvent bien morne). Comme l'explique Jouvenel, ce " puritanisme " ne s'est d'ailleurs pas introduit sans résistance dans nos sociétés, puisqu'il a consisté non seulement, au nom de l'efficacité, à autonomiser le travail, mais aussi à désacraliser les manières de faire traditionnelles, transmises comme des mystères de maître à apprenti; à défaire le lien qui, de tout temps, a uni l'objet fabriqué aux procédés mis en œuvre pour le produire, ce qui conduisait à considérer comme un tricheur celui qui s'acquittait de sa tâche au moindre effort. Tout progrès de la productivité présupposait un changement d'attitude : on ne devait plus regarder négativement un fabricant capable d'offrir un objet analogue à moindre prix parce qu'il avait trouvé d'autres moyens de le réaliser, par exemple un nouveau procédé permettant de recourir à une main d'œuvre non qualifiée. Cette mise en place d'un travail commandé par le seul souci de la productivité n'a pas résulté d'une simple évolution, mais a constitué une véritable révolution culturelle, ébranlant profondément l'ancienne société européenne. Cet ébranlement fut encore plus dramatique là où cette révolution survint comme une contrainte exogène, " apportée par des hommes du dehors ". On peut toutefois penser qu'aucune société traditionnelle (européenne ou non européenne) ne pouvait faire l'économie de cette organisation du travail pour se développer matériellement, quitte à garder la nostalgie de l'époque où le travail s'inscrivait dans la continuité de la vie, où " la vendange était nécessaire à la subsistance mais aussi une fête " (Jouvenel).

Genèse (suite)

Le moralisme actuel est tout à fait incapable de rendre compte des qualités qui furent nécessaires à la création du monde moderne. Il consiste à réduire la morale à la seule éthique de la conviction, expression utilisée par Max Weber pour désigner une morale où l'on agirait uniquement par pur respect des principes, sans se fonder sur le calcul des conséquences (par opposition à l'éthique de la responsabilité). Or jamais une telle éthique, à elle seule, n'aurait été capable d'engendrer nos sociétés actuelles ; il a fallu pour cela mettre aussi en œuvre des vertus multiples et diversifiées, et pas toujours très " morales " au regard du moralisme : intelligence, esprit d'entreprise, passion de la recherche, détermination, capacité à diriger, conscience professionnelle, philanthropie, ambition, sens des responsabilités, ingéniosité, goût du profit, intransigeance, etc. Il faudra bien un jour apprendre à réintégrer certaines de ces vertus (toutes ?) dans la morale véritable ; faute de quoi nous courons le risque de rester étrangers à notre propre monde.

D'autant que ce moralisme s'accompagne naturellement d'une dévalorisation des activités techniques (utilitaires), au nom d'un humanisme superficiel. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une opposition est dressée entre la culture et la technique ou l'industrie : préjugé séculaire qui consiste à " croire que donner une application constante et suivie à des expériences et des objets sensibles et matériels, c'est déroger à la dignité de l'esprit humain " (Diderot). Préjugé persistant qui fait dire à G. Simondon que notre culture, trop souvent, " se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie ; de même la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermée de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain " (Du mode d’existence des objets techniques). Cet " humanisme facile " ne nous aide guère à reconnaître la grandeur d'une société, qui est issue pour une large part du génie industriel de l'homme (ce préjugé n'est peut-être pas non plus étranger au discrédit si fréquent des entrepreneurs, notamment auprès du monde dit cultivé).

Le catastrophisme écologique (qu'il ne faut pas confondre avec la pensée écologique) appartient à cette vieille tradition technophobe. Il n'est pas impossible que le développement des sciences et des techniques modernes ne nous fasse courir un certain nombre de risques non négligeables. Il ne faut pas en oublier pour autant toutes les catastrophes qu'elles ont permis d'éviter : à commencer par les épidémies naturelles qui ravageaient régulièrement telle ou telle partie de l'humanité. C'est grâce aux biotechnologies modernes qu'au cours des dernières décennies des épidémies comme le sida, ou le sras ont pu être partiellement contenues. En Afrique aujourd'hui ce n'est pas leur présence mais leur absence qui est catastrophique. Et la grippe aviaire, avec son risque de contamination grave aux hommes, en ce moment même, ne serait-elle pas encore plus redoutable sans la science moderne ? Quand on fait le bilan humain des progrès scientifiques et techniques, il ne faut pas simplement prendre en compte les catastrophes éventuelles dont ils seraient porteurs, mais celles qu'ils ont réellement empêchées. Le procès de Descartes, pour avoir annoncé et salué la naissance d’ une science nouvelle, capable de rendre l’homme "comme  maître et possesseur de la nature ", est plus facile à faire dans les pays qui bénéficient de cette science et de ses applications que dans ceux où elle est encore inconnue. Ce qui ne signifie pas bien sûr que le principe de précaution est inutile...

                                                                 Objection 1: le bonheur

Si nos sociétés sont à ce point idéales, demandera-t-on , comment se fait-il que nos contemporains ne se sentent pas plus heureux ?

A la vérité, ce n'est surprenant qu'en apparence : qui a jamais pensé que détenir un pouvoir sur sa vie devait nécessairement rendre plus heureux ? On sait qu'une certaine angoisse est la compagne fidèle de la liberté. Dans les sociétés modernes, les rôles de chacun ne sont pas aussi strictement définis que dans les sociétés traditionnelles. C'est là une ouverture majeure et en même temps une source de difficultés et d'inquiétude. A tel point, par exemple, qu'il n'est pas impossible de penser que la condition des femmes est plus compliquée aujourd'hui qu'hier puisqu'elles ne peuvent plus avancer sur une route tracée d'avance, mais qu'elles doivent pour une part l'inventer. L'importance prise aujourd'hui par la notion de " développement personnel " manifeste aussi l'angoisse qui peut survenir lorsqu'on est à même de se soucier de soi. Ainsi une certaine mélancolie des sociétés démocratiques est-elle naturelle et, à moins de faire du bonheur un impératif catégorique, elle ne doit pas suffire à les discréditer.

D'une manière plus générale on ne saurait faire du seul bonheur le critère pour évaluer la réussite d'une société. D'abord à cause de l'indétermination partielle de la notion. Ensuite parce que le bonheur ne constitue pas nécessairement la finalité suprême d'une vie humaine ( plusieurs ont pensé, pensent encore, que cette finalité est " toute différente et beaucoup plus noble " Kant ); autrement dit, parce qu'on peut dans sa vie poursuivre un autre but que le seul bonheur, un but politique, religieux, artistique… ce n'est pas tout à fait la même chose, même si ce n'est pas incompatible, de chercher à être heureux et de chercher à construire quelque chose autour de soi ou en soi.

Enfin et surtout parce que le bonheur ne saurait être l'œuvre directe d'aucune cité ; celle-ci, quelle qu'elle soit, ne peut que chercher à créer les conditions d'une vie heureuse, à charge pour chacun ensuite d'en faire bon usage s'il le veut ; elle doit même se garder d'aller au-delà, sous peine de tomber dans ce que Kant appelait " le pire paternalisme ", que nous appellerions plutôt aujourd'hui totalitarisme; la cité idéale elle-même ne signifie pas que tous les hommes y seront heureux, mais que chacun aura la possibilité de l'être "à condition de le vouloir (non de le souhaiter ou de le rêver) ". Il me semble que dans nos sociétés ces conditions existent pour le plus grand nombre.

Et quand bien même les hommes des sociétés occidentales seraient effectivement moins joyeux que de nombreux autres pourtant moins favorisés ailleurs dans le monde ? C'est ce que rapportent souvent ceux qui reviennent de voyages lointains : les enfants des bidonvilles du Caire ou de Calcutta seraient plus joyeux que les enfants européens. Mais ce serait à vérifier et par ailleurs s'agit-il uniquement d'être joyeux ? On peut penser que le déploiement en chacun des facultés proprement humaines constitue aussi un objectif essentiel de la civilisation : ce déploiement passe notamment par l'instruction et la culture, et il n'est pas dit que ce soient là les meilleurs vecteurs de la joie ; pour nombre d'enfants, l'école buissonnière est plus drôle que l'école tout court ; et pas simplement l'école buissonnière, mais la vie active elle-même qui, pour autant qu'elle ne soit pas trop épuisante, peut aussi offrir des plaisirs plus vifs que ceux de l'étude. La scolarisation obligatoire n'implique nullement un gain de plaisir pour tous; c'est peut-être même le contraire ; il reste qu'on peut la penser indispensable au déploiement d'existences vraiment humaines. Dans une lettre à la Princesse Elisabeth, Descartes avoue " qu'il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissances ". Pour dire les choses autrement, il ne s'agit pas d'être le plus joyeux, ni même le plus heureux possible, il s'agit de l'être aussi de la manière la plus conforme à l'humanité, quitte à l'être moins vivement. Ce ne sont pas là simplement de " belles idées " de philosophes, c'est le principe qui soutient la place faite à l'école et à la culture dans un pays comme la France.

Objection 2 : le tiers monde

On objectera que nous avons acquis notre bien-être au détriment du reste du monde, par la colonisation et le pillage des pays du Sud. Cet argument mérite plusieurs réponses. Notons d'abord qu'on ne peut affirmer à la fois et sans contradiction que nous devons notre bien-être à l'exploitation des pays du Sud et que ce bien-être est une pure illusion ! Mais au-delà de cet aspect rhétorique, dans quelle mesure une telle description de la colonisation est-elle exacte ? C'est là sans aucun doute une question décisive : il n'est nullement indifférent de savoir si les sociétés occidentales ont constitué leur richesse au détriment du Tiers-monde et si elles continuent de le faire. Or, aujourd'hui, une réponse nuancée semble s'imposer. Si on se reporte aux analyses de Paul Bairoch, dont les travaux historiques sur ce point font autorité, le bilan économique de la colonisation doit être dressé à partir des deux faits suivants :

   d'une part " l'expansion coloniale occidentale est un élément primordial, toutefois pas unique, dans l'explication des chances manquées par le Tiers-Monde au XIXe siècle " (de participer au développement économique parti d'Angleterre au XVIIIe et qui s'était étendu de proche en proche aux autres pays occidentaux). Trois obstacles naturels handicapaient celui-ci pour bénéficier de la révolution commencée en Europe : l'éloignement géographique, la densité de peuplement et surtout la différence climatique. Ils rendaient très difficile le transfert spontané de semences, animaux domestiques et techniques de cultures améliorées, qui ont été l'essence de la révolution agricole, base de la révolution industrielle en Occident La colonisation a fait le reste : en réduisant l'économie des pays colonisés à l'exportation des matières premières brutes, elle leur a causé, " d'ailleurs non volontairement dans la plupart des cas ", des dommages irréparables. Ce préjudice majeur est avéré historiquement pour tous les pays colonisés, d'Amérique du sud, d'Afrique ou d'Asie.

   D'autre part, " les bénéfices retirés par l'Occident de cette aventure coloniale ont été très faibles et sans commune mesure avec les dommages qu'elle a occasionnés. " Ainsi le démarrage de la révolution industrielle a-t-il été indépendant en Angleterre, comme dans la plupart des autres pays occidentaux, de la colonisation. Et si, par ailleurs, on compare les croissances économiques au XIXe siècle, on est obligé de remarquer que ce sont les pays non colonialistes (Allemagne, Belgique, Suisse, Suède, Tchécoslovaquie, USA) qui ont connu le développement le plus rapide. " La corrélation est presque parfaite " : la Belgique devenue puissance coloniale a vu sa croissance se ralentir sensiblement ; les Pays-Bas l'ont vue s'accélérer avec la perte de leur empire. Quant aux USA ils avaient atteint le plus haut niveau de vie du monde dès 1910, c'est à dire avant qu'ils ne commencent à exercer une emprise néo-coloniale sur le Tiers-Monde ; leur succès est dû essentiellement au niveau technique élevé de leur population joint à un vaste territoire aussi riche sur le plan agricole que minier. " Aujourd'hui, ajoute Bairoch, une autarcie complète des Etats-Unis vis à vis du Tiers-Monde (importations et rapatriement des bénéfices) n'entraînerait probablement pas de réduction du niveau de vie par habitant supérieure au gain réalisé en moyenne en six mois... "

Il résulte de ces analyses que le sentiment d'une dette à l'égard des pays du Sud est parfaitement justifié: le préjudice n'est pas lié au bénéfice réalisé mais au dommage causé. Même si, comme le dit encore Bairoch, " au cours de l'histoire un grand nombre de civilisations ont à maintes reprises causé d'énormes torts à d'autres civilisations moins fortes militairement sans songer jamais par la suite à d'éventuelles réparations [...], une injustice passée ne peut servir d'excuse à une iniquité présente " (surtout quand on se prétend civilisés). En revanche l'idée selon laquelle nous ne pourrions pas être fiers de notre bien-être (et de la possiblité qu'il offre à la grande majorité d'entre nous d'avoir une existence personnelle) parce qu'il serait dû pour une large part au pillage d'autrui n'est pas justifiée : la prospérité des sociétés modernes est bien essentiellement leur œuvre.

                                                       Objection 3: les Trente Glorieuses

On entend souvent dire également que l'ère de prospérité des sociétés occidentales correspond aux fameuses " Trente glorieuses " et qu'elle s'est interrompue vers le milieu des années 70.

En supposant que cette objection soit vraie, il n'en resterait pas moins que, pour que cette période prenne fin, il a bien fallu d'abord qu'elle existe ! A la vérité, cette objection serait plus convaincante si elle n'émanait la plupart du temps de ceux qui ont constamment nié la réalité de ces mêmes " Trente glorieuses " au moment où elles se produisaient. Hobsbawm reconnaît qu'on a mis, que lui-même a mis, bien longtemps à admettre la " nature exceptionnelle de cette époque ". En France, Jean Fourastié, à qui l'on doit l'expression (les Anglo-Américains parlent eux d'" Age d'or ") a été longtemps tenu pour un économiste réactionnaire. Pourquoi ceux qui se sont montrés aussi aveugles alors seraient-ils nécessairement plus clairvoyants aujourd'hui, lorsqu'ils déclarent close cette ère de prospérité capitaliste ?

L'autre nom de cette prospérité est l'" Etat providence " et, là encore, on suivrait plus facilement ceux qui dénoncent son démembrement actuel si ce n'étaient généralement les mêmes qui voyaient en lui alors une mystification : il est plaisant d'entendre à la radio un dirigeant de la LCR prendre la défense de l'Etat providence ! Je ne savais pas qu'il avait existé pour cette organisation !

On doit également contester la thèse d'une rupture radicale depuis les années 80 . Comme l’écrit Jean-Paul Fitoussi dans La Démocratie et le Marché  en 2004: " La nostalgie n’est pas un moyen d’analyse. Dans les années cinquante, soixante et soixante-dix, la population du monde était beaucoup plus pauvre qu’aujourd’hui et les conditions de vie, y compris dans les pays développés, beaucoup plus difficiles ". Il y a sans doute eu un infléchissement économique à partir de la fin des années 70, mais il n'a pas empêché nos sociétés de continuer à s'enrichir, et cela au profit de la grande majorité de nos concitoyens (même si c'est dans des proportions différentes sur lesquelles nous reviendrons plus loin). Commençons par la croissance économique, qui a diminué mais qui n'a pas disparu: une croissance de 2% par an du PIB est loin d'être négligeable (même si la signification de cet indice est loin d’être univoque), et " ce qui nous apparaît aujourd'hui comme bien peu a d'abord été considéré (par les économistes du XIXe siècle) comme un rêve fou. " (Daniel Cohen). C'est la croissance économique d'après-guerre qui est exceptionnelle historiquement, et non la croissance actuelle qui serait médiocre ; surtout si on ne perd pas de vue qu'un taux positif, aussi faible soit-il dans l'absolu, ne définit pas simplement une progression économique constante mais accélérée : par exemple un taux de 2% sur 50 ans ne correspondra pas à un doublement mais presque à un triplement du produit initial !

Au-delà des chiffres, cet enrichissement continu a une réalité visible. Un seul exemple : l'amélioration ininterrompue du cadre de vie de la grande majorité des Français au cours des trois dernières décennies. Il s'agit d'abord de l'amélioration de l'habitat, par la généralisation du confort. Mais aussi des changements survenus dans le cadre plus global de " l'habiter ", initiés par l'Etat et les collectivités territoriales en réponse à une demande sociale certaine: nos habitations ont été séparées des zones industrielles et de leurs nuisances ; l'espace public (délaissé par l'histoire depuis la Rome antique) est valorisé dans les villes et dans les villages ; la notion de patrimoine, après les monuments historiques, englobe désormais les paysages (pour des raisons esthétiques) et les espaces naturels (pour des raisons écologiques). Même les zones fortement touchées par l'évolution économique, dans le Nord ou dans l'Est, témoignent d'efforts indéniables et visibles d'amélioration. Tout cela représente un coût énorme et serait impossible à réaliser sans la prospérité de notre société.

Quant à l'Etat providence, l'idée selon laquelle il aurait été démembré ou serait en passe de l'être constitue elle aussi une caricature, du moins pour la France, comme le prouve le fait que les dépenses liées à la protection sociale, malgré un ralentissement des ressources permettant de les financer, n'ont cessé de croître. En dépit des nombreuses catastrophes annoncées, l'Etat providence n'a pas disparu. La preuve sensible en est la demande sociale toujours plus forte à son endroit : l'Etat est désormais sommé de nous protéger de la canicule ou des méfaits du tabac ! A la vérité, l'Etat- providence n'a pas disparu mais changé : on est en train de passer d'un " système passif de garanties à un système actif pour l'emploi " (B.Pallier), dans lequel l'objectif n'est plus la garantie du revenu de remplacement mais le retour à l'emploi. On peut contester cette évolution, mais en aucun cas l'identifier à une destruction de l'Etat social.

Même Hobsbawm, qui fait cesser l'Âge d'or économique de l'après- guerre au milieu des années 70, reconnaît que " l'ensemble des pays industriels du 19e siècle ont conservé collectivement (à la fin du 20° siècle) de beaucoup la plus forte concentration de richesse, de puissance économique, scientifique et technique de la planète, et leurs populations jouissent de loin du plus haut niveau de vie... Dans cette mesure, l'impression d'un vieux monde " eurocentré " ou " occidental " en plein déclin est superficielle " (L'Âge des Extrêmes, 1994).

Par ailleurs, les produits de cette croissance se sont diffusés beaucoup plus largement qu'on a tendance à le penser: ainsi, selon les études de l’INSEE, entre 1985 et 2000 le pouvoir d'achat de l'ensemble des ménages a progressé de 38 %, alors que le sentiment général est plutôt celui d'une dégradation générale des conditions de vie . Le sentiment, pourtant injustifié, d’une dégradation de nos conditions matérielles de vie tient à ce que la hausse du pouvoir d'achat du salaire moyen, tout en restant réelle, n'est plus aussi visible qu'au cours des fameuses " Trente glorieuses ". Il reste que, vaille que vaille, les Français continuent à s'enrichir, et la pauvreté , globalement et moins vite qu’au cours des années précédentes, à reculer.

Le taux de pauvreté est ainsi passé de 1990 à 2004, pour le seuil à 50%, de 6,6% de la population totale, à 6,2% ( alors que parallèlement ce seuil s’élevait en euros constants de 576 à 657 euros mensuels par personne) ; et pour le seuil à 60% ( soit 788 euros en 2004), de 13,8% en 90 à 11,7% en 2004. L’un des problèmes principaux auxquels nous sommes confrontés concerne ces 3,6 millions (seuil à 50%) ou 6,8 millions (seuil à 60% ) de nos concitoyens qui souffrent encore de la pauvreté et parfois de la misère: que faire pour qu'ils puissent à leur tour accéder à une vie vraiment humaine ? Autrement dit, que faire pour que les progrès réalisés tout au long du XXe siècle puissent s'étendre encore et bénéficier à la totalité de la société ? Il n’est pas du tout assuré que cette nouvelle étape dans la lutte contre la pauvreté puisse être franchie aussi facilement que les précédentes. On aura toutefois compris que la révolution ne constitue pas forcément la solution adéquate !

                                                      Objection 3bis: l'ultralibéralisme.

Reste le spectre de l'ultra-libéralisme, qui doit être aussi examiné. Nos sociétés seraient sous la menace d’un retrait massif de l’Etat hors de la société civile, livrant celle-ci sans défense aux puissances d’argent. La réalité de cette menace est à la vérité tout à fait discutable.

D’abord parce qu'un tel retrait contredirait une tendance lourde de l'histoire de nos sociétés depuis plusieurs siècles au renforcement régulier de la puissance de l'Etat et à l'extension tout aussi régulière de ses compétences. Cette croissance de la puissance de l'Etat se manifeste notamment à travers la normalisation de l'impôt et l'augmentation constante de ses fonctionnaires jusqu'à leur omniprésence. La démocratie n'a rien changé à cette évolution ; elle a au contraire donné un pouvoir supplémentaire à l'Etat en lui conférant la légitimité populaire. " De régime en régime, plus d'impôts, plus de fonctionnaires et plus de lois " (Jouvenel). Le 20E siècle n’a fait que renforcer cette tendance profonde : ainsi le pourcentage des dépenses publiques par rapport au PIB (indice de l’action économique de l’Etat) n’a cessé de croître dans tous les pays développés, passant par exemple de 8 % pour les USA, 13 % pour la GB et 17 % pour la France en 1910 à respectivement 39 %, 41 % et 55 % en 2002 Un retrait massif de l'Etat représenterait une inversion de tendance bien surprenante historiquement.

Un tel retrait serait par ailleurs peu compatible avec l'une des caractéristiques fondamentales des sociétés modernes: leur complexité croissante, qui exige impérativement une organisation elle-même croissante : l'Etat en est le principal maître d'œuvre. Pour ne prendre qu'un seul exemple, il doit toujours plus s'impliquer dans l'organisation de la circulation automobile, à tel point que dans plusieurs pays du monde, dont la France, les véhicules individuels (autrefois extension du domicile) sont passés du domaine privé au domaine public (ceinture de sécurité obligatoire, interdiction de téléphoner etc.), indépendamment des choix politiques des gouvernants. Comme l'écrit Galbraith : " Le moteur de l'évolution historique dans les pays non socialistes évolués, c'est l'organisation... Elle réside avant tout dans le vaste et omniprésent Etat moderne. On trouvera l'Etat un rien trop gros ou un rien trop petit selon qu'on est conservateur ou social démocrate; mais tous les réalistes en tomberont d'accord, l'Etat continuera d'être très gros ".

La mondialisation ou la globalisation n’a pas foncièrement modifié la donne, contrairement à une idée très répandue. Ainsi le pourcentage des dépenses publiques par rapport au PIB a continué à croître depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, et cela dans tous les pays développés. Il existerait même selon Dani Rodrik une corrélation statistique entre l’ouverture d’une économie et la taille de l’Etat, cette ouverture devant être soutenue par l'Etat et suscitant à son tour dans la population un besoin accru de protection étatique. JP Fitoussi souscrit à cette analyse et précise " qu’il existe un cercle vertueux entre ouverture internationale, c’est à dire mondialisation, et sécurité économique : l’ouverture accroît la demande de sécurité et la satisfaction de cette demande constitue une incitation à l’ouverture ". Or cette demande de sécurité ne peut être satisfaite que par l'Etat.

Qu'on s'en désole ou qu'on s'en réjouisse, un désengagement massif de l'Etat ne semble guère à l'ordre du jour.

                                                           Objection 4 : les inégalités.

On entend souvent dire que les inégalités s'aggravent perpétuellement et qu'elles n'ont jamais été aussi fortes aussi bien entre pays qu’à l’intérieur de chacun d’eux. En vérité, pour ce qui est des inégalités sociales, une telle affirmation ressemble surtout à un slogan.

D'abord parce que la notion d'inégalité est loin d'être claire et distincte, dans la mesure où elle désigne souvent à la fois un fait (une différence) et un jugement de valeur (une injustice) :or une inégalité peut être injuste, mais ne l'est pas nécessairement : ainsi une même inégalité de salaire n'a-t-elle pas le même sens selon qu'elle récompense deux tâches égales ou inégales : dans le premier cas, elle constitue une injustice flagrante ; dans le second, c'est plutôt l'inverse qui pourrait constituer l'injustice.

Ensuite, de quelles inégalités affirme-t-on l’aggravation ? Entre les très riches et les très pauvres ou entre les riches et les pauvres ? Parle-t-on uniquement des inégalités de revenus ? Comprennent-elles les produits issus de la redistribution ? S'agit-il de l'ensemble des inégalités matérielles et immatérielles ? Et la comparaison est-elle à court, moyen ou long terme ? En tout cas, si l'on envisage l'ensemble des inégalités (matérielles et immatérielles) sur le demi siècle écoulé (et a fortiori sur le siècle entier) il serait plus juste de parler d'une réduction plutôt que d'une aggravation des inégalités : entre les hommes et les femmes, dans l'accès à la santé, aux études secondaires, aux loisirs... L'Ecole est peut-être à deux vitesses, mais que l'on n'oublie pas qu'il y a moins de quarante ans encore la très grande majorité des enfants n'entraient pas au collège ! Le processus d’ " égalisation des conditions ", selon l’expression de Tocqueville, n’est guère discutable dans nos sociétés.

On dira que tout cela a changé au cours des dernières décennies ; cela reste à prouver : pour m’en tenir aux inégalités strictement matérielles, je lis dans Daniel Cohen qu'aujourd'hui on ne peut même plus distinguer les classes sociales par la nature de leurs biens d'équipement comme on pouvait le faire il y a encore une trentaine d'années : " La grande majorité des ménages est équipée de nos jours de tous ces biens dont le XXe siècle a fait provision. Les écarts se jouent désormais au sein de chaque bien par la qualité qui s'y rapporte ". Ce qui est confirmé statistiquement parlant par les derniers chiffres de l'Insee : le rapport interdécile (entre le revenu des 10% les plus riches et celui des 10 % les plus pauvres) est passé de 4.8 en 1970 à 3,3 en 1999 et à 3,1 en 2004 ; l'indice de Gini, qui est également un indicateur de la concentration des revenus, nous indique la même évolution ; de telle sorte qu’on est en droit d’éprouver une certaine perplexité à l’égard des affirmations, pourtant péremptoires et répétées, selon lesquelles " jamais les inégalités n’auraient été aussi grandes ".

D’autant plus qu’au delà des chiffres, et d'une manière plus décisive, comme l'a observé Schumpeter, l'enrichissement des sociétés occidentales a pour caractéristique d'avoir beaucoup plus profité aux pauvres qu'aux riches, alors que c'était l'inverse dans les sociétés antérieures: "La reine Elisabeth portait des bas de soie. L'achèvement capitaliste n'a pas consisté spécifiquement à procurer aux reines davantage de ces bas, mais à les mettre à la portée des ouvrières d'usine en échange de quantités de travail constamment décroissantes (...) ; nous constatons que l'évolution capitaliste améliore le niveau d'existence des masses, non pas en vertu d'une coïncidence, mais par le fonctionnement même de son mécanisme (mécanisme de production de masse, donc nécessairement synonyme de production pour les masses) " Nathan Rosenberg et L.E.Birdzell, cités par Daniel Cohen, écrivent dans le même sens : " Les premiers marchés capitalistes ont toujours visé le nombre. Les premières usines textiles ont produit des objets de qualité inférieure à celle que les riches consommaient. C'est Henri Ford et non pas Henri Royce qui allait développer l'automobile. En fait les innovations techniques dont les plus riches ont directement bénéficié sont rares : la médecine, l'air conditionné ou les moyens de transport. "

Enfin, et surtout, l'accusation d’inégalité(s) croissante(s) que nous examinons témoigne d'une focalisation contestable sur le problème de l'inégalité économique : dans ce domaine les vrais scandales, ce sont d'abord la misère, puis la pauvreté, l’absence de protection sociale et le chômage même rémunéré, et ensuite seulement l'inégalité. Péguy écrivait dans De Jean Coste en 1902 : " Le problème de la misère n'est pas sur le même plan, n'est pas du même ordre que le problème de l'inégalité [...] Nous, socialistes, nous savons que la misère économique est un empêchement sans faute à l'amélioration morale et mentale, parce qu'elle est un instrument de servitude sans défaut [...] Quand tout homme est pourvu du nécessaire, du vrai nécessaire, du pain et du livre, que nous importe la répartition du luxe ; que nous importe, en vérité, l'attribution des automobiles à deux cent cinquante chevaux s'il y en a. " Autrement dit, tandis que la suppression de la misère est " l'antédevoir social ", et qu'il n'y a pas vraiment de Cité avant que ce devoir ne soit accompli, la suppression des inégalités économiques, selon Péguy, " n'est qu'un des nombreux problèmes qui se posent dans la Cité instituée enfin ". D'autant plus que le XXe siècle nous a appris que la lutte contre les inégalités matérielles et la lutte contre la misère et la pauvreté ne vont pas forcément de pair : on était excusable de le croire avant qu'une même expérience tragique ne se répète plusieurs fois, celle des pays plongés dans la misère et l'inégalité au nom de l'égalité ; on n'est plus excusable aujourd'hui. Certains ne manqueront pas de prétendre que les choses sont plus compliquées, que les expériences invoquées ne prouvent rien, etc. Si les enjeux étaient anodins, ces incertitudes théoriques pourraient justifier qu'on recommence l'expérience différemment ; mais les enjeux sont dramatiques et ne nous laissent d'autre solution que celle de subordonner le combat pour l'égalité matérielle à la lutte pour la croissance économique et la protection sociale. Pour dire les choses autrement avec Robert Castel, l’essentiel n’est pas tant de faire une société d’égaux qu’ une " société de semblables "( selon l’expression de Léon Bourgeois), c’est à dire " une société différenciée, hiérarchisée donc, mais dont les membres peuvent entretenir des relations d’interdépendance parce qu’ils disposent d’un fond de ressources communes et de droits communs " (Castel L’insécurité sociale p.34).

Objection 5 : l'individualisme

Un reproche souvent adressé aux sociétés modernes est leur individualisme. Ce reproche fait problème à plusieurs titres. D'abord parce que le terme d'individualisme est très équivoque : il peut désigner un souci excessif voire exclusif de soi et de ses intérêts (égoïsme), mais aussi le fait de reconnaître une valeur fondamentale aux individus, et pas seulement au groupe. En ce dernier sens, on pourra, comme Louis Dumont, distinguer des sociétés holistes et des sociétés individualistes : " De ce point de vue il y a deux sortes de sociétés. Là où l'individu est la valeur suprême je parle d'individualisme ; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme. " Dans ces dernières, les hommes tiennent leur valeur du groupe auquel ils appartiennent ; dans les premières, celle-ci découle de leur seule appartenance à l'espèce humaine, et il n'y a là rien d'infamant (au contraire). Si donc nos sociétés modernes sont individualistes dans cette acception du terme, elles ont plus à s'en féliciter qu'à en rougir.

Reste le sens ordinaire et péjoratif du terme : l'individualisme comme souci excessif de soi et de ses intérêts, autrement dit comme égoïsme. La condamnation de cet individualisme-là ne va pas non plus de soi dans la mesure où elle est presque toujours associée à une conception erronée parce que superficielle du souci d'autrui et de la générosité. Le véritable souci d'autrui consiste en priorité à s'assumer soi-même (ainsi éventuellement que sa famille) notamment sur le plan matériel. On a déjà beaucoup fait pour les autres quand on a évité d'une façon ou d'une autre de vivre à leur charge. Comme l'écrit Rousseau dans une page pas assez connue d'Emile : " La seule leçon de morale qui convienne à l'enfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien, s'il n'est subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire [...] Les plus sublimes vertus sont négatives, parce qu'elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir, si doux au cœur de l'homme, d'en renvoyer un autre content de nous. O quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d'entre eux, s'il en est un, qui ne leur fait jamais de mal ! " Ce que nous demandent en premier lieu les pauvres ce n'est pas tant que nous participions aux restos du cœur (même si c'est très bien) mais que nous assurions notre vie par notre travail (si nous en sommes physiquement capables ) que nous ne trichions pas sur nos impôts, autrement dit que nous ne détournions pas à notre profit des moyens qui pourraient leur être redistribués. C'est pourquoi il serait temps d'en finir avec le mépris pour tous ceux qui se " contentent " d'assurer leur autonomie matérielle : ce n'est pas un si petit mérite que de ne pas peser économiquement sur les autres et de participer par son travail à l'enrichissement de tous . Il est à noter que cette conception de la générosité, si l'on en croit Paul Ricoeur, n'est pas aussi éloignée de la charité chrétienne qu'on pourrait le penser : " La charité n'est pas forcément là où elle s'exhibe ; elle est cachée aussi dans l'humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social." Ne se trouve-t-elle pas aussi dans les efforts de tous ceux qui s'acquittent de leur mieux de leurs obligations professionnelles et sociales ? L'individualisme, comme souci d'assurer par son travail son autonomie matérielle, n'est donc pas non plus méprisable (bien que constamment méprisé) et s'il est le fait de nos sociétés modernes, il ne suffit pas à les discréditer (1).

Enfin, l'individualisme peut consister à mettre ses intérêts personnels au-dessus de toute autre considération, et donc à traiter éventuellement autrui comme un simple moyen au service de leur réalisation. Cet individualisme ne peut être défendu, et il est sans aucun doute largement répandu dans les sociétés occidentales modernes. Mais l'est il plus qu'ailleurs ou plus qu'avant ? Socrate stigmatisait déjà ses concitoyens pour la priorité qu'ils accordaient aux biens du corps et de la fortune, au point d'en oublier les exigences de la justice. Ce qui est plus méprisable encore , c'est lorsque cet individualisme s'ignore lui-même et se prend pour de la générosité et de l'altruisme. C'est le cas lorsque ces deux valeurs sont dissociées de l'honnêteté, lorsque " chacun a sans cesse à la bouche les mots de compassion et de sympathie, et trouve même du plaisir à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais en revanche trompe quand il le peut, trafique du droit des hommes ou du moins y porte atteinte. " (Kant). Kant précise même que cet ordre de choses " est encore plus déplorable que lorsque chacun ne se préoccupe que de son propre bonheur ". Par là il faut comprendre que la survie de l'espèce humaine est mieux assurée par des hommes indifférents aux autres mais honnêtes que par des hommes bienveillants (surtout en paroles) mais peu scrupuleux sur l'honnêteté. Ainsi la faiblesse de nos sociétés réside-t-elle moins dans leur individualisme (quel que soit finalement le sens qu'on confère à ce mot) que dans leur tendance à croire que la générosité peut exister sans l'honnêteté.

(1) A ceux qui considéreraient qu'il y a là l'expression d'un idéal petit-bourgeois indigne d'une âme artistique, cet extrait d'une chanson du poète canadien Felix Leclerc:

A tous les Bohémiens, les Bohémiens de ma rue

Qui ne sont pas musiciens, ni comédiens, ni clowns

Ni danseurs ni chanteurs ni voyageurs ni rien

Qui vont chaque matin, bravement, proprement,

Dans leur petit manteau,

Sous leur petit chapeau,

Gagner en employés le pain quotidien...

Ces braves Bohémiens sans roulotte ni chien,

Silencieux fonctionnaires aux yeux fatigués,

J'apporte les hommages émus,

Les espoirs des villes inconnues,

L'entrée au paradis perdu.

Objection 6 : l’aliénation.

Une autre objection consiste à prétendre que nous aurions bien acquis un bien-être matériel ainsi qu'un certain pouvoir sur nos vies, mais après avoir été dépossédés des moyens permettant d'en faire un usage réellement positif. Cette dépossession majeure a été décrite de bien des manières. Soit comme l'effet d'un conditionnement direct : le capitalisme n'aurait pu se développer qu'en transformant un maximum d'hommes en consommateurs et ainsi une société de consommation serait moins une société où chacun a la faculté de consommer qu'une société où chacun est conditionné pour le faire, de telle sorte que le pouvoir sur notre vie serait plus illusoire que réel.

Mais on peut également penser à une sorte de conditionnement indirect, ou mieux, par défaut : l'homme des sociétés modernes serait libre mais ne saurait que faire de cette liberté puisque incapable de se donner des fins à poursuivre: " un type d'hommes, écrit par exemple Paul Ricoeur, se constitue qui devient de plus en plus captif du désir, à mesure qu'il est plus maître de ses choix. Telle est la nouvelle figure du serf-arbitre, qui ne consiste pas dans l'absence de choix, mais au contraire affecte notre capacité accrue de choix... Comprendre notre temps, c'est mettre ensemble, en prise directe, ces deux phénomènes: le progrès de la rationalité et ce que j'appellerais volontiers le recul du sens ". Georges Gusdorf parle d'un "individu dégagé dans une certaine mesure des servitudes accablantes du travail et désormais capable de prendre du recul par rapport aux tâches qu'il est contraint d'exécuter mais impuissant à donner du sens à son existence en dehors des médiocres routines du quotidien ".

Plus grave,il ne s'agirait pas seulement de constater qu'aujourd'hui le sens n'est plus fourni avec l'existence, mais de comprendre que nos sociétés modernes ne se sont constituées, et ne pouvaient se constituer, qu'en détruisant un certain nombre de ressources spirituelles nécessaires au déploiement d'existences proprement humaines : notamment en concentrant toutes les activités humaines sur le seul travail et en faisant disparaître du même coup les activités " plus hautes et plus enrichissantes " (seules pourtant capables de donner sens à l'existence) ainsi que les aristocraties politiques et spirituelles qui auraient pu provoquer leur restauration (Arendt, Jouvenel).

Il s'agit, dans tous les cas, de mettre en lumière la face cachée du progrès: ce que nous gagnerions sur un plan (matériel), nous le perdrions sur un autre pourtant plus essentiel, celui du sens. C'est ainsi qu'il faudrait comprendre pourquoi nos contemporains ne font pas un meilleur usage des nouveaux pouvoirs dont ils disposent ; pourquoi ils passent tant de temps devant la télévision, et n'ont d'autres rêves que de consommation...

Toutes ces explications, pour profondes qu'elles soient, ne sont pas les seules possibles. Ce n'est sans doute pas un très beau spectacle que nous offrons en utilisant la majeure partie de nos loisirs à regarder la télévision (et pas forcément les meilleures émissions) ou à surconsommer. Mais est-ce bien la manifestation de notre aliénation ? N'est-ce pas plutôt le fait de " la paresse et de la lâcheté " , pour reprendre les termes de Kant. La médiocrité de l'usage que nous faisons de notre liberté ne prouve rien contre la réalité de la liberté de l'homme moderne ; cela démontre simplement qu'il ne suffit pas d'être libre pour faire un bon usage de sa liberté ; non seulement celui-ci ne s'impose pas, mais il demande la plupart du temps un effort qui le rend finalement plus improbable que le médiocre.

La distinction entre bon et mauvais usage de la liberté ne correspond pas à un usage intellectuel ou non intellectuel, mais plutôt à un usage actif ou passif (" vivre ce n'est pas respirer mais agir " écrit Rousseau) ; ainsi la pratique du sport constitue-t-elle un bon usage au même titre que celle du théâtre ; on peut même regarder TF1 de façon active ! Il reste qu'il sera toujours plus facile de s'abrutir devant la télévision que de mener à bien le moindre projet. On sait en effet depuis Kant (et même avant) que " la paresse et la lâcheté sont les causes qui font que la grande majorité des hommes, après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère, restent cependant volontiers leur vie durant mineurs...Il est si aisé d'être mineur " ; autrement dit qu'un usage adulte (actif) de la liberté ne résulte pas directement de l'âge, et demande plus de courage qu'un usage infantile (passif). Aussi n'est-ce pas à la modernité qu'il faut imputer la médiocrité fréquente de nos choix, mais à la liberté elle-même, qui comporte toujours la possibilité d'en user bassement. La responsabilité de la société (ou de l'Etat) est de rendre possible un bon usage de la liberté : mais il revient ensuite à chacun, s'il le désire, de transformer cette possibilité en réalité.

Cela ne signifie pas que l'aliénation n'existe pas :mais elle est d'abord le fait de ceux qui, faute de moyens matériels ou intellectuels, ou faute de temps, sont condamnés à subir leur vie. (A suivre).

Objection 6 : l’aliénation (suite)

Ainsi, deux erreurs corrélatives sont à éviter. La première consiste à croire que les progrès techniques et économiques, associés à l'instruction, en libérant du temps, entraîneront automatiquement un progrès culturel et moral . La seconde, inversement, consiste à utiliser le fait de la médiocrité culturelle ou morale pour contester la valeur ou la nature des progrès matériels (théories de l'aliénation). L'une surestime le pouvoir de ces progrès, l'autre le sous-estime. Toutes deux méconnaissent que ce qui est déterminant, en dernière instance, c'est l'usage que les hommes, libérés par les progrès matériels et l'instruction, font de leur liberté : or, par définition, un usage positif de la liberté n'est jamais assuré.Cela revient encore à dire que la société n'a pas d'obligation de résultats mais simplement de moyens à l'égard des hommes (du moins des adultes). Elle doit mettre à leur disposition les moyens sans lesquels le pouvoir sur sa vie est vide de sens, mais elle ne peut ni ne doit faire plus, puisque ce sont des adultes : elle ne peut notamment leur imposer des fins, aussi sublimes soient-elles.

Cette idée d'une responsabilité des adultes dans l'usage qu'ils font de leur liberté n'est pas soutenue ici pour des raisons métaphysiques (bien qu'il ne soit pas inconcevable que l'homme possède un certain pouvoir d'autodétermination) mais pour une raison politique : parce qu'elle est au principe même de la démocratie. En effet, la principale différence entre les régimes autoritaires et le régime démocratique peut être exprimée de la façon suivante : les premiers nient qu'il y ait une différence fondamentale entre les enfants et les adultes et considèrent que, de même que les enfants doivent être dirigés par leurs parents, les peuples doivent être dirigés par leurs chefs, les adultes n'étant somme toute que de grands enfants. La démocratie repose, elle, au contraire, sur la distinction entre l'enfant et l'adulte. Son principe est que, dans la vie d'un homme, il existe un moment décisif où, ayant atteint un certain âge (l'âge de la majorité), il devient capable de se prendre en charge lui-même, et n'a donc plus à être protégé ni dirigé par ses parents Cette distinction enfant/adulte comme fondement de la démocratie est exprimée chez Rousseau de la façon suivante : " Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître. " Et c'est justement parce qu'à partir d'un certain âge l'homme devient son propre maître qu'on ne peut le soumettre à une autorité politique quelconque sans son consentement… Tel est aussi le sens de l'article premier de la Déclaration de 1789 " Tous les hommes naissent libres et égaux en droit ". La formule est elliptique et philosophiquement trompeuse : elle ne signifie pas que l'homme est libre dès sa naissance, mais que, dès ce moment, il possède en lui la possibilité, grâce au développement de sa raison, de devenir libre un jour, c'est-à-dire capable de se gouverner lui-même. Locke écrit : "Ainsi nous naissons libres, aussi bien que raisonnables, quoique nous n'exercions pas actuellement notre raison et notre liberté. L'âge qui amène l'une amène aussi l'autre " Un tel homme on ne peut le commander comme s'il était encore un enfant, ni même un grand enfant, c'est-à-dire sans son consentement, sans l'associer à l'exercice du pouvoir, ce qui est la définition de la démocratie (et c'est aussi pourquoi l'idée d'introduire la démocratie à l'école, en niant la singularité de l'adulte est en vérité antidémocratique). Si l'on rejette comme illusoire la distinction enfant/adulte, la différence entre la démocratie et les autres régimes politiques cesse d'être fondamentale et la démocratie n'est plus qu'un mode parmi d'autres de gestion des ensembles humains.

En revanche, si l'on accorde un sens à cette distinction, il en résulte que chaque adulte, (dès lors encore une fois qu'il a été éduqué et possède un minimum de moyens matériels et de temps), doit être considéré comme responsable de ce qu'il fait de son existence et qu'on ne saurait, comme le font certains sociologues, imputer directement la manière dont les hommes conçoivent et organisent leur vie à leurs conditions d'existence. Des conditions analogues d'existence peuvent être le point de départ de vies tout à fait différentes. Il y a par exemple plusieurs manières d'user de sa prospérité : soit pour essayer d'augmenter sa richesse (en spéculant par exemple), soit pour se mettre à l'abri du besoin; ou encore pour consommer plus, ou au contraire pour mener une vie libérée de l'obsession de la consommation ; pour sculpter sa propre statue ou pour s'occuper des autres (par l'engagement politique ou humanitaire) etc. C'est cette liberté qui fait d'ailleurs la valeur essentielle de la richesse (et non les possibilités de consommation). Ce qui compte donc pour analyser une société, ce sont avant tout les conditions (matérielles et non matérielles) d'existence qu'elle offre à ses membres, à charge pour ces derniers, si elles sont correctes, d'en faire le meilleur usage possible (ce qui n'est nullement assuré). Quand une société offre à chacun les moyens nécessaires à une existence sensée, elle a rempli son contrat. Nos sociétés occidentales n'ont pas si mal rempli ce contrat.

Note: éducation et instruction

Dans le dispositif chargé de fournir à l'homme des sociétés modernes les moyens d'une vie non aliénée, c'est-à-dire un pouvoir réel et non simplement formel sur son existence, l'éducation occupe une place particulière. Le sens n'étant plus donné avec l'existence, comme dans les sociétés traditionnelles, c'est l’éducation qui met chacun en mesure de construire ce sens par lui-même et pour lui-même. Education des enfants et des adolescents à l'autonomie, elle s'interdit d'imposer un sens particulier à l'existence humaine (principe de laïcité) , mais s’attache à leur fournir les instruments nécessaires à la construction d’une vie sensée, en particulier un langage plus large que le seul langage utilitaire ( grâce notamment à l’enseignement de la littérature, de la poésie et de la philosophie).

On peut même penser, comme Eric Weil, que, dans les sociétés modernes, le problème appelé à devenir le problème principal est le problème de l’éducation. Pas simplement celui de l’instruction qui concerne la formation de l’homme comme travailleur, mais celui de l’éducation qui concerne au contraire l’homme en tant qu’il est aussi autre chose qu’un travailleur. En effet au fur et à mesure que les problèmes matériels seront résolus (notamment grâce aux progrès de l’instruction) le problème du sens de l’existence humaine se posera de manière toujours plus aiguë. Tant que l’essentiel du temps des hommes doit être consacré à la production des moyens nécessaires à leur vie biologique, le problème du sens de l’existence est comme en sommeil ; dès lors que les hommes disposent de temps libre (et pas simplement libéré) ils ne peuvent manquer d’être confrontés à la question de son utilisation, et c’est là que l’éducation est convoquée. Weil donne le nom d’ " ennui " au sentiment de vide que peut facilement éprouver l’homme affranchi de la contrainte du besoin, et insiste sur le risque de violence qu’un tel sentiment est capable d’entraîner : " la violence est le seul vrai passe-temps ", violence contre les autres ou contre soi (suicide, drogue...) Seule l’éducation est en mesure d’aider les hommes à donner un contenu à leu liberté. Nous retrouvons là le problème fondamental de la philosophie grecque, mais sur une bien plus grande échelle : " Que cherchaient les philosophes tels que Socrate, Platon et Aristote, sinon un contenu pour la vie de l’homme libre, de l’homme qui n’était pas contraint de travailler pour vivre, ni de combattre la nature avec ses propres mains ? " La philosophie grecque pourrait bien retrouver une actualité étonnante dans nos sociétés développées.

l'esprit critique

Il reste à essayer de comprendre d'où provient la dénégation généralisée de la grandeur des sociétés modernes. Plusieurs causes ont été évoquées au cours des pages antérieures, mais elles sont contingentes. L'origine principale de cette attitude réside dans la dénaturation de l'esprit critique. Dénaturation d'autant plus grave qu'aujourd'hui l'esprit critique n'est plus le monopole de cercles restreint d'intellectuels mais concerne l'ensemble du corps social. Cet élargissement social de l’esprit critique est en soi un immense progrès, mais il donne à chacun des responsabilités nouvelles.

L'esprit critique fut l'une des sources principales des progrès réalisés dans les sociétés occidentales. Or, il est devenu une sorte de poison. Ainsi, dans un livre récent, Marcel Gauchet explique qu'il faut en finir avec la pratique de la critique radicale ( entendu dans son acception ordinaire, c’est à dire par opposition à une critique modérée ou nuancée ) si l'on veut conserver quelques chances de comprendre le monde profondément nouveau dans lequel nous sommes entrés depuis une trentaine d'années. L'inertie intellectuelle nous pousse à maintenir nos schémas de pensée bien qu'ils aient perdu leur pertinence (la réalité ayant changé) et cette tendance est d'autant plus forte que ces schémas étaient plus pertinents : il en est ainsi notamment des catégories marxistes qui ont longtemps permis une description correcte du capitalisme et, du même coup, contribué à sa transformation, ce qui les a rendues obsolètes sans empêcher pour autant leur persistance.

Mais ce qui fait surtout le danger de la critique radicale, c'est qu'elle est devenue le principal obstacle à la perception de ses propres victoires : la nouveauté du monde actuel réside, entre autres choses, dans le fait que la plupart des grandes revendications de la critique radicale, du moins dans nos sociétés, y ont été satisfaites (jusqu'au Pacs et à la CMU): " le vrai événement du XX° siècle , c’est le fait que la société a réussi un exploit sans pareil, l’abolition pratique de tous ces maux contre lesquels l’ancienne gauche s’était révoltée. Au niveau physique, au niveau moral, au niveau des discriminations " (Peter Sloterdijk). Or les tenants de la critique radicale semblent toujours ne pas s’en rendre compte !

Pour dire les choses autrement : ou bien l'esprit critique a été doué d'efficacité historique et, après deux siècles d'exercice, on doit pouvoir en observer les effets positifs ; ou bien on considère qu'aucun progrès véritable ne s'est produit au cours de ces siècles (à cause du capitalisme) et il convient d'être cohérent et de réexaminer sa valeur !

L'esprit critique (suite)

Cette dénaturation de l'esprit critique prend des formes diverses :

En premier lieu celle de l'identification de l'intelligence ou de la perspicacité avec la capacité de subversion. On considère aujourd'hui pour ainsi dire officiellement que la perspicacité est proportionnelle à la faculté de dénoncer voire de dénigrer : être subversif est devenu une qualité vantée tant dans les médias qu'à l'école ; cela n'a pas toujours été le cas ; ce n'était pas encore le cas il y a une quarantaine d'années. C'est cet esprit critique dénaturé en esprit de critique systématique qui rend aveugle à certaines évidences ; qui, par exemple,a empêché Pierre Bourdieu (en dépit de sa clairvoyance sociologique) et de nombreux autres d'apercevoir le rôle décisif joué par la télévision aux côtés de l'école dans la stigmatisation des idées racistes (la télévision s'est mise au service de l'antiracisme avec plus de ferveur et d'opiniâtreté que les évangélistes au service de Jésus Christ !) C'est encore cet esprit qui nous a fait croire que la France avait cédé au Front National aux élections présidentielles de 2002 alors qu'elle l'a repoussé à plus de 80% ou qu'elle avait été anti-dreyfusarde alors qu'au nom de la justice et de la vérité elle avait désavoué son armée. On pourrait multiplier à l'infini les exemples de cet aveuglement… L'esprit critique véritable comprend aussi la faculté d'admirer : privé de celle-ci il n'est plus que l'ombre de lui-même. Cette faculté nous fait cruellement défaut aujourd'hui. Il faudra peut-être réintroduire des exercices d'admiration pour guérir notre intelligence et notre perception, pour restaurer notre capacité de voir non seulement les défaillances mais aussi les réussites.

Une seconde forme de dénaturation de l'esprit critique est ce qu'on pourrait appeler la compulsion démystificatrice : "le goût qui s'attache toujours aux discours catastrophiques sur la tyrannie cachée au cœur de processus apparemment émancipateurs " (Alain Renaut) ; ou encore la pratique du soupçon intellectuel systématique : ainsi de Jean-Claude Milner découvrant dans la lutte menée en Europe contre l'antisémitisme une manière d'en finir… avec les juifs ! Ce qui n'est sans doute pas complètement faux, ne serait-ce qu'en raison de l'ambiguïté constitutive des motivations humaines, mais ce qui ne serait vrai que s'il était établi que tel est le sens dominant de cette lutte, ce dont on peut douter. En tout cas on aura compris qu'aucun progrès ne peut résister à cette compulsion démystificatrice.

En troisième lieu, la plupart du temps, pour évaluer nos sociétés, on les confronte à l'idée qu'on peut se faire d'une société idéale : cette méthode ne peut faire apparaître que les défaillances et elles ne manquent pas ; mais pourquoi ne pas procéder également à des confrontations avec le passé et avec les autres pays du monde, tous les autres pays du monde ? Les premières nous permettraient d'apercevoir les nombreux progrès réalisés au cours du XXe siècle, en dépit des deux guerres mondiales ; les secondes seraient encore plus éclairantes en mettant en évidence, par contraste, la réussite exceptionnelle (pas simplement sur le plan matériel) des sociétés occidentales.

Il faut également relever le goût pour le catastrophisme lui-même, dans la mesure où il est plus flatteur socialement et surtout sans risque : si la catastrophe se produit, c'est que nous avions raison ; si elle ne se produit pas, nul ne nous tiendra rigueur de l'avoir annoncée : comment pourrait-on reprocher à quelqu'un une catastrophe qui n'a pas eu lieu? Que de catastrophes annoncées qui ne se sont pas produites ! Et, à côté d'elles, combien d'autocritiques pour catastrophisme indu ? L'optimisme est plus risqué: si les choses tournent mal on ne vous pardonnera pas.

Il faut compter également avec la dramatisation des alternatives : comme si tout choix était crucial ! Comme si, dans chaque cas, une seule solution était bonne, l'autre mauvaise ! Après tout, les deux pourraient être bonnes (plusieurs chemins peuvent mener au même endroit) ; l'une simplement un peu meilleure que l'autre ; les deux mauvaises. La dramatisation des enjeux, en instaurant un climat de guerre permanente, ne contribue pas à une perception nuancée du réel.

Terminons avec l'outrance verbale systématique qui élimine toutes les nuances : un grand avocat qualifie nos prisons de " moyenâgeuses ". Elles ne sont sans aucun doute pas très brillantes et leur réforme s’impose d’urgence. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que pendant très longtemps les prisons étaient telles que beaucoup de détenus mettaient tout en oeuvre pour être envoyés au bagne !

Nos sociétés méritent d'être analysées avec plus de précision.

Que dire à la jeunesse?

Conclusions

Pourquoi avoir écrit ce texte ? D'abord et surtout par souci de ce qui me semble être la vérité, à savoir que jamais les hommes en si grand nombre n'ont été aussi libres (maîtres de leur vie) que dans nos sociétés modernes. Cette embellie n'est peut-être pas définitive : le progrès n'est ni nécessaire ni irréversible, et il n'est donc nullement impossible qu'une récession économique ou qu'une catastrophe écologique nous privent, éventuellement dans de très brefs délais, de notre bien-être. Il n'empêche que celui-ci aura existé.

Ensuite parce que continuer de nier cette réussite et affirmer que nos sociétés sont le règne de l'inhumanité et de l'injustice est non seulement une erreur mais une faute : à l'égard de la jeunesse. Ces affirmations erronées sinon mensongères ne peuvent que contribuer à la désespérer. Karl Popper écrit: " Tous les jours j'entends gémir et pester contre le monde prétendument exécrable dans lequel nous vivons. J'estime que la diffusion de ces mensonges est le plus grand crime de notre temps parce que c'est une menace pour la jeunesse que l'on veut priver de son droit à l'espoir et à l'optimisme " (1988).

Il vaudrait mieux rappeler aux jeunes gens scolarisés, c'est à dire presque à tous, que leur présence dans une salle de classe n'est le fait ni de la nature ni du hasard ; qu'il y a trente ou quarante ans, la grande majorité d'entre eux n'auraient pas été là, mais en apprentissage ou au travail. Derrière le collège unique et le lycée actuel il y a le travail de plusieurs générations qui ont enrichi notre pays et lutté pour que cet enrichissement profite à tous. Un tel rappel n'est pas destiné à les charger d'une dette, mais au contraire à leur faire percevoir qu'ils appartiennent à un monde en construction et qu'ils auront eux-mêmes le moment venu la charge, qui est aussi une chance, de poursuivre cette construction pour les générations à venir. On accueille mieux les jeunes gens parmi nous en leur disant que le monde a besoin d'eux, de leur travail, de leurs efforts, de leur créativité, plutôt qu'en leur tenant un discours désespérant et caricatural sur la " société actuelle ", ou en ne leur disant rien du tout. Je repense aux paroles adressées, dans La Montagne Magique, par le professeur Settembrini au jeune ingénieur, Hans Castorp, pour l'exhorter à quitter le sanatorium de haute Suisse où il s'attarde inutilement : " Ce n'est qu'au plat pays que vous pouvez être européen, combattre activement la douleur à votre manière, favoriser le progrès, utiliser votre temps. Je vous ai parlé de la tâche qui m'incombe pour vous faire souvenir, pour vous rendre à vous-même, pour redresser vos conceptions qui apparemment commencent à se brouiller sous des influences atmosphériques. J'insiste auprès de vous: ayez de la tenue ! Soyez fier et ne vous égarez pas au milieu de ce qui vous est étranger " (Thomas. Mann).

Pour un nouvel esprit critique

Le doute permanent de nos sociétés sur leur(s) propre(s) valeur(s) n’est pas simplement funeste pour les nouvelles générations, il finit aussi par constituer un obstacle majeur à l'intégration des immigrés : comment pourraient-ils adhérer à un pays aussi convaincu, bien qu'à tort, de sa bassesse ? Comment pourraient-ils ne pas préférer s'identifier à d'autres modèles pourtant plus discutables ? Comme le dit Claude Lévi-Strauss, " L'assimilation des immigrés ne poserait pas de problème majeur si, dès l'école primaire et après, notre système de valeurs apparaissait à tous aussi solide, aussi vivant que par le passé ".

Si la pratique de la critique radicale ou révolutionnaire a eu sa pertinence et une efficacité historique incontestable, elle est aujourd'hui devenue obsolète et ne peut donc plus contribuer aux progrès qu'il reste pourtant à faire, en priorité pour résorber la pauvreté et le chômage. Plus précisément, elle aura joué un rôle paradoxal : malheur absolu dans les pays où son projet révolutionnaire lui a permis d’accéder au pouvoir (comment peut-on continuer à souhaiter la révolution après un siècle d'expériences désastreuses pour les peuples qui devaient en profiter ? ) et chance là où il a échoué. La critique radicale fut en effet pertinente et progressiste tant que le capitalisme signifia pour la grande majorité des hommes déracinement, exploitation et misère (c'est cette époque que Marx a magistralement décrite); elle contribua puissamment à sa réforme et même à la possibilité d'en faire un instrument de progrès. Depuis qu'à la faveur de ces transformations la grande majorité des hommes de nos pays ont acquis une maîtrise au moins partielle de leur existence, elle n'est plus fondée et constitue plutôt un obstacle au progrès (ainsi, il y a quelques temps, le mouvement des enseignants contre la réforme des retraites a-t-il échoué non pas en dépit de sa radicalité mais à cause d'elle, puisqu'elle les a empêchés de se battre pour des contreparties concrètes, visant par exemple à améliorer les fins de carrière en valorisant l'expérience professionnelle). Cette société nouvelle d'hommes qui ont " autre chose à perdre que leurs chaînes " appelle un esprit critique nouveau.

Se réconcilier avec soi.

Le doute que nous avons sur nous-mêmes a encore une autre source. La République en France s'est constituée contre des siècles de royauté. Cela, n'a pas facilité le rapport des républicains à la France, puisqu'ils n'ont pu l'aimer qu'en rejetant son passé La royauté ou plutôt la monarchie a sa part de responsabilité. Simone Weil explique comment à partir de Charles VI les rois de France se sont conduits en despotes provoquant " au plus profond de ce peuple une haine refoulée et d'autant plus amère à l'égard du roi; haine dont la tradition ne s'éteignit jamais ". Mais les révolutionnaires de 89 ont peut-être aussi leur part de responsabilité qui n'ont pas su se réclamer du passé de la France : " Et pourtant la Révolution avait un passé dans la partie plus ou moins souterraine de l'histoire de France " (notamment tout ce qui avait un rapport à l'émancipation des serfs, aux libertés des villes, aux luttes sociales...) Au lieu de cela les révolutionnaires ont préféré faire table rase. Dès 1790 l'Irlandais Edmund Burke les met en garde en écrivant à un correspondant français : " Vous avez préféré agir comme si vous n'aviez jamais constitué une société ni formé un ordre civil, et qu'il fallait tout refaire à neuf. Vous avez mal commencé parce que vous avez commencé par mépriser tout ce qui vous appartenait. " Il fallait se réclamer des anciens privilèges qui, quoique suspendus, n'étaient pas effacés de la mémoire ; il fallait se réclamer d'un héritage, de droits hérités et non de droits abstraits. Selon Burke, il en allait surtout de la solidité de la construction. Mais au-delà il en allait du rapport des Français à leur patrie, de leur patriotisme " fondé, non sur l'amour du passé, mais sur la rupture la plus violente avec le passé du pays " (S.Weil) . Hugo, Péguy et d'autres sans doute avaient perçu le danger et tenté d'y remédier: c'est le sens d'une œuvre comme " Quatre vingt treize ". Vainement. Plus de deux siècles après nous sommes toujours tributaires de cette naissance de la République en France (la colonisation n'a pas contribué à arranger les choses). Quand sortirons-nous de cette ambivalence ? Quand nous réconcilierons-nous avec nous-mêmes, non pas pour tomber dans un patriotisme aveugle, mais pour être capable d'apercevoir plus lucidement nos qualités et nos défauts?

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Commentaires
Z
Bonjour à vous toutes et tous et merci de vos amabilités et compréhensions. Nous sommes des anciens membres sacrifiants d’une ex organisation secrète> d’un parti de la résistance marocaine crée en 1954 pour combattre le colonialisme qui avait exilé notre père spirituel S.M le sultan Mohamed ben Youssef que le bon DIEU l’habite dans le paradis Elfardaous ainsi la liberté du royaume du Maroc .Nous avions gardé un secret d’une grande souffrance très douloureuse et pénible alors que nous sommes que des mineurs sans les 21 ans.En1956 après le retour du sultan à son trône , la liberté du royaume et la création du premier gouvernement, nous étions récompensés d’une souffrance cicatrisée par des tortures qui avaient marquée toutes nos vies , subit des bourreaux du commissariat du 7eme arrondissement au derb Elbaladia à la nouvelle midina..C‘était plus atroce,plus pénibles et plus dure qui, dépassent les tortures de la gestapo en Allemagne en 1945. Nous étions les premières victimes opprimées d’un premier gouvernement marocain.Nous et nos camardes de l’organisation >nous étions les cibles des kidnappings,des assassinats,des disparussions,des arrestations à tord et des emprisonnements sans condamnations ni jugement les transferts de prison en prison.C’était l’ordre d’un comité exécutif d’un parti politique unique et autoritaire en 1956 rien que pour s’emparer du pouvoir.Le jour ou S.M feu roi Hassan deux que Dieu le loge dans ses vaste paradis, avait adormé l’ouverture du bureau du droit de l homme , nous avions cru qu’une fenêtre d’espoir est ouverte pour nous demandions une justice ; aussi que la grande joie c’était le jours ou sa majesté le roi sidi Mohamed six que dieux le glorifié , avait annoncé la création du bureau de l’instance équité et réconciliation . Nous avions imaginé que nos dossiers déposés en 2004/2005 seront pris en consécration puis que nos sommes des libérateurs dans un pays de liberté et de justice. Presque 54 ans de silence , d’attente et des isétations que le journal confidentiel de notre organisation « monadamat abnaa Mohamed elkhamis » était fermé dans un terroir en attendant sa sortie pour voir la lumière. En 2007 nous l’avions transformé en un ouvrage de 32 chapitres et 165 pages son titre est Les Evénements Choc de 1947- 52-53-54-55-56ou les jours ambigus de 1956 .Avant qu’il soit édité, publié et imprimé par la maison d’édition LULU.com à Londres en Angleterre, nous avions confié un exemplaire à un cadre administratif du C.C.D.H à Rabat qui l’avait confisqué sans aucune raison .C’est pourquoi nous avions lancé des appels de secours .S.O.S à tous les bureaux des défendeurs et les observateurs qui soutiennent les droits des opprimés pour pouvoir obtenir une justice.<br /> émail
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